La laïcité, qui est le principe garantissant aux citoyens leur liberté de croyance et de culte, s’est vue dévoyée ; elle est désormais utilisée pour creuser une frontière entre deux catégories de citoyens
À Nice, moins d’un mois après l’attentat terroriste revendiqué par l’État islamique sur la promenade des Anglais qui a tué 86 personnes, c’est un curieux arrêté qu’a pris le maire, à l’instar d’autres municipalités de la Côte d’Azur, interdisant le port du burkini. Cet arrêté cible le vêtement de plage qu’une petite partie de femmes musulmanes portant le foulard adoptent à la plage.
Le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) associé à la Ligue des droits de l’homme (LDH), qui ont jugé l’arrêté discriminatoire et liberticide, ont saisi le tribunal administratif de Nice pour l’annuler. Cette tentative a échoué et le tribunal administratif a validé une seconde fois l’interdiction du burkini sur les plages de Cannes le 13 août, et de Villeneuve-Loubet le 22 août, considérant la mesure « nécessaire, adaptée et proportionnée » étant donné le climat post-attentat régnant dans la région.
C’est auprès du Conseil d’État, la plus haute juridiction administrative du pays, que vont se retourner les deux organisations de défense des droits humains. Jeudi 25 août, le Conseil d’État suspend l’arrêté de Villeneuve-Loubet. Son ordonnance confirme la dimension liberticide d’une telle interdiction : « L’arrêté litigieux a […] porté une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales que sont la liberté d’aller et venir, la liberté de conscience et la liberté personnelle ».
Sous forme de sédition, plusieurs maires désavouent la décision du Conseil d’État en refusant d’appliquer la suspension des arrêtés « anti-burkini ». Cette rébellion illustre à elle seule la volonté politique de certain(e)s élu(e)s de transformer les lois qui garantissent le vivre-ensemble en France, même lorsque la plus haute juridiction administrative du pays alerte sur le danger de privation de droits fondamentaux que la mesure entraîne.
Le hiatus est tel que les tenants d’une laïcité dévoyée s’opposent radicalement aux textes fondateurs du droit français.
La nécessité de la neutralité religieuse
Ainsi, l’article 2 de la Constitution française assure l’égalité devant la loi sans distinction d’origine, de race ou de religion, et elle respecte toutes les croyances. L’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 assure la liberté des opinions, même religieuses.
La loi de séparation des Églises et de l’État de 1905 stipule quant à elle que : « La République assume la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes […] ». Le principe de laïcité évoqué dans cette loi énonce une neutralité forte de l’État vis-à-vis des Églises et des cultes. Or un siècle plus tard, la laïcité est devenue dans les discours politiques la nécessité de la neutralité religieuse des citoyens dans l’espace public.
Jamais la laïcité n’est invoquée avec autant de véhémence et de fougue que lorsqu’il s’agit de neutraliser la visibilité des citoyennes françaises de confession musulmane.
Cet épisode burkinesque fait écho à une affaire similaire datant de 1989 et communément appelée « l’affaire des foulards de Creil ». En octobre 1989, le chef d’établissement du collège Gabriel-Hafez à Creil refuse l’entrée de trois collégiennes portant le foulard. Le ministre de l’Éducation nationale d’alors, Lionel Jospin (Parti socialiste), décide la saisine du Conseil d’État pour régler le contentieux.
Le conseil des Sages (surnom du Conseil d’État) observe alors que le port du foulard n’est pas incompatible avec le principe de laïcité.
Insatisfaits par la conclusion du Conseil d’État, plusieurs élu(e)s maintiennent leur volonté de recourir à une loi pour empêcher le port de signes religieux, en particulier le foulard, défendant une vision de la laïcité « excluante ». C’est ce qui a mené au vote de la loi du 15 mars 2004, sous la présidence de Jacques Chirac (RPR), qui interdit le port de signes religieux ostentatoires dans les établissements scolaires.
L’histoire nous permet d’avoir un autre regard sur l’actualité. Ce qui ressemble de près à « l’affaire des foulards de Creil », aussi bien dans les arguments que dans la panique morale avec laquelle elle se manifeste, laisse présager d’une « affaire du burkini » qui imposera une exclusion et une stigmatisation croissantes pour les fidèles musulmanes au nom d’un principe, la laïcité, pourtant censé protéger leur liberté de pratiquer leur religion.
« Interdit aux chiens et aux juifs »
Comme il y a douze ans, la stigmatisation des femmes musulmanes voilées induit des heurts, des actes islamophobes et le sentiment que la parole raciste est légitime pour ceux qui la tiennent.
Ainsi, samedi 27 août, une vidéo soulève l’indignation : deux femmes se sont vues expulsées d’un restaurant de Tremblay-en-France (93) par le patron qui leur a tenu des propos racistes : « Tous les musulmans sont des terroristes. » Rhétorique empruntée à l’extrême-droite, mais en ces temps d’amalgames et d’état d’urgence, de la gauche à l’extrême-droite, les discours identitaires se ressemblent. Le parquet du tribunal de Bobigny a ouvert une enquête pour discrimination raciale.
La laïcité, qui est le principe garantissant aux citoyens leur liberté de croyance et de culte, s’est vue dévoyée ; elle est désormais utilisée pour creuser une frontière entre deux catégories de citoyens – les légitimes, qui peuvent jouir du droit commun, et les illégitimes, qui sont renvoyés à un droit spécifique – en dépit d’une République une et indivisible.
Depuis l’affaire de Creil, une législation spécifique s’applique aux citoyennes musulmanes voilées : interdiction du port de signes ostentatoires dans les établissements scolaires, interdiction du port du niqab dans l’espace public, proposition de loi pour interdire aux assistantes maternelles musulmanes le port du foulard à leur domicile pendant la garde des enfants, interdiction faite aux mères portant le foulard d’accompagner les élèves en sorties scolaires, et maintenant, interdiction du port du burkini sur les plages.
Ce qui se passe en France est grave et dangereux. La classe politique est en train d’isoler et de stigmatiser une partie de la population française en raison de sa foi.
Le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme le confirme d’ailleurs dans un communiqué : « Ces décrets n’améliorent pas la situation sécuritaire ; ils tendent au contraire à alimenter l’intolérance religieuse et la stigmatisation des personnes de confession musulmane en France, en particulier les femmes ».
L’Union juive des Français pour la paix (UJFP), sous la plume de Michèle Sibony, n’hésite pas, pour sa part, à comparer les logiques d’exclusion des musulmanes voilées d’aujourd’hui à celles qui s’appliquaient aux juifs dans une France antisémite assumée. L’interdiction d’entrer dans des espaces publics réactualise les écriteaux qui indiquaient « Interdit aux chiens et aux juifs » jadis placés aux portes de cafés et restaurants ou de parcs publics. Tous les principes invoqués par les élus, tels que la provocation ou la protection des autres femmes face au prosélytisme islamique ou l’ordre public, n’y feront rien. Ce qui se passe en France est une ségrégation sexiste et islamophobe qui se donne bonne conscience.
Devenir invisibles
Exclues, humiliées, comparées à des esclaves « nègres » consentant à « leur esclavage » par la ministre aux Droits des femmes, Laurence Rossignol, associées à des militantes de l’islam politique ou à l’islamisme par le Premier ministre Manuel Valls, les femmes racisées – et leur corps – sont au centre de toutes les polémiques en France. Il s’agit là d’un aveu d’échec de l’utopie égalitariste de la patrie des droits de l’homme qui n’a pas tenu ses promesses et n’a pas appliqué ses principes.
Ni liberté, ni égalité, ni fraternité : les gouvernements successifs français ont maintenu les minorités religieuses et ethniques dans l’altérité et l’illégitimité nationale. C’est à l’État de mettre en œuvre les mesures nécessaires pour plus d’égalité, et non pas aux citoyens de prouver individuellement leurs aptitudes à pouvoir jouir du droit commun ou de s’intégrer. S’intégrer à qui, à quoi, quand les intéressée(e)s vivent en France depuis plusieurs générations ?
La dérive identitaire qu’illustre l’affaire du burkini est un déni de démocratie qu’il faut condamner. La laïcité n’est plus, elle a été enterrée lorsque les élu(e)s qui la brandissent le font pour exclure, stigmatiser et dénier les droits qu’elle est censée protéger.
La laïcité, qui est devenue une notion vague utilisée pour demander aux femmes de se rendre invisibles, est le nouvel étendard d’une pureté nationale qui ne dit pas son nom. C’est ce qui se cache aujourd’hui derrière le mot laïcité.
– Hanane Karimi est sociologue et doctorante en sociologie à l’Université de Strasbourg, laboratoire Dynamiques européennes. Sa thèse porte sur l’« agency » de femmes françaises musulmanes dans le contexte de la « nouvelle laïcité ». Elle est titulaire d’un master en Éthique (CEERE-France). Diplômée du Yale Bioethics Center, elle dispense des formations en éthique médicale transculturelle ainsi qu’en laïcité. Hanane Karimi est également une militante féministe et antiraciste.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des manifestants brandissent des pancartes, dont l’une affirme « l’islamophobie n’est pas la liberté », devant l’ambassade de France à Londres la semaine dernière lors de la manifestation « Wear what you want beach party » visant à protester contre l’interdiction des « burkinis » sur certaines plages de France et exprimer leur solidarité envers les musulmanes (AFP).