Race, classe et genre : l’intersectionalité, entre réalité sociale et limites politiques

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Race, classe et genre : l’intersectionalité, entre réalité sociale et limites politiques

par Houria Bouteldja, membre du PIR

Cette intervention dans son intégralité a été présentée pour la première fois à l’université de Berkeley le 17 avril 2013, au département d’études ethniques, une seconde fois, le 8 juin 2013 au sein du Réseau de Travail 24 de l’Association Française de Sociologie (AFS) « Genre, classe, race. Rapports sociaux et construction de l’altérité » et une troisième fois dans le cadre de l’école d’été de Grenade consacrée à la pensée critique islamique et aux luttes décoloniales, le 21 juin 2013. Une précision cependant : une partie de cette communication a été présentée au 6ème congrès international de recherches féministes à Lausanne en août 2012.

la rédaction

Je voudrais remercier l’université de Berkeley et en particulier le département d’études ethniques pour cette invitation qui me fait honneur.

Avant d’aborder cette notion d’intersectionalité, je voudrais clarifier un point. Je ne parle pas ici à partir d’un point de vue culturaliste, religieux ou identitaire. Je parle d’un point de vue matérialiste et décolonial. J’insiste sur ce point, car en France, exprimer un point de vue critique de l’universalisme blanc est immédiatement interprété comme culturaliste, particulariste. Pour illustrer ce propos, voici un exemple qu’on m’a rapporté récemment : Eric Fassin, sociologue engagé qui travaille sur la politisation des questions sexuelles et raciales (et que certains connaissent ici à Berkeley), a déclaré lors d’une journée d’étude « Au-delà du mariage » consacrée à l’égalité des droits et à la critique des normes que mon intervention dans le débat [

Ceci était une brève introduction, je vous propose maintenant d’entrer dans le vif du sujet. Que signifie pour nous, Indigènes de la république, la notion d’intersectionalité, et surtout quelle est son utilité politique, pourquoi devons-nous nous y intéresser ? J’ai identifié 6 raisons :

   1/ La première raison est que ce concept est née de la conscience en luttes des femmes noires et qu’il existe une communauté d’expérience entre l’ensemble des femmes of color des Etats-Unis et d’Europe. On ne saurait investir ou discuter cette notion sans d’abord rendre hommage aux feminists of color ou au black feminism à qui l’ont doit un travail théorique magistral et qui souvent est récupéré par les milieux académiques qui le dépolitise, le neutralise et le réduise à un objet de recherche. Je considère que si cette notion théorique est née des entrailles des luttes des femmes noires en milieux raciste, c’est que ces théories sont valides à priori et qu’il n’est pas nécessaire d’attendre leur validation par leur corps académique blanc pour s’en convaincre. Cela dit, je dois confesser que je ne connais pas suffisamment bien les luttes des femmes noires aux Etats-Unis pour savoir comment à partir de ce concept elles ont mené leurs luttes politiques, c’est-à-dire comment elles ont articulé les oppressions à l’intérieur de leurs organisations. C’est pourquoi, je ne vais aborder cette question que située dans le contexte français.

    2 / Parce qu’en tant qu’organisation politique, on se doit de penser la condition des populations qui constituent notre base sociale potentielle : les sujets coloniaux en France. Parmi les indigènes, la moitié sont des femmes (et il y a une oppression de genre), la majorité est pauvre et discriminée (et il y a une oppression de classe), il y a des homosexuels (même si la plupart ne sont pas déclarés).

    3/ Parce que les femmes arabes, noires, musulmanes, pour ne prendre que l’exemple du genre, subissent l’oppression de deux patriarcats (celui des Blancs à travers les institutions et le pouvoir, celui des indigènes à travers le maintien et/ou la recomposition des structures patriarcales traditionnelles). Les deux patriarcats ont de nombreux traits en commun mais ils ont aussi des intérêts contradictoires. J’y reviendrai.

    4/ Parce qu’il y a un féminisme blancs et des mouvements LGBT eurocentriques et hégémoniques. Le féminisme blanc, les mouvements LGBT tout comme le patriarcat blanc ou le mouvement ouvrier blanc peuvent se rendre complices de politiques réactionnaires et racistes pour la préservation de leurs privilèges et intérêts blancs.

    5/ Parce que le féminisme et le mouvement LGBT peuvent être instrumentalisés par le pouvoir indépendamment des positions politiques de ces mouvements qui, certains, sont antiracistes et anticolonialistes.

    6/ Pour des raisons stratégiques : lorsqu’on est une organisation politique, on se doit de penser les alliances potentielles. Comme la probabilité de trouver ses alliés à gauche et évidemment plus forte que de les trouver à droite, nous sommes tenus de penser la question de classe, de genre et d’orientation sexuelle et d’y trouver des réponses ou du moins des pistes car la gauche blanche, même si j’ai beaucoup de doute sur son anti sexisme réel s’est appropriée le féminisme comme identité et que ces identités (anticapitaliste, antisexiste, antihomophobie) sont posées comme condition pour d’éventuelles alliances. Or l’indigène est précisément le sujet politique le plus suspect de sexisme et d’homophobie car ses origines culturelles (qu’elles soient d’Afrique noire, du Maghreb ou des Antilles) sont jugées rétrogrades et contraire au progrès.

Voici ainsi énumérées les raisons qui font que la question des oppressions croisées – et donc de l’intersectionalité – nous concerne, nous Indigènes de la république.

Je dois admettre que la conscience de l’intersectionalité en milieux blancs, notamment chez les féministes, est indéniablement un progrès. Je me réjouis sincèrement de l’avancée de cette conscience des oppressions croisées et salue toutes les initiatives et contributions émanant du monde blanc (académique ou militant) qui croise le fer avec nombres d’organisations blanches pour faire admettre l’imbrications des oppressions et la nécessité des luttes autonomes. L’été dernier, par exemple, s’est tenue à Lausanne la 6ème édition du congrès international des recherches féministes dont le thème était : « Imbrication des rapports de pouvoir : discriminations et privilèges de genre, de classe, de race et de sexualité » où sont intervenues des féministes blanches et of color comme Patricia Hill Collins, Christine Delphy, Sirma Bilge, Zara Ali qui est une féministe musulmane ou encore Paola Bacchetta ici présente. Pour moi, cet évènement a été un grand moment symbolique même si les organisatrices sont loin de représenter l’ensemble du féminisme blanc, car cela exprime l’émergence et/ou le développement d’une nouvelle conscience en Europe où le racisme est clairement analysé comme un facteur structurant et du féminisme blanc et de la condition des femmes of color. Mais il y a un grand MAIS, car constater les oppressions croisées, les théoriser et ensuite formuler un projet politique qui articule les 3, voire les 4 oppressions sont trois moments qu’il convient de distinguer et de ne pas confondre. Entre le premier moment et le 3ème, en contexte français, il y a un fossé. Depuis que cette notion d’articulation pénètre dans les milieux d’extrême gauche, on nous dit principalement deux choses :
« Articulez race, classe et genre, voire orientations sexuelles ! ». Comme si l’évocation de l’intersectionalité avait des pouvoirs magiques. C’est comme si la conscience des oppressions croisées combinée avec les mots pour le dire suffisaient à définir une politique et surtout à la mettre en pratique.

    On nous dit aussi : « Pratiquez l’entre soi des femmes, comme l’ont fait les féministes blanches. Pratiquez la non-mixité, excluez les hommes indigènes. »

2] . Puisque nous sommes déjà séparés, que peut signifier ce conseil de la non mixité ? Je réponds d’un point de vue décolonial et dans l’intérêt des femmes : « d’abord, il faut nous aimer », d’abord, il faut nous retrouver, nous réhabiliter. En un mot, il faut rétablir la confiance entre nous. C’est pourquoi, le premier axe de lutte d’un féminisme décolonial qui « articule » est de dire : solidarité avec les hommes dominés et refuser le principe de l’homme of color, comme principal ennemi. En effet, on ne pourra pas faire l’économie de l’analyse de l’oppression raciale <ispip »>Il n’est pas consommable par vous. Nous refusons votre invitation à la libération impérialiste. Mais il est également un compromis entre le patriarcat of color et les femmes of color. Les femmes – dont le corps est un champ de bataille – savent que les attaques du patriarcat blanc renforcent le patriarcat of color et que celui-ci réagit de manière agressive quand les femmes se soumettent au patriarcat blanc et raciste. C’est pourquoi, le voile est aussi une négociation. Le voile rassure les hommes of color. Il leur dit : nous vous respectons, nous vous aimons. Il dit ce que je formule de manière politique : « solidarité avec les hommes dominés ». Mais il a aussi un effet féministe – et c’est ce que les blancs ne comprennent pas. En rassurant les hommes, les femmes desserrent l’étau sur elles, et conquièrent des espaces de liberté. A ce stade, j’aimerais clarifier un point : la solidarité des femmes vers les hommes est à sens unique. Il n’y a pas de réciprocité. Les hommes attendent des gages mais en aucun cas ne se solidarisent des femmes (sauf sur le plan du soutien économique et, disons, sur le plan général de la solidarité communautaire). La solidarité réelle et active des hommes envers les femmes portant le foulard s’explique davantage par la volonté farouche de défendre la communauté et l’islam – ce que je ne désapprouve pas – que par un quelconque élan pro femmes. Cela me désole mais j’en comprends la mécanique. Là où nous nous situons, au croisement d’oppressions croisées et d’intérêts contradictoires, nous savons qu’à la confrontation frontale il faut préférer la navigation à vue.

Ainsi, les femmes agissent pour leur intérêt propre tout en agissant pour l’intérêt global de leur communauté. Bien sûr, ce féminisme n’a pas le caractère absolu d’un féminisme radical, mais j’ai bien dit tout à l’heure que je parlais d’un point de vue matérialiste. Les femmes de l’immigration, majoritairement pauvres, sont dépendantes des solidarités familiales et communautaires, c’est pourquoi, elles ne peuvent pas se permettre le luxe de la rupture. J’ai parlé du voile, mais moi qui ne suis pas voilée, j’ai suivi le même parcours. J’ai toujours négocié avec le pouvoir masculin of color car je n’avais pas d’autres moyens (en tant que prolo, indigène et femme) car ne pas le faire signifiait tout simplement complicité avec les blancs contre ma communauté, rupture avec ma famille, et une plus grande insécurité sociale. Le prix à payer est beaucoup trop élevé. Nous ne sommes pas des héroïnes.

Ainsi, la formule politique qui se dégage de tout cela, n’est pas d’affirmer l’entre soi des femmes mais celui du tous ensemble indigène. Il ne suffit pas d’articuler mécaniquement et explicitement féminisme et antiracisme pour libérer les femmes. Il faut adapter sa politique aux contraintes des femmes. C’est pourquoi, il faut affirmer d’abord l’antiracisme contre l’ennemi principal blanc (car la question est à la fois consensuelle et partagée) et mettre en place des stratégies propres à l’intérieur des communautés dominées racialement en vue de sauver la coexistence communautaire et de préserver les libertés individuelles, c’est-à-dire en jouant les équilibres et en intégrant la hiérarchie entre ennemi principal et ennemi secondaire.

Ainsi, je ne préconise pas l’intersectionalité militante au sens où il faudrait livrer bataille simultanément à 3 ou 4 ennemis principaux du fait de l’irréductibilité des différentes oppressions et de leur simultanéité. Je préconise le droit de définir son propre agenda, ses priorités. Peut-être ces priorités vont-elles se décider sans les hommes, peut-être avec, peut-être en rupture, peut-être sous forme de négociation. Ce qui compte, ce ne sont pas les mots « féminisme », « anti-sexisme », « domination masculine », « patriarcat ». Ce qui compte, c’est le résultat. Les moyens que se donnent les femmes indigènes coincées entre les deux patriarcats. Cette démarche doit être respectée même si elle semble contradictoire avec leur intérêt de femmes car il n’y a rien de pire que le regard méprisant de celles et ceux qui sous estiment la difficulté d’évoluer dans des contextes où les oppressions sont multiples.

Ce que je dis des femmes, et quasiment identique appliqué aux homosexuels musulmans et noirs vivant dans les quartiers populaires. La plupart d’entre eux choisissent consciemment l’invisibilité car le coming out peut avoir des conséquences dramatiques. Il est évidemment perçu comme blanc. Tout comme l’invitation impérialiste à la libération des femmes, on peut légitimement s’interroger sur le désir non exprimé de celles et ceux qui parmi les Blancs encouragent le coming out, cette crainte suspecte de se voir privé des corps indigènes…Ainsi, il y a trois stratégies possibles pour un homosexuel ou une lesbienne of color : l’éloignement familiale s’ils en ont les moyens ce qui est rare, la soumission au mariage hétérosexuel ou encore le mariage avec un homosexuel du sexe opposé pour sauver les apparences auprès de leur famille. Ce qui est commun entre les trois choix possibles, c’est leur volonté de préserver la famille et le refus du coming out. Des études ont été faites sur les lesbiennes of color en France et ce qui est très frappant c’est que le refus du coming out est motivé par la volonté des filles de protéger leur mère. Elles savent que c’est elles qui vont être rendues coupables d’une mauvaise éducation. Et je ne parle même pas ici de celles et ceux, nombreux, qui n’envisagent même pas de se projeter dans la vie en tant qu’homosexuel et pour lesquels l’identité homosexuelle ne peut même pas être pensée comme une catégorie en soi. Question ? Que signifie intersectionalité quand l’invisibilité est le choix majoritaire des principaux concernés ?

Pour conclure, ce que je dis aux féministes blanches, aux LGBT et les Blancs en général, c’est de cesser de nous donner des conseils et de s’ingérer dans nos luttes mais de convaincre les autres blancs que le féminisme tout comme les luttes LGBT, tout comme l’anticapitalisme sont eurocentriques et qu’ils doivent être décolonisés. Je disais tout à l’heure que nous n’étions pas des héroïnes. Je vais me démentir maintenant. Je pense que nous sommes des héroïnes et que notre héroïsme à nous dominés à l’intérieur d’un groupe racisé et infériorisé, c’est justement d’avoir atteint notre objectif de dignité en milieux si hostiles et si conflictuels, en naviguant entre des intérêts contradictoires et en faisant ce que les dominants du groupe ne font pas : penser le collectif et l’individuel, ce qui en quelque sorte constitue les prémices d’une troisième voie entre la soumission au modèle d’émancipation eurocentrique et le retour à une authenticité tant illusoire que perdue.

Houria Bouteldja, membre du PIR

1] Universalisme gay, homoracialisme et « mariage pour tous » http://www.indigenes-republique.fr/article.php3 ?id_article=1794

[2] Pierre, Djémila, Dominique et Mohamed http://www.indigenes-republique.fr/article.php3 ?id_article=1612

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