Mireille Fanon-Mendès-France : « Il y a des nouvelles formes de racisme »

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Mireille Fanon-Mendès-France : « Il y a des nouvelles formes de racisme »

Mireille Fanon-Mendès-France est présidente de la fondation Frantz Fanon [1]. Experte du groupe de travail sur les Afro-descendants au Conseil des droits de l’homme de l’ONU, elle fait partie des membres du jury des Y’a Bon Awards 2013.

Regards.fr. Que pensez-vous de l’état de la lutte antiraciste en France ?

Mireille Fanon-Mendès-France. Malheureusement, on est loin d’être dans une société où le racisme et les discriminations n’existent plus ; s’y ajoute une xénophobie d’État à l’égard des migrants et des personnes de religion musulmane et plus généralement des personnes étant d’origine du continent africain. Que des organisations comme les Indivisibles s’organisent et s’inscrivent dans une lutte contre le racisme est absolument essentiel parce que jusqu’à présent, ces luttes étaient portées par ceux qui constataient le racisme mais n’en étaient pas victimes. L’engagement de personnes qui sont les premières victimes du racisme vient compléter ce que font la LDH ou le MRAP ou d’autres organisations antiracistes et permet surtout de poser les questions quant à la permanence de ce racisme à un autre niveau. Je mets SOS Racisme à part, tant leur action est trouble et particulièrement après l’OPA qu’ils ont menée sur la marche de l’égalité en 1983, ils n’ont pas rendu service à tous ceux qui luttaient contre le racisme parce qu’ils étaient en but à ce racisme qui détruit leurs vies en leur refusant l’ensemble des droits humains. Ils ont, en faisant main basse sur cette marche, participé pendant des années à une forme de recolonisation de ces quartiers et à une instrumentalisation du combat mené par les personnes issues de quartiers abandonnés par les pouvoirs publics et les élus locaux…

Vous avez remis un Y’a Bon Awards dans la catégorie « au bon vieux temps des colonies » à Jean-Sébastien Vialatte, député UMP du Var, pour son tweet du 20 mars 2013 sur les émeutiers du Trocadéro : « Les casseurs sont sûrement des descendants d’esclaves, ils ont des excuses. Taubira va leur donner des compensations. » Selon vous, c’est une déclaration symptomatique d’une France toujours inscrite dans un lien de domination avec ses anciennes colonies ?

Qu’un élu parlementaire, donc un représentant du système législatif, se permette une telle déclaration est extrêmement grave, mais c’est aussi très révélateur de ce qu’est la société française . La loi reconnaissant la traite négrière et la mise en esclavage comme crime contre l’humanité a été votée, malheureusement elle a été « nettoyée » de ce qui la sortait de l’aspect uniquement mémoriel.

Dans l’inconscient collectif français, il y a toujours une forte croyance que la hiérarchie des races est une réalité et que la colonisation a été un bienfait pour de nombreux peuples . Cela a des conséquences indéniables sur toutes les personnes qui sont issues de cette histoire. Le regard n’a que très peu changé et s’est transformé pour certains mais juste à la marge. Elles sont victimes de racisme, de discrimination, de xénophobie et d’intolérance associée ; leurs droits économiques, sociaux et culturels sont bien moins respectés que ceux des blancs et sont souvent désignées comme délinquantes, déviantes et par bien d’autres qualificatifs à connotation négative. Il n’est qu’à regarder les études réalisées sur les personnes incarcérées… Les exemples ne manquent pas. On peut aussi évoquer le cas de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Réunion ou de la Guyane : leurs économies ont été soumises au diktat de la mondialisation, qui a fait injonction, pour ne prendre qu’un exemple, aux paysans de cesser de produire des bananes pour favoriser la production de la Chiquita Brand’s International. Ainsi, ces départements n’ont aucune autonomie économique et sont obligés d’être assistés par l’Union européenne et la France qui agit, à leur égard, comme un colonisateur. On peut aussi parler de ce que fait la France à Mayotte, qui aurait du revenir dans le giron des grandes Comores, puisqu’elle en fait partie – la France depuis 1974 est systématiquement rappelée à l’ordre parce qu’elle continue à coloniser une île qui ne devrait plus l’être. Tous les migrants comoriens qui viennent se réfugier à Mayotte pour bénéficier d’un statut social un peu meilleur, se font chasser et sont traités de manière indigne par un gouvernement qui s’affirme démocrate et respectueux des droits de l’homme. Mais il faut aussi regarder du côté d’Haïti. La France a exigé de la république haïtienne qu’elle paie une dette colossale et illicite ; on peut dire sans se tromper que cette dette est en partie responsable des difficultés de développement d’Haïti, du fait que cet Etat n’est toujours pas une nation souveraine et qu’elle continue à être maintenue sous une occupation illégale. Enfin, au Mali la France tente d’imposer une externalisation de la police européenne des frontières à propos des migrants, tout en imposant des accords économiques qui se font au détriment de la population malienne, qui favorise des entreprises françaises qui viennent extraire les ressources naturelles de ce pays. La France impose une intervention armée pour ses propres intérêts, peu lui importe le droit du peuple malien à disposer de lui-même, peu lui importe du rôle que pourrait jouer l’Union africaine… Elle continue à se penser comme un libérateur… Rien n’a vraiment changé, seule la colonisation a changé de masque. Malheureusement, pour nous citoyens français qui voyons se faire en notre nom des politiques meurtrières qui sont en pleine contradiction avec les obligations internationales d’un Etat. Ces politiques sont inadmissibles et basées sur de la discrimination et sur le principe de non égalité entre les nations qu’elles soient petites ou grandes, sur la violation des droits fondamentaux et de fait elles ne respectent pas la Charte des Nations unies que la France a signée.

L’Assemblée nationale a adopté, jeudi 16 mai, une proposition de loi supprimant le mot « race » de la législation française, qu’en pensez-vous ?

Si on ne déconstruit pas cette catégorisation qui vise à identifier des gens par un artifice qui est la race, on peut supprimer le mot race, la catégorisation raciale restera, et on n’arrivera jamais à une société a-raciale. Plutôt que de catégoriser les gens par une race supposée, il faut prendre des critères socio-économiques mais cela ne peut se faire sans un véritable de déconstruction du concept « race » construit dans un contexte où des hommes pensaient qu’il y avait des peuples supérieurs à d’autres. En 1964, l’UNESCO a demandé à un groupe de personnalités de mener une réflexion sur la question « Y a t-il une seule race ou plusieurs ? » La conclusion a été unanime : il n’y a aucun fondement scientifique aux théories racistes. En 1967, l’UNESCO a émis une Déclaration sur la race « tous les hommes vivant aujourd’hui appartiennent à la même espèce… » ; elle a été reprise par le comité pour l’élimination du racisme et de la discrimination (le CERD) et dans certains textes de l’ONU, mais pour autant cela n’a pas éliminé la catégorisation organisée sur la « race » et surtout n’a toujours pas éliminé le racisme. Le travail est toujours à faire !

À la suite de la mort de Clément Méric, le gouvernement envisage la dissolution des groupuscules d’extrême droite, est-ce une mesure pertinente ?

Tout d’un coup, parce qu’il y a eu la mort de Clément Méric, le gouvernement s’affole ; ça ne change pas de la façon d’agir de Nicolas Sarkozy. La mort de Clément Méric est un drame, pour sa famille, ses amis mais aussi pour notre société. On peut être tué pour ses idées. Quel recul !

La réaction du gouvernement est réactionnelle, ce n’est pas pensé, ce n’est pas politiquement construit alors qu’il y a depuis des années des groupes violents et rien n’est fait. Combien de personnes ont été tuées par des groupes violents ou lors de leur arrestation ? …

Je suis pour la pluralité d’expression, tant que cela reste sur une confrontation d’idées, de paroles ou lorsque cela s’exprime lors de débats, mais lorsque on en arrive à tuer des gens,on passe dans un autre paradigme. Celui d’une radicalité fascisante. Ces groupes ne peuvent exister. Néanmoins, je trouve assez curieux que ce gouvernement se focalise sur l’extrême droite française, il y a par exemple la ligue de défense juive, LDJ, qui agit depuis des années en toute impunité alors qu’elle est interdite aux États-Unis et en Israël. En France, elle a pignon sur rue, intervient de manière violente dans les manifestations, passe à l’acte en s’en prenant physiquement à des personnes, et fait irruption dans des réunions sans être le moins du monde ennuyée. On peut se demander pourquoi ?

Grande figure de l’anticolonialisme, Frantz Fanon reste peu lu et peu étudié en France, pourquoi ?

Fanon, lors de la guerre d’Algérie, disons plutôt de la lutte de libération du peuple algérien, a été particulièrement incompris et ensuite volontairement ou par ignorance mal interprété. Certains lui ont reproché d’avoir démissionné alors qu’il était psychiatre à l’hôpital de Blida. À l’époque, il a expliqué que tant que le système aliénait les hommes et les femmes, lui ne pouvait les soigner puisqu’une fois sorti-e-s le système continuait à les aliéner. A aussi été porté à son discrédit son engagement actif dans la lutte de libération. Il a porté haut l’éthique de l’engagement dans le processus de libération d’un peuple maintenu sous colonisation. Il lui a été fait des procès en sorcellerie à propos de ce qu’il dit de la violence. Mais la lecture qui en était faite était biaisée et volontairement tronquée. Vous dîtes « peu lu, peu étudié », je pense que cela tient au fait qu’en France, les études postcoloniales n’en sont qu’à leur balbutiement alors que dans les pays anglo-saxons elles sont actives et dynamiques, ceci explique en partie le manque d’intérêt pour Fanon en France. Cela dit, quelques personnes commencent à l’étudier. La Fondation Frantz Fanon œuvre pour faire connaître la pensée de Fanon mais aussi travaille sur la façon et les raisons pour lesquelles sa pensée s’articule et vient en écho au processus dans lequel s’enfonce le monde. Cinquante ans après sa mort, l’éthique de l’engagement, la psychiatrie, la dénonciation du racisme, la réflexion sur ce qui produit du racisme et sur ce que ce dernier produit en termes de rupture, d’exclusion et de violation des droits, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, l’émancipation des peuples, la désaliénation, la solidarité internationale, l’unité africaine, le rôle de l’ONU sont des thématiques qui sont toujours questionnées. Si les peuples ont été libérés de l’ancien colonisateur pour autant ils ne sont pas émancipés. Le racisme se perpétue et prend de nouvelles formes en se cachant, entre autres, derrière l’islamophobie et la négrophobie mais il y a aussi de nouvelles formes de domination et d’aliénation face auxquelles les peuples sont, malgré toutes leurs capacités et volontés de résistance, confrontés. Ce que Fanon a dit dans les années 1960 fait encore sens aujourd’hui dans un monde qui est face à une globalisation militaire et économico-financière. Enfin, un travail de recherche des archives est activement mené, même si cela est parfois très difficile. Par ailleurs, la Fondation a publié un livre sur Fanon et un autre en collaboration avec le CETIM. Par ailleurs, des actions communes avec d’autres Fondations sont menées dans l’objectif de penser à des alternatives.

Notes

[1] dont elle est la fille aînée.

arton139

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