Sabotage et terrorisme : ne pas confondre

On est bien vite qualifié de terroriste par les temps qui courent.

Gabrielle Lefèvre

Il suffit de dire un mot de travers ou de s’exprimer sans nuances et voilà que l’une ou l’autre procédure s’enclenche, inexorablement, broyant au passage l’innocence de l’enfance et la liberté d’expression.

On pourrait rire de ce qui est arrivé à un gamin de 8 ans à Nice, embarqué au poste pour avoir osé dire qu’il était d’accord avec les tueurs des caricaturistes de Charlie. Il a été entendu au titre d’ »apologie du terrorisme ». Même si la direction de l’école et les policiers semblaient plutôt s’intéresser au père de cet enfant, le procédé est une atteinte impardonnable aux droits de l’enfant. Et de cela, il est impossible de rire.
Plus grave cependant est l’arrestation et la détention pendant déjà cinq mois de militants italiens du mouvement No Tav, des opposants à la ligne à grande vitesse censée relier Lyon à Turin.

En juin et juillet 2011 des manifestants sont venus de toute l'Italie sur le chantier de Chiomonte dans le Val de Suse © Photo DR / ledauphine.com
En juin et juillet 2011 des manifestants sont venus de toute l’Italie sur le chantier de Chiomonte dans le Val de Suse
© Photo DR / ledauphine.com

Cinq de ces militants sont accusés d’actes de terrorisme car suspectés d’avoir détruit, en mai 2013, du matériel pour freiner les travaux (ce qui ne met pourtant pas en péril la vie des gens). L’ampleur de l’affaire est européenne puisque la Commission européenne s’est constituée partie lésée au procès qui doit s’ouvrir le 22 mai 2015.

Il faut reconnaître que les militants n’y avaient pas été de main morte… Ils avaient utilisé des cocktails molotov pour incendier un compresseur et un générateur. Ce qui a été qualifié par le tribunal de Turin d’ « attentat à visée terroriste et acte de terrorisme avec utilisation d’engins de destruction ou explosifs ». Les accusés sont également poursuivis pour « dégradation par incendie, violence contre des agents de la force publique, possession et transport d’armes de guerre ».

Une qualification tellement excessive qu’elle a été annulée par la Cour de cassation de Rome en mai 2014. Il n’empêche que, selon www.bastamag.net, « Depuis le 9 décembre 2013, et malgré des casiers judiciaires vierges, Chiara Zenobi, Claudio Alberto, Niccolò Blasi et Mattia Zanotti bénéficient d’un seul parloir de deux heures par mois – uniquement avec leurs parents – et se heurtent à la censure des correspondances. »

Ils sont traités comme de vrais terroristes – ceux qui s’en prennent à des populations désarmées, pour massacrer sans discrimination et dans le but de répandre la terreur. Par exemple : les fanatiques de l’Etat islamique, le régime syrien, le gouvernement Netanyahou sur Gaza, les fous sanguinaires de Boko Haram…

A ne pas confondre avec des résistants armés, des soldats en guerre, des contestataires, des indignés…

Il est très facile pour des gouvernements et même des pouvoirs locaux de mêler tous les genres au nom d’une illusoire « sécurité de la population ». Mettre l’armée dans les rues constitue une fausse réponse aux questions dramatiques posées par les récents attentats et tentatives d’actions terroristes. Nous avons vu cela en 1985 au plus fort des attentats politiques des CCC… et des attentats terroristes (qui massacraient des civils) des tueurs du Brabant. L’armée n’a servi à rien sauf à renforcer l’opinion que le pays était déstabilisé ce que voulaient certaines forces de droite qui n’aimaient pas trop une petite Belgique trop démocrate comme siège de l’OTAN.

Imposer l’ordre et la sécurité, au mépris des libertés fondamentales, fait le jeu de ces forces de droite extrême… et des terroristes réels qui ne demandent que cela. Cela permet de criminaliser les mouvements sociaux et d’indignation démocratique. Notre arsenal juridique et policier permet de réprimer, à juste titre, l’usage de la violence comme dans le cas de ces militants No Tav. Pas besoin d’utiliser le bazooka de l’anti-terrorisme à la sauce américaine qui est particulièrement paranoïaque (voir les dégâts causés par le Patriot Act sorti opportunément au lendemain du 9/11/2001. Et les pressions sur l’Union européenne pour renforcer ses propres défenses antiterroristes au mépris de la protection des données de la vie privée de la grande masse de ses ressortissants. )

Un écrivain saboté

La paranoïa est devenue telle qu’en Italie, un écrivain aussi célèbre (et talentueux) qu’Erri de Luca a comparu ce mercredi 28 janvier au tribunal de Turin pour « incitation au sabotage » du projet TAV Lyon-Turin. Il est accusé par la société franco-italienne Lyon Turin Ferroviaire pour son interview parue sur le site Huffington Post, le 1er septembre. Il répondait à la question : « Donc sabotage et vandalisme sont licites ? », par : « Ils sont nécessaires pour faire comprendre que la Tav [ligne à grande vitesse] est une œuvre nocive et inutile ». L’écrivain encourt jusqu’à cinq ans de prison !

Illico, Erri de Luca a publié un pamphlet intitulé « La parole contraire ». « M’incriminer pour des mots que j’ai pu dire, c’est le « sabotage » même de mon droit constitutionnel à la liberté de parole », explique t-il dans un entretien accordé à Télérama . « Saboter, dans le sens de vouloir empêcher, entraver, ne se réduit pas au seul sens de dégradation matérielle ». L’écrivain explique qu’il accepte volontiers une condamnation pénale, mais qu’il refuse « une réduction de vocabulaire ».

L’affaire fait des vagues au niveau européen, surtout depuis que la présidence de la Commission européenne s’est portée « partie lésée » puisqu’elle soutient le projet de Tav Lyon-Turin. « Non seulement la Présidence de la Commission européenne apporte son soutien à une procédure en tout point scandaleuse, mais elle légitime l’ouverture du champ des potentiels accusés d’acte terroriste, en Italie comme dans l’ensemble de l’Union Européenne » , dénonce le mouvement No Tav.

Les eurodéputés écologistes Michèle Rivasi, Karima Delli et José Bové clament : « ce lanceur d’alerte est poursuivi pour délit d’opinion, pour museler sa liberté de s’indigner. Aujourd’hui, le condamner en justice reviendrait à saboter notre droit d’expression à toutes et à tous. Nous aussi, en tant que parlementaires européens, nous utilisons nos moyens, politiques, législatifs, pour « saboter » dans le cadre institutionnel, un projet qui va contre l’intérêt économique, social et environnemental des Européens. »

Quant au Parti de Gauche, il rappelle que « la liberté d’expression n’est pas à géométrie variable, qu’elle soit tissée de mots ou de banderoles » .

Actuellement, en Italie, des groupes se livrent à des lectures publiques du livre La parole contraire. « C’est inouï et unique, observe Erri de Luca, car jamais on n’a vu un écrivain passant en justice, défendu directement par ses lecteurs. »


D’autres infos: http://www.petitions24.net/soutien_a_erri_de_luca

http://www.notav.info/post/cassazione-cade-laccusa-di-terrorismo-per-i-notav/

http://rue89.nouvelobs.com/2015/01/28/erri-luca-tribunal-quel-sens-donner-mot-saboter-257365

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