Deux conceptions de l’antiracisme : le paternalisme ou la révolte ?
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La performance de l’artiste sud-africain Brett Bailley intitulée Exhibit B est l’objet depuis plusieurs semaines d’une forte polémique. Une œuvre présentée par l’artiste et ses soutiens comme « antiraciste » est condamnée comme « racisme déguisé » par plusieurs associations et les milliers de signataires de la pétition réclamant la déprogrammation du spectacle. Les défenseurs du spectacle argumentent en termes de « liberté d’expression artistique » et de « quiproquo » sur le message. Ses opposants dénoncent une « chosification des victimes » ne pouvant que reproduire, même involontairement, les représentations sociales racistes. Les défenseurs dénoncent même « un procès d’intention à l’artiste au motif qu’il est blanc ». Loin d’être selon nous un simple quiproquo et encore moins un procès d’intention, la polémique est un analyseur des contradictions du mouvement se réclamant de l’antiracisme.
Le racisme est un rapport social
Comme toutes les exploitations et les dominations, le racisme n’est pas un objet mais un rapport social. Analysant le capital, Marx souligne que « Le capital est non un objet, mais un rapport social de la production, adéquat à une forme historiquement déterminée de la société et représenté par un objet, auquel il communique un caractère social spécifique ». Un rapport social ne décrit pas une simple relation entre deux groupes sociaux, il relie ces interactions entre groupes à une surdétermination systémique hiérarchisante. C’est cette dimension systémique qui produit à la fois l’exploiteur et l’exploité, le dominant et le dominé, le raciste et le racisé infériorisé.
Elle tend également à produire l’intériorisation du rapport chez les uns comme chez les autres. Nous parlons de tendance parce que, bien entendu, des contre-tendances existent inévitablement du côté du dominé. Si la forme des résistances du dominé peuvent être multiples, elles existent inévitablement : soumission apparente, valorisation de ce qui est déprécié par le dominant, ironie et humour, repli sur soi et fuite du dominant, résistance organisée pacifique ou violente, etc. Avec leurs sens de la formule, Mao et Mandela résument comme suit ce constat : « partout où il y a oppression il y a résistance » et « C’est toujours l’oppresseur, non l’opprimé, qui détermine la forme de la lutte ».
Cette approche matérialiste du racisme s’oppose aux versions idéalistes multiples : le racisme comme méconnaissance de l’autre, le racisme comme peur de l’inconnu, le racisme comme virus importé, le racisme comme simple héritage du passé, etc. En ne reliant pas le racisme à la société qui le produit quotidiennement, ces approches idéalistes débouchent sur un antiracisme moral et moralisant se proposant de « changer les mentalités » sans remettre en cause le système social lié à ces « mentalités ».
Frantz Fanon a parfaitement résumé l’approche matérialiste du racisme et sa différence avec les versions idéalistes :
« La réalité est qu’un pays colonial est un pays raciste. Si en Angleterre, en Belgique ou en France, en dépit des principes démocratiques affirmés par ces nations respectives, il se trouve encore des racistes, ce sont ces racistes qui, contre l’ensemble du pays, ont raison. Il n’est pas possible d’asservir des hommes sans logiquement les inférioriser de part en part. Et le racisme n’est que l’explication émotionnelle, affective, quelquefois intellectuelle de cette infériorisation […] Le racisme n’est donc pas une constante de l’esprit humain. Il est, nous l’avons vu, une disposition inscrite dans un système donné »
Ces propos de Fanon n’ont pas vieilli dans la mesure où la France reste un État colonial, encore plus un État néocolonial, intervenant militairement dans plusieurs de ses anciennes colonies, structuré par des discriminations racistes massives et structurelles touchant les descendants de son ancien empire. Ce contexte global mène légitimement à une méfiance lorsque le racisme est abordé, décrit, exposé, mis en scène, chanté, etc., sans intégrer les résistances qu’il a suscitées, les réactions de refus qu’il a provoquées, les révoltes qui lui ont répondu.
Que peut en effet produire l’exposition d’une domination (surtout avec la qualité artistique dont nous ne doutons pas) sans les réactions des dominés ? De la commisération, de la pitié, de l’émotion, etc., c’est-à-dire exactement l’inverse de ce dont ont besoin ceux qui sont par leur histoire ou leur présent connectés à cette domination. Pour eux, le besoin n’est pas la pitié mais l’égalité, il n’est pas la commisération mais la dignité. Sans remettre en cause la sincérité de la profession de foi antiraciste de l’auteur, il faut s’interroger sur la distance (sociale, politique, émotive, etc.) qu’elle révèle entre lui et ceux qui subissent encore aujourd’hui le racisme. Plus largement, la polémique en cours à propos de cette performance est un analyseur de la distance entre les grandes organisations antiracistes et ceux qui subissent quotidiennement ce rapport de domination, rapport qui se traduit quotidiennement en inégalités, discriminations et humiliations.
Objet parlé ou sujet parlant ?
La polémique actuelle n’est pas nouvelle. Ce qui est peut être nouveau, c’est qu’elle s’exprime à propos d’une expression artistique. Les polémiques du début de la décennie 80 entre les « marches pour l’égalité » et le mouvement SOS Racisme étaient de même nature. Aujourd’hui comme hier la question est celle du statut du groupe social : objet parlé ou sujet parlant ? Il est vrai qu’à l’époque également le soutien aux tenants de « Touche pas à mon pote » a été massif à gauche, alors qu’il suscitait la colère des quartiers populaires.
La question n’est ni secondaire, ni dépassée pour des raisons politiques essentielles. En premier lieu, l’élimination (volontaire ou non, le résultat est identique) de la parole des premiers concernés ne peut pas ne pas rappeler le processus de chosification au cœur du rapport raciste en général, du rapport esclavagiste et colonial plus particulièrement. Ce n’est pas un hasard si Césaire dans son discours sur le colonialisme parle autant des sens : « je vois », « j’entends », « je parle », etc. C’est que toutes les dominations nécessitent une disparition de l’expression des dominés, de la prise en compte de ce qu’ils voient, entendent, ressentent, etc. Ce n’est pas pour rien non plus que l’émancipation s’accompagne d’une prise de parole, d’une sortie de l’invisibilité, d’une affirmation de ce qui est vécu et invisibilisé. Abordant cette négation du « sujet parlant », l’historienne Marie Rodet nous donne la description suivante de l’ethnographie coloniale :
« La différence fondamentale posée par le colonisateur/ethnographe face à l’Africain est la suivante : le premier écrit sur, tandis que l’Africain est écrit par ; pour ce dernier, le rôle assigné est la passivité tandis que le premier détient le pouvoir d’observer, d’étudier. »
Comment s’étonner dès lors des réactions à Exhibit B en Angleterre comme en France, comme partout où il y aura des descendants de l’esclavage et de la colonisation ? Ce qui est plutôt étonnant, c’est l’absence d’anticipation de ces réactions. Ce qui est surprenant, c’est leur invalidation en parlant de quiproquo, d’attitudes de censeurs qui n’ont même pas vu le spectacle, de jugement sur le simple fait que l’artiste est « blanc », etc.
En second lieu, la logique de prise en compte des racisés comme « objets parlés » et non comme « sujets parlant » ne peut qu’être productrice d’une cécité sur le monde social. La perception de la réalité qui élimine la subjectivité des dominés ne peut pas percevoir et même pas s’approcher de l’ordre des priorités qui s’imposent à eux. Comment prétendre parler de l’oppression sexiste si l’on est un homme et que l’on ne se pose pas la question de notre détermination sociale comme homme ? Comment prétendre prendre en compte la domination raciste si l’on est un blanc et que l’on ne se pose même pas la question de notre détermination sociale comme membre du groupe « majoritaire » ? Comment penser pouvoir restituer l’exploitation ouvrière, si l’on appartient aux couches moyennes et que l’on ne se pose même pas la question de notre détermination de classe ?
Prévenons deux faux débats. Nous ne pensons pas que la lutte antiraciste ne soit possible que menée par les racisés, que la lutte antisexiste ne soit possible que menée par les femmes ou que la lutte anticapitaliste ne soit possible que menée par les ouvriers. Nous disons simplement que la lutte anticapitaliste n’est pas possible sans les ouvriers, etc. Nous disons également que les prises de position, les analyses, les priorités, etc., doivent se donner les moyens d’une confrontation avec la subjectivité des dominés. Le second faux débat est celui de la véracité du point de vue des dominés. Nous ne pensons pas que le simple fait d’être dominé suffit, en lui-même, à la compréhension du rapport de domination. Mais dire cette banalité ne signifie pas nier que l’expérience d’une domination est un facteur (certes parmi d’autres) de la conscience politique.
Toute présentation du dominé qui n’intègre pas sa révolte contre la domination qu’il subit contribue à le chosifier, à le construire comme passif, à le déshumaniser. Les cartes postales de l’époque coloniale étaient emplies de ces clichés où le colonisé miséreux supportait son sort avec fatalité. L’orientalisme en fera un de ses leitmotivs essentiels. Volontairement ou non, ce qui se révèle ici est une perception de l’autre passif et soumis. Or cette perception est l’antichambre d’une autre : celle du dominé consentant à sa domination.
Le fraternalisme
Encore une fois, nous ne nions pas la sincérité antiraciste de l’artiste mais cela ne peut pas clore le débat. Le propre d’une domination est de ne pas apparaître comme telle aux yeux même du dominant. On peut bien sûr être raciste sans le savoir, sans le vouloir et même en étant persuadé de ne pas l’être. C’est une des premières choses qu’apprend le dominé lorsqu’il enclenche son processus d’émancipation : ne pas se fier aux idées qu’une personne ou qu’un groupe se fait de lui-même et ne pas le juger uniquement sur ses actes. Aimé Césaire a décrit admirablement le rapport social qu’il a appelé « fraternaliste » entre des camarades persuadés être anticolonialistes et lui-même. Cela l’a conduit à ne juger que sur les actes et non sur les professions de foi :
« Inventons le mot : c’est du « fraternalisme ». Car il s’agit bel et bien d’un frère, d’un grand frère qui, imbu de sa supériorité et sûr de son expérience, vous prend par la main (d’une main hélas ! parfois rude) pour vous conduire sur la route où il sait trouver la Raison et le Progrès […] Dans ces conditions, on comprend que nous ne puissions donner à personne délégation pour penser pour nous ; délégation pour chercher pour nous ; que nous ne puissions désormais accepter que qui que ce soit, fût-ce le meilleur de nos amis, se porte fort pour nous »
La polémique à propos d’Exhibit B est un analyseur de la tentation fraternaliste encore trop présente à gauche et du refus grandissant de celle-ci par les populations issues de l’esclavage et de la colonisation d’une part et par des militants antiracistes refusant d’occulter la dimension systémique et politique du racisme d’autre part. Elle en annonce de nombreuses autres à chaque fois que le fraternalisme se déploiera dans la sphère artistique ou dans les autres sphères de la vie sociale. C’est une bonne nouvelle pour notre société que l’émergence de ces postures de vigilances collectives, même si cela peut dans un premier temps paraître laborieux aux uns et douloureux aux autres. Seule, la rupture avec le fraternalisme peut créer les bases d’une alliance qui ne soit pas une subordination pour reprendre encore une fois Aimé Césaire. Le mouvement antiraciste dont nous avons tant besoin aujourd’hui ne pourra pas se construire sans cette alliance qui exclut la subordination.
Le poids des médias lourds
La prestation de Brett Bailley a reçu de nombreux soutiens. L’ensemble des journaux se sont emparés de l’affaire avec une convergence impressionnante des analyses. La logique des différents papiers et reportages est similaire et binaire : les uns seraient antiracistes, pour la liberté d’expression et pour le dialogue ; les autres seraient des censeurs, portés par le ressentiment et partisans de la violence. Il suffit d’observer dans le passé les moments d’une convergence aussi forte pour s’apercevoir qu’ils correspondent à des moments de prises de parole des dominés. Nous avons connus cela dans le soutien à SOS Racisme, au moment des dites affaires du foulard, dans la mobilisation des jeunes des quartiers populaires sur la Palestine ou dans les mobilisations contre les interventions militaires françaises en Afrique. A chaque fois, la parole perturbatrice est stigmatisée et réduite pour ne laisser place qu’à un discours bisounours consensuel.
Le second procédé journalistique fortement mobilisé dans la couverture médiatique de la polémique est l’appel à des « spécialistes » sociologues, historiens ou anthropologues qui, par « l’argument d’autorité », viennent porter un jugement. Ce procédé construit les contestataires comme irrationnels, portés par l’émotion irraisonnée et ne se situant que dans la réactivité. L’accusation de « racisme anti-blanc » n’est pas loin et est présente implicitement dans de nombreux articles. Se taire face à ce qui est perçu comme humiliant ou courir le risque d’être construit comme idiot, irrationnel et « raciste anti-blanc », telles sont les deux seules alternatives que laisse la violence symbolique de la scène médiatique dominante.
Le troisième procédé médiatique utilisé fut l’appel au témoignage des spectateurs décrivant tous de manière unanime le caractère antiraciste de l’œuvre. Les spectateurs noirs sont particulièrement appréciés. Il s’agit ici de nouveau de procéder de manière binaire en opposant les « bons » qui témoignent en ayant vu le spectacle et les « mauvais » qui réagissent en n’ayant même pas vu le spectacle. Pour la plupart, ces témoignages parlent d’ailleurs de leurs émotions et nous n’avons aucune raison de les mettre en doute. Mais la question n’est pas là. Les questions posées sont celles de la signification et du message politique de l’œuvre d’une part et celle des effets de ce message dans la société française telle qu’elle est aujourd’hui d’autre part. Force est de constater que cette société reste irriguée par de multiples représentations sociales infériorisantes et de nombreux préjugés hiérarchisants. De surcroît, le contexte de crise et sa conséquence en termes d’augmentation de la « concurrence pour les biens rares » ne font que raviver les unes et les autres.
Enfin, la construction médiatique de l’Afrique et de l’Africain d’aujourd’hui dans le monde médiatique et politique entretient ces images. Ce continent apparaît aux yeux du Français moyen comme celui des guerres « étranges » qui secouent ces continents et que l’on n’explique surtout pas par les intérêts économiques en jeu mais à partir de grille « ethniciste », « tribaliste », « de haines ancestrales », etc. Il apparaît également comme celui de la corruption généralisée, sans relier celle-ci aux donneurs d’ordres qui se trouvent dans les multinationales, en particulier françaises. Il apparaît enfin comme celui des maladies « étranges » dont la propagation fait peur sans les relier à l’état des services de santé détruits par les plans d’ajustement structurel du FMI. C’est ce Français moyen-là qui reçoit le message et non un Français abstrait qui se serait débarrassé par magie de ces représentations et de ces préjugés. Voici le résultat d’une enquête menée au début des années 90 par l’université du Wisconsin, consistant à recueillir les images de l’Afrique et des Africains auprès des étudiants blancs :
« L’Afrique est : couverte de jungle ; un grand safari ; tombe en morceaux ; un continent où la famine sévit ; pleine de la guerre ; montée du sida, déchirée par l’apartheid, bizarre, brutale, sauvage, primitive, en arrière, tribale, sous-développée, et noire »
A moins de considérer que la France est préservée de ces images, force est d’être vigilant à la réception des messages concernant l’Afrique et les Africains. Si certains peuvent considérer comme secondaire la réception d’une œuvre, d’autres ne peuvent pas se le permettre, tant sont grandes les répercussions sur leur vie quotidienne.
La polémique autour d’exhibit B est un analyseur des verrous de la pensée qui bloquent l’émergence d’un antiracisme systémique et politique.
Notes :
1. Dieudonné Grammankou, AFP du 8 décembre 2014.
2. – « Exhibit B : un spectacle qui ne doit pas être interdit ou annulé ! », Communiqué de la LDH, de la LICRA et du MRAP du 21 novembre 2014.
3. – Dieudonné Grammankou, ibid.
4. « Exhibit B : un spectacle qui ne doit pas être interdit ou annulé ! », ibid.
5. Karl Marx, Le Capital, livre 3, chapitre 48, Editions sociales, Paris, 1977, p. 738.
6. – – – Rencontre avec le président Nixon, 21 février 1972.
7. Nelson Mandela, Un long chemin vers la liberté, Paris, Fayard/Poche, 1995, p. 647
8. Frantz Fanon, Racisme et culture, Pour la Révolution africaine, La découverte, Paris, 2001, p. 47.
9. Voir sur cet aspect notre livre, Dix ans de marche des « beurs », chronique d’un mouvement avorté, Desclée de Brouwer, Paris, 1994.
10. Marie Rodet, Les migrantes ignorées du Haut Sénégal : 1900-1946, Karthala, Paris, 2009, p. 130.
11. Aimé Césaire, Lettre à Maurice Thorez, in Aimé Césaire et Malcom X, Black Révolution, Demopolis, Paris, 2010, pp. 35-36.
12. Ibid, p. 34.
13. Charles Moumouni, L’image de l’Afrique dans les médias occidentaux, Les cahiers du journalisme, n° 12, automne 2003, p. 153. Traduit par nos soins.