Le point aveugle des Blancs

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Le point aveugle des Blancs

La lutte de libération noire et la lutte de classe sont-elles des combats parallèles et indépendants l’un de l’autre  ? C’est une question stratégique qui a valu l’explosion de l’organisation emblématique de la  New Left  américaine des années 1960, Students for a Democratic Society (SDS).  Sa dissolution en 1969 vient du fait qu’elle était prise entre deux courants maoïstes  : une aile ouvriériste, le Progressive Labor et une aile tiers-mondiste qui prendra la forme de l’organisation de lutte armée Weather Underground. Les textes qui suivent,  composés d’une critique du Progressive Labor par Noël Ignatiev et d’une lettre de soutien à Ignatiev signée de Theodore Allen,  constituent l’acte fondateur d’une troisième voie,  l’organisation marxiste antiraciste Sojourner Truth Organization. Comme l’explique  Ignatiev  dix ans plus tard dans une Note reproduite ici, lui  et Allen  considèrent qu’ouvriérisme et tiers-mondisme se nourrissent l’un l’autre dans la mesure où ces deux courants tendent à séparer le domaine des luttes nationales (anti-impérialistes, antiracistes) et celui des luttes ouvrières. Face à cette aporie, les auteurs  soulignent la force propre du privilège blanc au cœur des luttes ouvrières.

 

Note à la présente édition

D’après mes calculs, c’est la sixième publication de « White Blindspot » [« Le point aveugle des Blancs »] ; le texte est reproduit ici sans modifications. J’ai rédigé la première partie durant l’hiver 1966-67 comme une lettre critique adressée au Progressive Labor Party, qui est aujourd’hui une secte quasiment oubliée mais qui semblait vraiment importante à l’époque. PL refusa de la publier et elle fut imprimée à titre privé par un groupe composé de Hilda Vasquez, Esther Kusic, Ted Allen et moi-même. La lettre au Progressive Labour, ainsi qu’une réponse de Ted qui m’est adressée, constituent « White Blindspot » [le texte ci-dessous].

Cet article – comme d’autres qui développent et retraitent le thème – a soulevé beaucoup de controverses, tantôt avisées, tantôt mal informées. Je considère généralement qu’il fut une réussite en ce qu’il dit assez précisément ce que je voulais dire. Néanmoins, avec l’expérience de ces dix années de controverse, et une plus grande connaissance de mon audience que je ne l’avais il y a dix ans, je pense que je l’écrirais un peu différemment aujourd’hui. Il y a des points sur lesquels j’insisterais davantage, de manière à éviter certaines incompréhensions chez ses adversaires comme chez ses partisans.

Je voudrais souligner que ce qui est discuté ici n’a rien d’une théorie des stades, et ne peut-être comparé aux deux étapes de la révolution dans les États semi-féodaux opprimés par l’impérialisme étranger. Le texte rejette explicitement une telle interprétation, mais sans la fermeté nécessaire. Permettez-moi de rappeler ici que l’article ne parle que d’une seule lutte, la lutte de la classe ouvrière, dans laquelle il est crucial, pour l’émergence du prolétariat comme classe révolutionnaire, que les travailleurs blancs rejettent les idées et des pratiques suprématistes blanches.

Le deuxième point sur lequel j’insisterais est que la ligne du « privilège blanc » n’est pas une politique générale pour éduquer les travailleurs blancs afin de modifier leurs manières de penser et leurs comportements. Bien qu’un tel apprentissage (et quelques luttes aussi) soit nécessaire, l’essentiel de cette ligne politique est qu’elle implique une approche stratégique qui se manifeste dans le choix des slogans et des problématiques, la nature des alliances, les méthodes d’organisation – toutes ces choses qui constituent l’orientation d’une organisation révolutionnaire.

La dernière chose que je voudrais souligner est que l’« abandon du privilège blanc » ne signifie pas que notre tâche principale doit consister à demander un à un aux travailleurs blancs d’abandonner leur (relativement) bons quartiers, emplois et écoles au profit des Noirs et des gens originaires du Tiers-monde (quoique des actions individuelles soient certainement appropriées et efficaces par moment). La formule renvoie à une politique de lutte, dont l’action de masse est un aspect décisif contre la politique de la classe dominante à l’avantage des Blancs – lutte qui est (cet article tente de le démontrer) dans l’intérêt du prolétariat tout entier.

N. I., juin 1976.


« White Blindspot »
Lettre au Progressive labour

C’est seulement le point aveugle dans le regard de l’Amérique, et de ses historiens, qui fait que l’on perd de vue et qu’on interprète mal un moment aussi authentique et exaltant de l’histoire des luttes et un chapitre aussi porteur de dignité humaine.
– W.E.B. Du Bois, Black Reconstruction, An essay toward a history of the part which black folk played in the attempt to reconstruct democracy in America, 1860-1880, p. 577.

L’émancipation de l’humanité, c’est l‘émancipation du travail et l’émancipation du travail, c’est la libération de cette majorité de travailleurs qui sont jaunes, basanés et noirs [« yellow, brown and black »].
– Ibid., p. 16.

Puisque vous appelez à des commentaires de lecteurs, je vous écris cette lettre pour soulever ce que je crois être l’erreur fondamentale dans votre vision stratégique de la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière américaine.

Cette erreur résulte selon moi de votre échec à saisir et à intégrer dans votre programme l’idée contenue dans cette affirmation de Marx :

Dans les États-Unis du nord de l’Amérique, toute velléité d’indépendance de la part des ouvriers est restée paralysée aussi longtemps que l’esclavage souillait une partie du sol de la République. Le travail sous peau blanche ne peut s’émanciper là où le travail sous peau noire est stigmatisé et flétri (Le Capital, Livre 1, chap. X, Section 7)1.

Alors que vous prêtez beaucoup d’attention au mouvement de libération des Noirs, que vous considérez avec raison comme partie intégrante des luttes pour la libération nationale, vous échouez à reconnaître son rôle spécifique dans la révolution prolétarienne aux États-Unis.

Vous le faîtes en dépit des mots justes de Mao, que vous citez, et selon lesquels : « Une lutte nationale est, en dernière analyse, une lutte de classe ». Je tenterai dans cette lettre de démontrer le bien-fondé de mes critiques et ce faisant, je présenterai ce que je considère être la stratégie adéquate pour la classe ouvrière américaine.


Le principal obstacle à la conscience de classe

Le principal obstacle idéologique au développement de la conscience de classe, des solidarités et de l’action politique dans le prolétariat est, et a toujours été, le chauvinisme blanc. Le chauvinisme blanc est le soubassement idéologique de la pratique du suprématisme blanc, c’est-à-dire de l’oppression des Noirs par les Blancs.

La classe dominante américaine a conclu un accord avec les dirigeants-traitres de la classe ouvrière, et à travers eux avec la masse des travailleurs blancs. Les termes de cet accord, élaboré au cours des trois siècles de développement capitaliste dans notre pays, sont les suivants : vous, travailleurs blancs, nous aidez à conquérir le monde et à asservir la majorité non-blanche de la main d’œuvre mondiale, et en retour, nous allons vous réserver le monopole des emplois qualifiés, vous protéger contre les effets les plus sévères des crises économiques, vous donner un accès à la santé et à l’éducation plus important qu’aux populations non-blanches, vous garantir la liberté de dépenser votre argent et votre temps libre comme bon vous semble, sans restrictions sociales, permettre à quelques-uns d’entre vous de s’élever hors des rangs de la classe ouvrière et, de manière générale, vous accorder les privilèges matériels et spirituels dignes de votre peau blanche.

Il y a bien sûr des failles dans ce dispositif. Les contradictions entre des forces antagoniques ne peuvent se résoudre en dehors d’un processus révolutionnaire. La masse des travailleurs blancs produit de grandes quantités de valeur et il existe de ce fait une lutte incessante pour la répartition de cette valeur – dans les limites imposées par l’accord.


Un étrange « pacte de complaisance »

Malgré cette lutte incessante et souvent féroce, il existe une sorte de « contrat » opportuniste entre les exploiteurs et une partie des exploités, au détriment du reste des exploités – en réalité un étrange « pacte de complaisance » !

Est-ce à dire que les travailleurs blancs sont dénués de tout potentiel révolutionnaire, qu’ils doivent être écartés des rangs des forces révolutionnaires ? Est-ce à dire que, s’agissant des travailleurs blancs, les communistes doivent se contenter d’attendre passivement que la classe dominante, poussée par la nécessité (par exemple la perte des possessions coloniales), n’en vienne à compenser ses pertes par le démantèlement des privilèges raciaux des Blancs et ne cherche à abaisser ceux-là au niveau des travailleurs noirs, basanés et jaunes ?

Cela n’implique, de mon point de vue, rien de tout ça. En dépit de leurs privilèges, les travailleurs blancs (à l’exception de l’aristocratie ouvrière) sont des prolétaires exploités, victimes d’un « stupide système de violence et de vol que nous appelons la Loi de l’industrie » (G.B. Shaws). Dans la lutte pour le socialisme, aussi bien que dans les luttes pour les revendications immédiates, sans lesquelles la classe ouvrière ne peut atteindre un niveau de conscience socialiste, les travailleurs blancs, comme leur frères noirs, basanés ou jaunes, ont « un monde à gagner ». Mais ils ont plus à perdre que leurs chaînes ; ils ont aussi à « perdre » leurs privilèges de Blancs, les avantages indirects qui les séparent du reste de la classe ouvrière et qui constituent le fondement matériel de la division dans les rangs des travailleurs.

D’après vos textes de congrès, le PL envisage le combat pour l’unité de la classe ouvrière de la manière suivante :

L’unité des travailleurs blancs et noirs ne peut être forgée qu’au travers des victoires des premiers dans leur lutte contre l’ennemi de classe commun pour leur propres revendications de classe, ainsi qu’en combattant le racisme et en supportant la cause de la libération des Noirs.

Dans un autre passage, cette fois extrait de l’éditorial sur Watts dans le numéro de Progressive Labor d’octobre 1965, on peut lire ceci :

Aujourd’hui, les ouvriers blancs sont généralement mieux lotis que les Noirs, qui doivent lutter pour obtenir du travail, des logements et des droits politiques complets. Mais aujourd’hui même, là où les travailleurs blancs combattent pour les mêmes revendications, ils sont aussi impitoyablement écrasés, comme les mineurs de charbon au chômage de Hazard (Kentucky), les 80 000 cheminots licenciés, victimes des syndicats de patrons2, ou encore les camionneurs sur lesquels on a fait tirer lors d’une récente grève dans le Tennessee.

Eux aussi se trouvent confrontés à la violente répression menée par les classes dirigeantes.

Tandis qu’un nombre toujours plus grand de travailleurs blancs perdent leur emploi du fait de l’automatisation et de l’incapacité de l’économie de guerre capitaliste à croître en même temps que la population, eux aussi devront se battre pour leurs revendications politiques et économiques, ou bien courber l’échine.

L’administration Johnson n’a qu’une seule réponse a apporter aux travailleurs qui luttent pour une vie meilleure : la terreur armée et l’élimination. De la même façon qu’il commet des génocides au Vietnam et au Congo, le gouvernement n’hésite pas à utiliser l’armée contre les Noirs sur le sol américain. Le même sort attend les travailleurs blancs qui résisteront quand ils sentiront la pression.

En rejetant les calomnies racistes de la presse et l’hystérie entretenue par les politiciens à la solde des patrons, en supportant la cause des Noirs dans leur lutte de libération, les travailleurs blancs se protègent eux-mêmes et préparent leur propre défense contre les attaques que Johnson lancera contre eux quand lui et ses patrons ne pourront plus satisfaire leur demandes.


L’écueil des « luttes parallèles »

Ces deux passages sont représentatifs de la ligne générale du PL ; tous deux évitent la question centrale de la lutte contre la suprématie blanche. S’y trouve énoncée de façon explicite et implicite l’idée selon laquelle les travailleurs blancs ont « leurs propres revendications de classe », distinctes des revendications de libération des Noirs (que vous résumez à « du travail, des logements et des droits politiques complets »), et que la voie vers l’unité des Blancs et des Noirs se situe dans les luttes parallèles de deux groupes de travailleurs pour deux séries de revendications.

C’est faux à double titre. D’abord, il n’est pas correct de réduire les exigences du mouvement de libération des Noirs à « du travail, des logements et des droits politiques complets » – ce sont là les exigences de tous les travailleurs. (Il ne suffit pas non plus de réduire la revendication d’autodétermination, comme vous le faîtes ailleurs, à un slogan en faveur de la nation noire : les écrits de Lénine sur la question nationale-coloniale établissent clairement que l’autodétermination d’une nation opprimée est un slogan dirigée vers la classe ouvrière du pays oppresseur.) L’exigence fondamentale de libération des Noirs est et a été pendant un siècle la fin de la suprématie blanche, la garantie pour le peuple noir de tous les droits bourgeois dont jouissent les autres secteurs du peuple américain, à l’exception des différentes minorités nationales opprimées.

Ensuite, la fin de la suprématie blanche n’est pas uniquement la revendication du peuple noir, séparée de celles de la classe ouvrière tout entière. Il ne peut être laisser aux Noirs la tâche de la combattre seuls, tandis que les travailleurs blancs « sympathisent avec leur lutte », « la supportent », « rejettent les calomnies racistes » etc., mais se battent en fait pour leurs revendications « propres ».

L’idéologie du chauvinisme blanc est un poison bourgeois qui vise essentiellement les travailleurs blancs, une arme aux mains des classes dirigeantes pour asservir les travailleurs blancs et noirs. Elle trouve son fondement matériel dans la pratique du suprématisme blanc, qui est non seulement un crime envers les non-Blancs, mais un crime envers le prolétariat tout entier. Par conséquent, son élimination constitue bien une revendication pour l’ensemble de la classe ouvrière. En fait, à bien considérer le rôle que cette pratique indigne a joué historiquement en neutralisant les luttes de la classe ouvrière américaine, le combat contre la suprématie blanche devient la tâche immédiate et centrale de l’ensemble des travailleurs.

Les formulations incorrectes et les faux-fuyants qui abondent dans les deux passages que j’ai cités tirés des textes du PL ne sont pas de malheureux lapsus. Car nulle part dans votre documentation on ne trouve un seul appel aux travailleurs blancs à combattre la suprématie blanche de la seule manière qui soit, en rejetant leurs privilèges de Blancs et en rejoignant le reste de la classe ouvrière dans une lutte pour les revendications de la classe tout entière.


Erreur programmatique – un cas de figure

Votre approche théorique faussée de la question se traduit par un programme inadéquat. Ainsi, dans un article signé Antaeus du PL d’octobre-novembre 1966, il est écrit :

Il reste désormais au mouvement ouvrier revitalisé, conduit par la base, à honorer un des plus grands héritages de son passé glorieux : combattre « l’intérêt national » imposé par les Johnsons, les Kennedys et leur maîtres capitalistes ; relever le niveau de vie de la classe ouvrière, résorber le chômage, particulièrement parmi les travailleurs noirs, portoricains et mexicains, lutter contre tout cela en lançant une lutte d’ampleur nationale pour la limite du travail hebdomadaire à 40 heures salariées. (C’est moi qui souligne.)

Eh bien, il semblerait que la limite du travail hebdomadaire soit plus utile que l’aspirine. Au jour d’aujourd’hui, il est probablement vrai qu’une diminution du travail hebdomadaire donnerait plus d’emplois aux travailleurs noirs, portoricains et mexicains.

On peut aisément faire le calcul : dans une usine fonctionnant avec 6 outilleurs, 60 opérateurs sur machine, 60 monteurs, 6 emballeurs et 3 balayeurs, chacun travaillant 40 heures par semaine, si le temps de travail hebdomadaire était réduit à 30 heures, on pourrait plus ou moins s’attendre aux changements suivants : au lieu des 6 outilleurs (tous blancs), il en faudrait 8 pour produire en 30 heures la même quantité de valeur produite en 40. Toutefois, comme il y une pénurie d’outilleurs, ils continueraient de travailler 40 heures dont 10 payées en heures supplémentaires. Au lieu des 60 opérateurs (tous blancs), il en faudrait 80. Les 20 en plus seraient recrutés parmi les monteurs qui ont le plus d’ancienneté (tous blancs). Resteraient donc 40 monteurs, pour 80 requis ; leurs rangs seraient complétés grâce aux petites annonces, dans la section « recherche : femmes », ou par l’emploi de chômeurs blancs. Pour les 2 emballeurs supplémentaires, l’usine pourrait embaucher un Blanc et un Noir. En fin de compte, pour fournir le balayeur supplémentaire (ne pourrait-on pas faire sans lui puisque nous sommes maintenant à 30 heures ?), un Noir serait embauché, conformément à la politique du personnel en usage.

Ainsi nous obtiendrions un gain net de 2 emplois pour les Noirs. Peut-être exagéré, mais pas tant que ça. Naturellement, ceux qui envisagent la revendication d’une semaine de travail plus courte comme une solution partielle au problème de l’oppression des Noirs prétendent que, proportionnellement, les Noirs en bénéficieraient davantage car ils représentent une part disproportionnée des chômeurs. Sans doute. On peut admettre la possibilité (mais non la certitude) que sur les 62 ou 63 nouveaux travailleurs nécessaires dans mon exemple, 4 travailleurs plutôt que 2 soient recrutés dans les rangs des chômeurs noirs ; il se peut même que dans les rangs des monteurs, la blancheur en soit quelque peu teintée.

« L’emploi juste par le plein emploi » – un slogan de la suprématie blanche

Mais cela viendrait-il troubler l’institution de la suprématie blanche ? Je ne m’oppose pas ici au slogan « 30 pour 403 ». Mais attendre, comme vous le faites, qu’il permette de « réduire le chômage, notamment chez les travailleurs noirs, portoricains et mexicains », revient seulement à ressasser l’argument de « l’emploi juste par le plein emploi » défendu par le ministre du Travail Wirtz et d’autres porte-paroles de l’aile « libérale » de la classe dirigeante. Au mieux (ce qui n’arrivera jamais), « l’emploi juste par le plein emploi » n’est qu’une autre façon de justifier la pratique qui consiste à employer les Noirs en dernier. Avec un tel slogan, on peut être sûr que le dernier chômeur embauché – celui qui fera le « plein » –, homme ou femme, sera aussi celui qui trouvera ça « juste ». En d’autres termes, « l’emploi juste par le plein emploi » n’est qu’une manière détournée de dire que la discrimination à l’embauche envers les Noirs se maintiendra aussi longtemps que possible.

Le fait est qu’exiger une plus grande part du gâteau pour la classe ouvrière ne change rien en soi à la répartition de cette part dans la classe ouvrière. En pratique, la classe dirigeante a toujours utilisé chaque concession qui lui a été arrachée pour accroitre l’écart entre Blancs et Noirs, faisant ainsi de chaque victoire de la classe ouvrière la cause de sa plus grande division. La semaine de travail plus courte, avec sa promesse de travail pour les derniers embauchés, ne remet pas en question le schéma qui détermine qui sera le dernier embauché et ne change par conséquent rien à l’inégalité entre les travailleurs blancs et noirs.

N’est-il pas exact qu’il y a eu des moments où le revenu réel moyen des Noirs a augmenté tandis que dans le même temps l’écart entre les travailleurs blancs et les travailleurs noirs grandissait lui aussi ? Ainsi, alors que les conditions d’existence des Noirs pouvaient momentanément s’améliorer dans l’absolu, relativement à celles des Blancs, elles se détérioraient. Accepter la prémisse selon laquelle l’amélioration de la condition des travailleurs noirs passe par l’augmentation de la part de la valeur créée revenant à tous les travailleurs revient à institutionnaliser la division au sein du prolétariat, et à accepter le statut d’infériorité des Noirs et des autres travailleurs de couleur.


« Si vous voulez des semaines plus courtes, laissez-moi vous dire quoi faire… »

J’irais plus loin – la classe ouvrière n’est pas en capacité d’imposer la semaine de travail plus courte, elle ne sera même pas en capacité de résister à l’offensive croissante de la classe dirigeante, sauf à s’attaquer d’abord à la suprématie blanche comme la cause principale de la division dans ses rangs.

Il n’y a pas de solution facile à ce problème. La lutte contre la suprématie blanche ne peut pas être remplacée par la lutte pour une plus grande part du gâteau qui serait répartie inégalement entre les travailleurs. La seule manière de surmonter la division dans la classe ouvrière est de surmonter la suprématie blanche.

Quelque part dans vos textes, vous insistez pour que 80% des emplois dans les grands établissements industriels du ghetto de Watts reviennent aux habitants Noirs de Watts, puisqu’ils représentent 80% de la population locale. Cette revendication comporte selon moi certains mérites, et aussi certains défauts. Mais s’il on retient ses mérites, dont le moindre n’est pas d’avoir soulever la nécessité d’une répartition plus juste des emplois existants plutôt que de compter sur la répartition toujours inégale de nouveaux emplois, permettez-moi de poser la question suivante : à qui s’adresse cette revendication ? Aux travailleurs noirs et aux chômeurs seuls ? Dans ce cas c’est un slogan diviseur qui doit être abandonné. À la classe ouvrière tout entière ? Dans ce cas, c’est un mot d’ordre unifiant, en partie au moins, et qui doit être soutenu. Mais il est alors nécessaire d’expliquer aux travailleurs blancs, en particulier à ceux des grandes usines de Watts, la raison pour laquelle ils doivent appuyer une telle demande, même si en apparence elle menace certains d’entre eux de perdre leur travail.

C’est la même chose avec le slogan qui, si j’ai bien compris, a été soulevé pendant la campagne de Wendy Nakashima (candidate du PL à la législature d’État en 1966) à New York l’année dernière. On m’a dit que sa proposition d’embauche préférentielle des Noirs et des Portoricains avait reçu un soutien important dans le district majoritairement noir et portoricain où elle a fait campagne. Il est facile de comprendre pourquoi. Mais si c’est une bonne revendication – et je suis convaincu qu’elle l’est –, alors elle doit aussi être bonne pour les travailleurs blancs, et on doit leur expliquer pourquoi afin qu’ils en deviennent des partisans actifs.

Car ne vous méprenez pas, avec la stagnation ou même la contraction de l’économie impérialiste U.S., la fin de la suprématie blanche, la fin de la position privilégiée des travailleurs blancs signifie pour eux moins de travail, moins d’emplois qualifiés, des logements plus pauvres, etc. – si cela ne va pas plus loin que ça. Car il est évident que si le taux de chômage parmi les Noirs est réduit, d’environ 25% où il se situe aujourd’hui à environ 8% (ce qui est un taux « normal » dans cette période de déclin impérialiste pour des travailleurs qui ne sont pas nationalement opprimés ou qui sont privilégiés par la suprématie blanche), alors le taux de chômage parmi les travailleurs blancs sera augmenté, de 5 % où il se trouve à présent (en vertu de leur privilège blanc) au taux « normal » de 8 %. Il en sera de même de la proportion d’emplois qualifiés et non qualifiés détenus par les Noirs et les Blancs, et ainsi de suite.


Si cela ne va pas plus loin que ça…

Mais notez s’il vous plait cette phrase dans mon dernier paragraphe : « si cela ne va pas plus loin que ça ». Car les conséquences de la fin de la suprématie blanche, qui ne peut être atteinte qu’en mobilisant et en élevant la conscience de la classe ouvrière tout entière, pourraient dépasser largement la seule répartition équitable de la misère. Le résultat d’une telle lutte serait en soi une classe ouvrière conscientisée, très bien organisée, expérimentée et militante – en somme, unie – et prête à affronter la classe dirigeante en un bloc compact. La fin de la suprématie blanche ne fait pas peser le moindre péril sur les intérêts réels des travailleurs blancs, elle met définitivement en péril leurs intérêts imaginaires, leurs intérêts falsifiés, leurs privilèges de Blancs.

Aussi longtemps qu’on laissera la suprématie blanche diviser la classe ouvrière, elle continuera de lutter sur deux plans distincts, l’un concernant les revendications « propres » de la classe et l’autre, à un niveau plus élémentaire (mais avec un degré plus haut de conscience de classe), visant en premier lieu les droits bourgeois ordinaires depuis longtemps gagnés par le reste des travailleurs. Aussitôt éliminée la suprématie blanche en tant que force à l’intérieur du prolétariat, la voie sera libre pour l’action de la classe ouvrière entière contre ses ennemis.

Et quels seraient les résultats d’une telle lutte ? Eh bien, imaginez : si ce n’était l’idéologie du chauvinisme blanc, les travailleurs américains aurait déjà un parti ouvrier, ce qui représente une étape importante dans la lutte des classes. Si ce n’étaient les émeutes au nom de l’idéologie du chauvinisme blanc, le Sud serait organisé, avec tout ce que cela implique. Si ce n’était l’idéologie du chauvinisme blanc, les ouvriers américains pourraient percevoir clairement le caractère raciste, impérialiste et antiprolétaire de l’agression U.S. au Vietnam, et lui opposer la seule attitude prolétarienne possible : l’opposition à l’impérialisme U.S.

Les communistes (individuellement, c’est essentiellement la tâche des communistes blancs, même si collectivement c’est la responsabilité du parti dans son ensemble) doivent aller vers les travailleurs blancs et leur dire franchement : vous devez renoncer aux privilèges que vous détenez actuellement, rejoindre les Noirs, les Portoricains et les autres travailleurs de couleur et combattre la suprématie blanche, cela doit être pour vous la tâche première, immédiate et la plus urgente de la classe ouvrière tout entière, en échange de quoi vous, avec le reste des travailleurs, recevrez tous les bénéfices qui viendront nécessairement récompenser une classe ouvrière (de différentes couleurs) qui combat main dans la main.

Cela ne signifie pas que le processus se déroulera par étapes distinctes et successives, soit, d’abord la fin de la suprématie blanche, puis une lutte massive pour des réformes et enfin la révolution. Il est probable que la libération noire n’ait pas lieu sans la conquête du pouvoir par la classe ouvrière dans notre pays tout entier. Cela signifie que, dans le cadre d’une mobilisation de la classe ouvrière entière contre la suprématie blanche, des victoires seront obtenues et que, c’est le plus important, l’idéologie du chauvinisme blanc sera dévoilé comme l’arme de l’oppresseur, préparant ainsi la classe ouvrière à la prise du pouvoir. De cette façon, les travailleurs russes emmenés par les Bolcheviks, ont fait de la libération de « leurs » colonies une partie intégrante de leurs propres revendications de classe (permettez qu’on utilise désormais votre phrase sans guillemets) et étaient donc préparés pour mener leur révolution.

« Le vrai secret » – Un parallèle instructif

Lorsque l’on consulte les écrits des fondateurs du socialisme scientifique, on y trouve une mine de renseignements sur la question. Dans une « Résolution sur les relations entre les classes ouvrières irlandaise et anglaise », rédigée par Marx en 1869 pour l’Association internationale des travailleurs, nous lisons ce qui suit :

D’autre part, la bourgeoisie anglaise a non seulement exploité la misère irlandaise afin d’aggraver la situation de la classe ouvrière en Angleterre, par la transplantation forcée de paysans pauvres irlandais, mais elle a en outre divisé le prolétariat en deux camps hostiles. Le feu révolutionnaire des travailleurs celtes ne s’accorde pas avec la force contenue et la lenteur des Anglo-Saxons. Dans tous les grands centres industriels d’Angleterre, il existe un profond antagonisme entre les travailleurs anglais et irlandais. L’ouvrier anglais moyen déteste l’ouvrier irlandais en qui il voit un concurrent qui dégrade son salaire et son niveau de vie. Il éprouve une antipathie nationale et religieuse envers lui. Il lui apparaît tel que les esclaves noirs apparaissaient aux Blancs pauvres du Sud des États-Unis. Cet antagonisme entre les prolétaires d’Angleterre est artificiellement entretenu et maintenu par la bourgeoisie. Elle sait que dans cet antagonisme réside le vrai secret de son maintien au pouvoir (souligné par Marx)4.

Le 29 novembre de la même année, dans une lettre à Kugelmann, Marx écrivait :

Je suis de plus en plus arrivé à la conviction – et il ne s’agit que d’inculquer cette idée à la classe ouvrière anglaise – qu’elle ne pourra jamais rien faire de décisif, ici en Angleterre tant qu’elle ne rompra pas de la façon la plus nette, dans sa politique irlandaise, avec la politique des classes dominantes ; tant qu’elle ne fera pas, non seulement cause commune avec les Irlandais, mais encore tant qu’elle ne prendra pas l’initiative de dissoudre l’Union5 décidée en 1801 pour la remplacer par des liens fédéraux librement consentis. Il faut pratiquer cette politique en en faisant non une question de sympathie pour l’Irlande, mais une revendication qui se fonde sur l’intérêt même du prolétariat anglais. Sinon le peuple anglais continuera à être tenu en lisière par ses classes dirigeantes parce qu’il est contraint de faire front commun avec elles contre l’Irlande Tout mouvement populaire en Angleterre même est paralysé par le différend avec les Irlandais qui forment, en Angleterre, une fraction très importante de la classe ouvrière6.

Veuillez noter la dernière phrase de la citation. Si Marx pouvait correctement observer que les travailleurs irlandais formaient une « fraction très importante de la classe ouvrière » en Angleterre, alors que devrions nous dire de la position des travailleurs noirs dans la classe ouvrière américaine en 1967 ?


Les travailleurs noirs sont des prolétaires – pas des « alliés » du prolétariat

Cela m’amène à une autre erreur que vous faites. Car de votre première erreur qui consiste à envisager la question nationale en-dehors des limites de la lutte des classes, il s’ensuit logiquement que vous isolez aussi les travailleurs noirs de la classe ouvrière dans son ensemble. De fait, vous reléguer les travailleurs noirs à des sortes de limbes, en marge du contingent principal de la classe ouvrière, tout au plus « alliés » du prolétariat – tout sauf ce qu’il sont en réalité : partie intégrante de celui-ci.

La preuve de ce que j’avance se trouve dans votre sous-estimation de l’importance des luttes de libération noire pour le futur de la classe ouvrière américaine. J’ai bien dit sous-estimation, car c’est bien cela dont vous vous rendez coupable en pratique. Je vais vous donner quelques exemples.

Vous identifiez, à juste titre, la construction d’une troisième force politique, un parti ouvrier, comme une tâche primordiale pour la classe ouvrière. Mais un tel parti est justement en train de naître sous vos yeux et, par chauvinisme (autant le dire clairement), vous ne le voyez pas. Votre chauvinisme vous empêche d’apprécier toute l’importance du mouvement de libération des Noirs et de ses organisations, comme le Black Panther Party dans le comté de Lowndes en Alabama, le Freedom Democratic Party dans le Mississippi, et d’autres manifestations de ce genre à travers le pays. Bien sûr, ces mouvements diffèrent dans leurs degrés de clairvoyance et de maturité, mais il ne fait aucun doute qu’ils représentent une voie pour sortir de l’étau du bipartisme. Supposons que le peuple noir parvienne à lancer un tel parti, ne rassemblera-t-il pas en son sein les éléments essentiels du programme d’un parti ouvrier, bien qu’il soit étiqueté comme parti noir ? La tâche première des marxistes-leninistes ne sera-t-elle pas, dès lors, de porter le programme de ce parti – quel que soit son nom – aux travailleurs blancs et de rallier leur soutien ? Et ce, même si ce parti voit le jour dans des circonstances loin d’être idéales, par exemple sous les auspices d’un démagogue et opportuniste comme Adam Clayton Powell, aussi longtemps qu’il sera un parti vivant, et non mort-né comme le Freedom Now Party of 1963, la même chose peut-être dite du Parti de 1963 – car n’oublions pas que le CIO [Congress of Industrial Organizations] est né en 1935 quand un ouvrier imposteur, John L. Lewis, en frappa un autre, William Hutcheson, à la mâchoire !

Si nous sommes dialecticiens, nous nous fondons sur ce qui est nouveau, et regardons sous les apparences des choses pour en découvrir l’essence. Une des caractéristiques essentielles de l’histoire américaine, qui doit être comprise par quiconque entend appliquer la théorie marxiste-leniniste aux conditions spécifiques de notre pays, est que traditionnellement, pour des raisons très concrètes, les Noirs ont fait avancer les revendications de la classe ouvrière toute entière, sous le masque des droits des Noirs !

Cela est vaut encore aujourd’hui avec le slogan « Pouvoir noir » [Black Power], dont la portée n’est pas limitée à la population noire. En tant que travailleur blanc, je déclare que je préfère mille fois vivre sous le Pouvoir noir  de Stokely Carmichael que sous l’impérialisme « blanc » de Lyndon Baines Johnson !

Le seul choix

Et c’est un choix auquel sont désormais confrontés, à un niveau ou un autre, tous les travailleurs blancs. On le constate de manière évidente dans le comté de Sunflower, Mississippi, où la seule alternative au Black Power, pour les Noirs comme pour les Blancs pauvres, se nomme Eastland7. Mais ou que ce soit, le développement de la lutte des classes soulèvera bientôt cette vérité saisissante qu’il n’y a que deux alliances possibles pour les travailleurs blancs : avec le patron, ou avec les travailleurs noirs ; l’abandon de toute prétention à décider de notre destin, ou la renonciation à nos privilèges blancs, depuis notre enfance même, en gage de notre âme révolutionnaire.

Le Mississippi Freedom Labour Union nous en fournit un autre exemple. Dans votre programme syndical, vous faites l’éloge de cette organisation que vous présentez comme une réponse nécessaire aux « pratiques Jim Crow » chez les ouvriers du cuivre. Très bien ! Mais vous la considérez comme une solution provisoire dans l’attente que les syndicats racistes ne viennent à changer leur politique. Pourquoi ne pas plutôt reconnaître qu’elle est le noyau d’un mouvement potentiel, authentiquement ouvrier et contrôlé par les travailleurs ? Vous constatez vous-mêmes que les responsables syndicaux sont en train de transformer les syndicats en un front fasciste du travail. Plutôt que de tourner autour du pot pour éviter cet écueil en recherchant de nouveaux alignements possibles parmi les travailleurs du cuivre divisés par les factions, pourquoi ne pas reconnaître ce qui est vraiment nouveau ? Dans le Mississippi nous voyons, chose incroyable (aux États-Unis), des travailleurs s’organiser et construire leur propre syndicat pour combattre les patrons. Allez-vous vous laisser aveugler par le fait que ces travailleurs sont noirs au point de ne pas voir que ce sont avant tout des travailleurs, et rester sur la touche, vos bouches pleines de mots condescendants d’admiration, incapables de voir que ces travailleurs noirs sont aujourd’hui les principaux représentants, non seulement du mouvement de libération noir, mais de la classe ouvrière américaine ?

C’est vrai que dans les conditions actuelles, avec une lutte de libération noire en plein essor tandis que le reste des travailleurs demeure en retrait, relativement passif, parler de « soutien » des travailleurs blancs au mouvement de libération noir ne manque pas d’impertinence. Le mouvement de libération noir fait aujourd’hui plus pour le socialisme et les revendications de classe du prolétariat qu’aucun autre mouvement « ouvrier », et représente un soutien ferme et concret au développement de luttes progressistes parmi les travailleurs blancs. Mieux, il constitue une base solide à partir de laquelle ces luttes peuvent progresser. Mais pour tirer partie de la force du mouvement noir, les travailleurs blancs doivent en premier lieu briser les liens qui les attachent au patrons (par lesquels ils sont « tenus en lisières par les classes dirigeantes » comme l’écrivait Marx à Kugelmann) en refusant le contrat de la suprématie blanche.

Le facteur subjectif ignoré…

Si cela n’est pas fait, nous assisterons à la répétition de ce qui est déjà arrivé plus d’une fois dans le passé : la crise s’installe, les conditions empirent, les travailleurs se radicalisent puis sont vaincus, car le facteur subjectif a été ignoré, car le privilège blanc et son infâme idéologie n’ont pas été spécifiquement, frontalement, systématiquement et courageusement dénoncés et abandonnés, en paroles et en actes.

Jusqu’à maintenant, je n’ai traité dans mes remarques critiques sur votre ligne théorique erronée, que du chauvinisme blanc. Mais vous affichez aussi son corollaire inévitable : de graves déviations dans le sens du nationalisme bourgeois. Puisque je considère la bataille contre le nationalisme bourgeois comme étant en premier lieu la responsabilité des Noirs informés par la théorie marxiste-léniniste, je me limiterai à relever un exemple tiré de vos textes. Dans le numéro de novembre-décembre 1966 de Spark, votre journal de la côte Ouest, vous rapportez le discours de John Harris, que vous présentez comme un militant du PL, tenu à un rassemblement massif à Watts : « Harris a parlé de la guerre du Vietnam et dit que les Noirs ne devraient pas se battre contre leurs frères vietnamiens, “qui leur ressemblent davantage que les Blancs qui les ont envoyés ici.” »

Une telle déclaration appelle peu de commentaires. Dans la bouche d’un nationaliste noir, elle eut été positive et aurait mérité d’être soutenue ; mais prononcée par un leader d’une organisation qui prétend être guidée par la science marxiste-léniniste, puis reprise dans une publication officielle de cette organisation, ce n’est rien de plus que de l’opportunisme sommaire.

L’avant-garde de la classe ouvrière est le foyer des prolétaires internationalistes ; tandis que le nationalisme bourgeois peut, à l’occasion, jouer un rôle positif à l’extérieur du parti, il n’a, à l’intérieur du parti, pas plus sa place que le chauvinisme blanc qu’il engendre.

Je voudrais conclure cette lettre en citant les mots du vieux John Brown8. Pendant de nombreuses années, c’était la mode dans les milieux de gauche américains que de rendre hommage à l’insurgé d’Osawatomie, tout en ignorant les leçons qu’il nous a enseignées. Cela se fait habituellement en condamnant le recours à la lutte armée au prétexte qu’elle était « appropriée pour une autre époque ». Mais il y avait plus, chez Brown, que sa détermination et son héroïsme. Il fut un observateur sérieux et attentif de la réalité sociale américaine. Dans son ultime lettre à sa famille, Brown écrit à ses enfants d’ « abhorrer, d’une haine impérissable, cette somme de toutes les infamies – l’esclavage ».

John Brown avait bien compris que tous les maux sociaux de notre pays étaient résumés dans cette « institution particulière » qu’est l’esclavage africain, sans l’abolition duquel aucun progrès dans quelque domaine que ce soit n’était possible.

Ainsi en était-il pour le vieux John Brown, ainsi en est-il pour nous, ses enfants. Car tous les maux de la domination impérialiste d’aujourd’hui – les guerres d’extermination barbares lancées contre les peuples colonisés et semi-colonisés, les meurtres par la famine, l’insécurité massive, la bride fasciste serrée sur le peuple américain, la culture piétinée et le mépris pour les aspirations descentes de l’humanité – tout ceci est résumé et concentré dans la théorie et la pratique infernales de la suprématie blanche. La combattre doit par conséquent être le premier point à l’ordre du jour pour toutes les forces progressistes de notre pays, et la clef de toute stratégie pour les marxistes-léninistes.

Fraternellement vôtre,
Noel Ignatiev
Mars 1967

Une lettre de soutien

Cher Noel,

Voici quelques commentaires sur votre ébauche de lettre à PL :

Esther et moi-même avons jusqu’ici été les seuls à partager ce point de vue et cette approche stratégique (pour autant que nous savons). Tout d’abord, personne n’a encore posé le problème de la stratégie ; ils sont « tous bien appareillés mais n’ont nulle part ou aller ». Nous avons tout simplement été grisés par votre lettre ; c’est un pur délice, un coup dans le mille contre une cible bien choisie. Il sera très intéressant de voir ce que le PL fera avec. Qu’ils l’ignorent à leur risques et périls – le crime sera connu !

Certaines personnes avec qui nous avons discuté de cette idée – la critique de la suprématie blanche comme stratégie-clé de la lutte pour le socialisme aux États-Unis – en ont saisi l’importance quasiment par instinct de classe, sans nécessairement accepter la théorie de base qui l’englobe et dont elle découle. Ces réactions encourageantes ont été plus fréquentes chez les Noirs que chez les Blancs, mais n’ont pas été limitées au Noirs.

D’autres, plus souvent des Blancs, ont simplement manqué l’essentiel, leurrés par ce que Du Bois appelle « le point aveugle dans le regard de l’Amérique9 ». Ils en sont venus à accepter l’oppression des Noirs comme une quatrième dimension de notre monde, aussi notre point de départ leur a paru trop subtil. La plupart ont donc semblé confondre notre attitude avec l’aversion commune pour la suprématie blanche (aversion que toute personne respectable présente comme allant de soi). Puis ils ajoutent : «  Et alors ? Rien de neuf à cela… », et se mettent à argumenter suivant les axes indiqués ci-dessous. Dans chaque cas, j’ai exposé nos arguments pour les réfuter.

Argument n°1 : Nous exagérons l’importance de la question noire.

Vous voyez, ils sont « rompus », « experts » (blancs, en général) sur la « question noire ». Si bien que leurs œillères de Blancs ne leur permettent pas de voir qu’il ne s’agit PAS de la question noire NI, par exemple, de l’histoire des Noirs et de leur lutte pour l’égalité des droits, etc., mais (comme certains journalistes noirs l’ont déjà écrit) de la « question blanche », des questions que posent la question blanche – la centralité du problème de la suprématie blanche et du privilège blanc qui, historiquement, ont entravé la lutte pour la démocratie, le progrès et le socialisme aux États-Unis.

Argument n°2 : Bien que la lutte contre la suprématie blanche soit essentielle, et même une des tâches les plus importantes, elle ne peut être considérée comme LA clé ; il y en a d’autres, tout aussi importantes, telle que la lutte contre la guerre du Vietnam et les guerres impérialistes en général, ou la solidarité avec les peuples nationaux opprimées qui luttent contre le joug de l’impérialisme.

Il me semble qu’un moment de réflexion au calme suffit à quiconque pour réaliser que le meilleur rempart politique, social et idéologique des semeurs de guerre impérialiste et des oppresseurs coloniaux est précisément la suprématie blanche en Amérique. Plus encore que « l’anticommunisme ». Car après tout, il y a maintenant les communistes « accommodants » et les « méchants » communistes. Au point que vous ne pouvez plus indigner les gens avec des « Mur de fer » et « Nous vous enterrerons10 ». Mais le danger que représentent les non-Blancs, de Lumumba à Mao, voilà quelque chose que chaque Américain de sang blanc est censé saisir instinctivement. Sérieusement, quelle est la plus flagrante lacune du mouvement pour la paix aux États-Unis ? C’est la mauvaise compréhension par les Blancs de la relation entre la question de la guerre et la lutte contre la suprématie blanche, leur échec à voir la guerre au Vietnam comme une guerre suprématiste et à la mettre en cause sur cette base. (Il y a bien sûr des exceptions à cela parmi les militants de la paix.) Ou, encore, d’ou vient le plus grand élan de solidarité en Amérique envers les peuples du monde opprimés ? il vient des Noirs. Et quel est la plus grande faiblesse de cette solidarité ? Ce sont les réflexes suprématistes conditionnés par trois siècles et demi d’oppression des Noirs et d’extermination des Indiens d’Amérique. Répétons-le, la lutte contre la suprématie et les privilèges blancs est la clé.

Argument n°3 : la lutte contre la suprématie blanche et les effets nocifs des privilèges blancs ne peuvent pas être la clé pour la simple raison qu’il n’est pas possible de « vendre » une telle idée aux travailleurs blancs, qui détiennent ces privilèges et sont saturés par l’idéologie suprématiste-blanche de la bourgeoisie. (Quelques-uns ajoutent encore) que ce n’est pas vraiment dans l’intérêt des travailleurs blancs.

Puisque c’est là le cœur de la tâche qui se dresse face à nous, des volumes d’articles devront un jour y être consacrés. Par conséquent, je n’essaierai pas d’épuiser la question en un demi-paragraphe. Mais, tout d’abord, ces éléments d’avant-garde qui s’inquiètent de la difficulté de « vendre » à leur base l’idée de renoncer au privilège blanc devraient commencer leur charité par eux-mêmes : ils devraient d’abord « balayer devant leur porte » et se demander s’il sont eux-mêmes décidés à renoncer à ces privilèges et à maintenir une vigilance de tous les instants dans cet effort. Plus objectivement, ceux qui font usage de cet argument ont, ouvertement ou tacitement, cessé de considérer les travailleurs américains (leur fraction blanche au moins) comme un facteur potentiellement révolutionnaire. Ils continuent d’espérer quelque Deus ex machina pour délivrer les travailleurs américains de ce qu’il regardent comme une situation historiquement « désespérée ». J’ose affirmer catégoriquement en me fondant sur l’étude, la participation et l’observation des faits historiques que le socialisme ne peut être construit avec succès dans un pays où les travailleurs s’y opposent – et les travailleurs qui cherchent à préserver leurs privilèges de peau ne veulent pas du socialisme – Ainsi, encore une fois, en Amérique, le combat contre la suprématie blanche et le privilège blanc est la clé. (Signalons au passage la contradiction implicite dans le fait de dire que la lutte contre la suprématie blanche est « une des plus tâches les plus importantes », tout en affirmant que les travailleurs blancs ne peuvent pas être gagnés à cette cause – et notons ce que cela implique : l’abandon de l’une ou l’autre de ces tâches, et dans les faits, des deux.)

Argument n°4 : Nous – ceux qui défendent la position que vous soutenez dans votre lettre au PL – ne sommes que des Blancs qui réagissons subjectivement, poussés par un sentiment de culpabilité pour notre complicité dans le système suprématiste-blanc en vigueur aux États-Unis.

Dans la mesure où il y aurait dans nos arguments cet sorte de subjectivisme contre lequel ils nous mettent en garde, le remède résiderait dans l’injonction faîtes par le vieux John Brown à ces enfants (vous citez la même lettre) : « Souvenez-vous des prisonniers comme si vous étiez prisonniers avec eux. » Comme vous le dîtes dans votre lettre : « Il n’y a que deux alliances possibles pour les travailleurs blancs : avec le patron, ou avec les travailleurs noirs ; l’abandon de toute prétention à décider de notre destin, ou la renonciation à nos privilèges blancs, depuis notre enfance même, en gage de notre âme révolutionnaire. » C’est précisément le facteur subjectif, le courant mortel du mouvement ouvrier et démocratique aux États-Unis, l’influence de la doctrine raciste et bourgeoise de la suprématie blanche, sur laquelle nous devons concentrer notre attention. Que cela puisse avoir des répercussions dans la subjectivité des individus est tout à fait normal, on pourrait dire, nécessaire. John Brown était « subjectif » concernant le système abominable de l’esclavage. (Rappelons-nous, de la même façon, le « subjectivisme » de Marx dans ce commentaire acerbe adressé à Engels : « La bourgeoisie se souviendra longtemps de mes furoncles ! ») Si quelqu’un doute de la pertinence révolutionnaire de tels « sentiments de culpabilité », il n’a qu’à commencer par « les faire savoir» et la bourgeoisie lui fera savoir ce qu’il en est de mille manières !

Si ce qui nous semble à nous primordial, est encore trop subtil pour se présenter comme tel à beaucoup de gens très bien, nous pouvons peut-être trouver un certain réconfort en nous souvenant de ce qui suit : dans une lettre à Engels (24 aout 1867), Marx, évoquant le volume I du Capital tout juste publié, écrit : « la chose la plus importante dans mon livre – et dont dépend toute la compréhension des faits – c’est le double caractère du travail suivant qu’il est exprimé en valeur d’usage ou en valeur d’échange, dont il est question dès le premier chapitre… » Pourtant, cette « chose la plus importante » était une distinction qui avait échappé aux meilleurs économistes politiques classiques, Petty, Smith, Ricardo, du fait de leurs œillères bourgeoises qui les empêchaient de voir le capital comme une catégorie historique – plutôt que naturelle. Peut-être trouverons nous aussi du réconfort à nous rappeler que Lénine insistait pour distinguer un vrai révolutionnaire d’« un bourgeois ou un petit-bourgeois ordinaire » dans les oscillations autour de l’acceptation de l’idée subtile de dictature du prolétariat.

Encore bravo pour l’excellent travail que vous avez fait dans votre lettre au PL.

Traduit de l’anglais par Jean Morisot
Source en anglais : http://www.sojournertruth.net/whiteblindspot.html

  1. Trad. : marxist.org (https://www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-I/kmcapI-10-7.htm). []
  2. « The Johnson-bosses-union-gang-up » dans le texte original, en référence au président Lyndon Johnson. []
  3. « 30 for 40 », exprime la revendication d’une semaine de 30 heures pour le même salaire que la semaine de 40 heures. []
  4. Traduit depuis la citation. []
  5. Union imposée à l’Irlande par l’Angleterre au lendemain de l’écrasement du soulèvement irlandais de 1798. À partir de 1820, les Irlandais ne cessèrent de revendiquer leur indépendance. []
  6. Traduction et note d’après : Lettres à L. Kugelmann, « Lettre de Marx, 29 novembre 1869 » in https://www.marxists.org/francais/marx/works/00/kug/km_kug_18691129.htm#_ftn5 []
  7. James Oliver Eastland, sénateur démocrate Mississippi au Congrès des États-Unis en 1941 puis de 1943 à 1978, connu pour son anticommunisme, son opposition au mouvement des droits civiques et sa défense de la ségrégation raciale dans les États sudistes. []
  8. John Brown était un abolitionniste blanc qui a décidé de mener une forme de lutte armée dans le Kansas aidé de ses cinq fils à partir de 1855. Il est condamné à mort en 1859 après avoir pris d’assaut un arsenal d’armes en Virginie dans l’optique de mener une insurrection d’esclaves. []
  9. « Blindspot in the eyes of America », (Black Reconstruction, p. 577). []
  10. Selon une célèbre phrase adressée Nikita Khrouchtchev aux ambassadeurs occidentaux lors d’une réception à l’ambassade de Pologne à Moscou le 18 novembre 1956. (« Que vous le vouliez ou non, l’histoire est de notre côté. Nous vous enterrerons. ») []
Noel Ignatiev et Theodore Allen
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