Un « régime néolibéral de la race » est appliqué aux Roms par une gauche qui a trahi ses engagements et ses militants. C’est la thèse qui est défendue à quatre mains par le politologue Eric Fassin, les journalistes Carine Fouteau (Mediapart) et Aurélie Windels (Cette France-là) et le militant associatif Serge Guichard dans un livre intitulé « Roms et Riverains – Une politique municipale de la race », publié chez La fabrique, la maison d’édition d’Eric Hazan.
Dans un premier chapitre qui est le plus cohérent et le plus dense, Eric Fassin décrypte la fabrication de la « question rom » à travers notamment un processus de déshumanisation des populations concernées, puis de dépolitisation et la création d’une nouvelle « figure du peuple », le « riverain », toujours « excédé », vers qui tous les micros se tendent. Et ce tandis que les nombreux voisins solidaires sont superbement ignorés par les politiques comme par les médias.
Il rappelle que ce processus élaboré sous la droite a été amplifié sous la gauche de François Holande qui, dès son arrivée au pouvoir, a renié ses promesses dans ce domaine comme dans tant d’autres. Une gauche qui, entre autres, n’a pas hésité à appliquer cette « politique de la race » aux Roms alors qu’elle se présentait jusque là comme « antiraciste ». « En 2010, à entendre les protestations de l’opposition, on pouvait encore croire que la politique à l’égard des Roms traçait une frontière entre la droite et la gauche », écrit Eric Fassin, professeur à Paris 8. » Mais « peu après l’élection de mai 2012, on a vu ressurgir le même langage et la même gestion à l’endroit des mêmes populations. C’est le nouveau ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, qui incarne dès lors la politique qu’il dénonçait en 2010. Et en 2012, c’est à nouveau au coeur de l’été que se sont multipliés les démantèlements de bidonvilles donnés en spectacle à l’opinion, comme pour célébrer l’anniversaire du discours de Grenoble » prononcé par Nicolas Sarkozy.
Seul signe d’une politique qui pourrait être moins brutale que sous la droite, la circulaire interministérielle du 26 août 2012 « n’a pas été appliquée par le gouvernement qui l’a émise, et qui continue de s’en réclamer », rappelle-t-il.
La continuité est bien là: « Les Roms auraient +vocation+, selon le terme que Manuel Valls emprunte à Nicolas Sarkozy et ses ministres Brice Hortefeux, Eric Besson et Claude Guéant, à rentrer en Roumanie ou en Bulgarie – conformément à leur culture ».
« Depuis l’été 2012, la gauche (revenue au gouvernement) reprend à son compte la politique de stigmatisation des Roms, sans rencontrer de résistance sur sa droite – mais aussi sans provoquer en réaction de mobilisation importante », relève le chercheur. « On assiste ainsi à l’effacement successif de trois clivages: entre l’extrême droite et la droite en 2010, entre la droite et la gauche gouvernementales en 2012, et enfin, en 2013, entre les ailes droite et gauche du gouvernement. C’est la condition de possibilité de la constitution d’une véritable +question rom+, soit une politique fondée sur l’effacement de son caractère politique ».
« Le culturalisme de nos gouvernants s’accompagne souvent d’une complète ignorance de la réalité culturelle, qui pourtant ne les réduit nullement au silence », note l’universitaire. « C’est ainsi que de nombreux responsables politiques et administratifs continuent d’invoquer le prétendu nomadisme des Roms » et à les confondre allègrement avec les gens du voyage, Français à 95%, souvent depuis des générations, et itinérants ou semi-itinérants.
Or selon Eric Fassin, les Roms ne se définissent pas par une prétendue culture ou origine commune mais avant tout « par l’expérience de la discrimination ». « Cette politique de la race menée en France aujourd’hui par la gauche gouvernementale, comme hier sous un gouvernement de droite…justifie de traiter des êtres humains de manière inhumaine sans pour autant se sentir moins humain ».
Pour dépolitiser la présence ou l’avenir des Roms en France, la question n’est abordée le plus souvent que sur le plan local – au niveau de la municipalité ou de l’agglomération. Selon la présentation qui en est faite par les gouvernants comme par la plupart des médias, lors des expulsions à répétition de bidonvilles, « l’Etat ne ferait que répondre à la demande des élus locaux, qui sont eux-mêmes le relais des +riverains+ ». « Le +riverain+ est une figure politique emblématique des années 2000 qui doit beaucoup à Nicolas Sarkozy », une sorte de « nouvelle figure du +peuple+ », explique Eric Fassin. L’exaspération de ce riverain inventé ou fantasmé « devient ainsi le fondement d’une politique populiste de droite qu’entreprend de copier la gauche gouvernementale ». Dans un processus qui n’a rien de spontané un maire – de droite comme de gauche – « peut marquer sa compréhension bienveillante à des +riverains+ dont il a encouragé voire suscité la protestation parfois virulente, pour répondre ensuite à une exaspération populaire dont il est l’instigateur. »
Les « riverains » ne sont plus de simples voisins mais désignent « les principaux opposants aux Roms », assure Aurélie Windels, dans le second chapitre, dédié à ce thème . « Il y a pourtant parmi ces voisins, des citoyens qui, loin d’être +excédés+ par la présence des Roms, ne comprennent ni ne cautionnent l’acharnement que ces derniers subissent. Toutefois ces riverains-là ne sont pas reconnus comme tels: faute de confirmer le sens commun, ils se voient privés de toute visibilité médiatique. A l’inverse, certains qui n’ont pas de Roms pour voisins mais manifestent avec véhémence leur désapprobation…se voient gratifiés du label +riverains en colère+. Une large tribune leur est aussitôt offerte où ils ont le loisir de dérouler la liste de leurs idées reçues sur cette population qu’ils ne côtoient pourtant pas. »
Dès qu’il s’agit de pseudo-riverains, on entend surtout des phrases qui brillent aussi bien par leur originalité que par leur intelligence, comme « on n’est pas raciste mais ces gens-là, moins on les voit, mieux on se porte ». Mais dans la réalité, le monde est plus complexe ou moins manichéen, souligne Eric Fassin: « les voisins s’avèrent partagés: si certains sont exaspérés par les bidonvilles, d’autres manifestent une solidarité exemplaire », apportant nourriture, vêtements, aidant dans les démarches administratives ou assumant le ramassage scolaire des enfants roms. Mais la colère de ces voisins solidaires n’est quasiment jamais relayée car elle vise les pouvoirs publics et non les Roms. Et les expériences de solidarité allant jusqu’à la colocation, décrites par Carine Fouteau ou Aurélie Windels, tombent également dans les oubliettes politico-médiatiques.
Au delà du décryptage de l’instrumentalisation de la « question Rom », le livre a le mérite d’aborder à travers le récit autobiographique de Serge Guichard un sujet dont on entend finalement peu parler depuis l’arrivée au pouvoir de François Hollande: l’isolement, le découragement et la dépression de militants de gauche qui ont lutté pendant des années contre la politique de Nicolas Sarkozy et se retrouvent seuls à faire front face à un gouvernement qui poursuit voire accentue les politiques en question. « Tout se passe comme si, au retrait de l’Etat, correspondait un retrait comparable des appareils nationaux, qu’ils soient politiques, associatifs ou religieux », observe Eric Fassin. « On voit par exemple se mobiliser des militants communistes, plutôt que le Parti communiste; ils peuvent d’ailleurs se retrouver en tension, en particulier en Seine-Saint-Denis, avec des élus locaux du Front de gauche. » « La souffrance ne résulte pas uniquement du deuil d’une politique de gauche…Le plus difficile sans doute dans ce combat, c’est de persister à se penser comme sujet politique quand les discours officiels convergent pour dénier le caractère politique de la +question rom+, réduite à la simple gestion technique ou bien à une démarche purement humanitaire. Dès lors chacun est laissé seul avec son engagement – sans relais institutionnel ou presque », poursuit le politologue.
Le témoignage de Serge Guichard, membre fondateur de l’Association de solidarité en Essonne avec les familles roumaines roms (Asefrr) est courageux. Il déclenchera peut-être une forme de « thérapie collective » dirigée vers l’action de milliers de militants de gauche qui, comme lui, ont été littéralement « sidérés » par les trahisons de François Hollande et de son gouvernement. Pour Serge Guichard, c’est « le déchaînement de l’été 2012″ sous forme de déclarations ministérielles haineuses à l’égard des Roms et d’expulsions à répétition de bidonvilles accentuant à chaque fois la précarité des familles qui a été à l’origine de cet état. « Nous attendions un apaisement; l’aggravation nous a pris par surprise », avoue-t-il. « Les expulsions mais aussi la manière d’expulser, le tout assorti de déclarations humanitaires: c’est pour leur bien qu’on les expulse ! Et la circulaire interministérielle d’août 2012 vient légitimer cette hypocrisie. Personnellement, malgré l’épuisement, je n’arrive plus à dormir. La peur s’est installée en moi, devant le spectacle d’une société qui part à la dérive. Le sentiment de gâchis, d’échec, d’impasse est terrible. Parler de sidération, c’est dire qu’il y a non seulement l’indignation mais aussi l’impuissance – au risque de la paralysie », analyse avec lucidité ce militant personnellement harcelé et poursuivi pour son engagement auprès de familles Roms.
Mais pourquoi les politiques français, à l’instar de certains de leurs voisins européens comme les Italiens ou les allemands accordent-ils tant d’importance à la « question rom » ?, s’interrogent les auteurs. « Rien ne permet de penser que la +question Rom+ soit la préoccupation principale des électeurs, qui ont bien d’autres soucis », répond Eric Fassin. Mais « on met le projecteur sur l’accessoire pour mieux laisser dans l’ombre l’essentiel ». Ce serait selon lui une bonne manière pour François Hollande et ceux qui le soutiennent de faire oublier une série de reniements en « jetant +les Roms+ en pâture » aux classes populaires qui sont les principales victimes du violent virage néolibéral opéré par le président socialiste. Dans ce « régime néolibéral de la race » qui consiste à « ne pas laisser vivre, sans pour autant faire mourir », la « vocation » des Roms, en France et au delà dans « l’Europe néolibérale » serait donc d’être « entre déchet économique et rebut politique ».
L’ouvrage collectif ne laisse pas le dernier mot aux politiques mais aux principaux intéressés, les Roms, que l’on entend finalement si peu directement. En faisant parler les familles vivant une hostilité croissante allant jusqu’à l’agression sur les trottoirs de la place de la République, que la municipalité parisienne a rénovée récemment et veut donc garder « propre », Carine Fouteau et Aurélie Windels soulignent à quel point « leur misère est vécue comme une provocation, une remise en cause de l’ordre établi. Elle fait revivre les taudis des années 1960, dont les habitants – principalement algériens – étaient accusés de ne pas vouloir s’intégrer ». Déjà.
A Lille, Gabriela, une jeune mère, exprime en peu de mots l’intensité du racisme institutionnalisé que tant de Roms vivent au quotidien: Gabriela est brune et a dû se résoudre à raser les cheveux blonds de sa fille Valentina pour que la police, l’administration et les passants cessent de l’accuser d’être une voleuse d’enfant. Et aussi pour qu’une quadragénaire aisée arrête de la harceler en lui proposant avec insistance d’acheter la fillette. « Les gens sont fous », conclut Gabriela, renvoyant effectivement à leurs délires racistes les Etats et les individus qui agissent selon des logiques aussi toxiques pour la société tout entière.
Isabelle Ligner
« Roms et riverains. Une politique municipale de la race »
Éric Fassin, Carine Fouteau, Aurélie Windels et Serge Guichard