Dix ans après la loi qui a interdit le foulard à l’école : pourquoi il faut l’abroger.

 

Un de mes camarades anticapitalistes a réagi sur une liste de discussion militante à la (modeste) campagne pour abroger la loi de 2004 qui interdit le port du foulard par les élèves dans les écoles, collèges et lycées de France. Voici ce qu’il écrit :

 

 

« Certains à gauche font campagne pour abroger la loi sur les signes religieux à l’école. Ce texte a eu le mérite de ramener la paix dans les établissements scolaires. Abroger cette loi serait une grave faute politique et un signe d’encouragement donné à tous les fondamentalismes religieux. Capituler n’a jamais été une bonne chose. La paix civile implique que la religion reste une affaire privée. Comment se fait-il qu’il y a 30 ans très peu de femmes portaient de foulard à Alger Rabat ou ailleurs ? Et puis les 3 religions monothéistes n’ont que faire de la place de femmes dans la société sauf les asservir et les cantonner dans un rôle second. Alors je défends cette loi qui a été salutaire. Les problèmes sont réglés dans l’enceinte scolaire alors ne réveillons pas inutilement le diable. »

 

 

Il m’a semblé que sa prise de position illustrait plusieurs erreurs graves faites par des militants de gauche qui se bat contre le racisme en général, mais qui défend ces interdictions qui sont, à mon sens, des interdictions racistes, quelles que soient les intentions de ceux qui interdisent. J’entreprends ici donc de répondre à ce qu’il dit… et à ce qu’il ne dit pas.

 

 

1.     « Ce texte a eu le mérite de ramener la paix dans les établissements scolaires ».

 

 

L’objectif des antiracistes ne peut qu’être en soi « la paix » mais « la justice », mais laissons cela de côté pour l’instant. Il est faux de dire que « la paix » était menacée dans les établissements scolaires avant la loi de 2004. Aujourd’hui à l’université le foulard est accepté. Dans chacun de mes cours (je travaille à la fac) il y a une ou deux jeunes femmes qui portent le foulard. J’ai constaté zéro cas de troubles de la paix. Dans l’essentiel des pays européens, on peut porter un foulard au collège ou au lycée. Troubles de la paix civile ? Insignifiants. (Et rappelons-nous qu’être anticapitaliste a toujours signifié savoir sortir de la petite analyse nationale). La gauche radicale au niveau international est d’ailleurs  atterrée en voyant les prises de positions contre l’islam d’une grande partie de la gauche française.

 

 

Des incidents liés au foulard existaient, dans les années 1990 et 2000 uniquement dans les écoles où des militants « anti-foulard », généralement des enseignants, souvent des gens de la gauche ou de l’extrême gauche lançaient des campagnes contre les filles en foulard. Ils disaient défendre la laïcité : rien n’est moins sûr.

 

 

C’était une campagne malhonnête, qui n’expliquait pas sa véritable raison d’être. Dans certains collèges, des enseignants ont fait exclure des jeunes filles de l’école pour port de foulard en prétextant des dangers pour la sécurité ! La loi était censée donner une force juridique à ces envies très minoritaires d’exclure (et aussi de détourner l’attention des vrais problèmes de l’éducation dans une époque néolibérale). La grande majorité des élèves et des parents ordinaires n’avaient aucune envie de voir des jeunes filles exclues, même si, face à une campagne idéologique très puissante, peu ont su ou voulu s’opposer activement à la loi.

 

 

Tout le monde sait que la loi visait à exclure des filles en foulard. Mais ça gênait, à gauche, de discriminer contre un signe religieux porté avant tout dans des familles issues de l’immigration. Alors il fallait faire semblant qu’il s’agissait d’une campagne contre tous les signes religieux. Ce n’était donc pur coïncidence si dans les années 1930, 1940, 1950, 1960, 1970, 1980 il n’y avait pas eu de campagne contre le port de la croix dans les écoles !! Même aujourd’hui, beaucoup d’élèves et d’enseignants même portent des petites croix. La loi donc devait (trouvaille époustouflante)  spécifier que tous les signes religieux n’étaient pas problématiques, seulement les signes « ostensibles ». Pourquoi ce vocabulaire tout à fait bizarre ? On donnait aucune raison pour cette distinction. Tout le monde savait pourquoi – pour que ce soit les musulmans presque  les seules ciblées.

 

 

Ce mensonge est tout simplement propre à une loi d’exception, adaptée afin de ne pas exclure des élèves qui portent la croix qu’on voit habituellement. Si nous avions vécu dans un pays où les musulmans portaient de petits bracelets pour marquer leur religion, et les chrétiens portaient de gros badges noirs, la loi aurait été écrite différemment, et aurait exclu les seuls signes religieux discrets !

 

 

2 « La paix civile implique que la religion reste une affaire privée »

 

 

Ici le camarade énonce un principe extrêmement étrange. La loi sur la laïcité de 1905 n’impose nullement que la religion soit cantonnée à l’espace  privée. Les vacances de Noël, les jours fériés religieux, et des dizaines d’autres éléments montrent la présence de la religion dans la vie publique, voire institutionnelle, en France. Il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais une campagne contre ces aspects de notre société : encore une fois, ce n’estq ue l’islam qui est visé, mais les gens de gauche n’osent souvent pas le dire.

 

Dans un sens, bien sûr, la religion est une affaire privée : la décision de croire ou ne pas croire, de pratiquer ou de ne pas pratiquer doit appartenir uniquement à l’individu. Mais privée ne veut pas dire cachée. L’école publique doit accueillir le public, pas le public-qui-fait-semblant-de-ne-pas-être-ce-qu’il-est.

 

 

Pour être véritablement une affaire privée, comme certaines autres activités humaines, il faudrait interdire la pratique religieuse sur la voie publique, dans les aéroports et les parkings etc. Mais le principe de la démocratie va à l’encontre d’une telle idée. D’ailleurs, pour tous les défauts des Nations Unies, leur déclaration des droits de l’homme précise dans son article 18 que

 

 

« Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites. »

 

 

Les militants anticapitalistes ont toujours considéré qu’il faudrait qu’il y ait bien plus de libertés dans la société que ce qui est actuellement le cas sous le capitalisme. Chacun doit avoir le droit de croire ou de ne pas croire, d’expliquer ou ne pas expliquer pourquoi il ou elle croit ou ne croit pas, de considérer que les autres n’ont rien compris etc. Ceci est particulièrement important pour les travailleurs ordinaires et leurs familles. C’est dans la plus grande liberté d’expression et de discussion fraternelle qu’on pourra convaincre que notre philosophie anticapitaliste est utile.

 

 

3. « Comment se fait-il qu’il y a trente ans très peu de femmes portaient le foulard à Alger, à Rabat etc. ? »

 

 

La question est posée et nous sommes censés, je crois, savoir y répondre tout seul : quelque chose va de soi. Mais cette phrase, dont des versions différentes sont très courantes à gauche (ce n’est pas du tout une position particulière de mon camarade montreuillois) montre un manque grave dans la capacité des gens de gauche de penser la situation des musulmans français aujourd’hui. Dès qu’on parle des musulmans français, les camarades parlent de l’Arabie saoudite ou de l’Afrique du Nord (par ailleurs, jamais du pays musulman le plus grand de loin, l’Indonésie). Mais vivre sa religion ici sans se faire rejeter est un droit démocratique essentiel. A Montreuil et dans d’autres villes aujourd’hui, des mères qui portent le foulard qui veulent accompagner des sorties scolaires au même titre que les autres mères se trouvent interdites dans certaines écoles. Et l’essentiel de la gauche refuse de leur porter un soutien solide (parfois des soutiens très discrets peuvent s’entendre).

 

 

Il y a quelques mois, une militante de gauche me disait qu’elle voulait bien soutenir ces mères qui luttent pour une égalité de traitement *à condition que* ces mêmes mères soutinssent des luttes dans d’autres pays, lointains, de femmes obligées de se voiler et qui ne veulent pas le faire.

 

 

Il se trouve que toutes les organisations des mères françaises qui se mobilisent sur cette question défendent explicitement l’idée qu’aucune femme ne doit être obligée de mettre ou d’enlever le foulard, que c’est à la seule femme de choisir. Mais, par ailleurs, quelle condition ridicule ! Lorsque, il y a quelques décennies des militants de gauche exprimaient leur solidarité envers les catholiques discriminés en Irlande du Nord, et soutenaient leur campagne pour « une personne un vote », cela ne venait à l’esprit de personne de dire « Nous vous soutenons à condition que vous dénoncez vos co-religionnaires qui font des choses horribles en Amérique du Sud ! »… Mais en France aujourd’hui tout musulman qui veut faire de la politique est considéré comme suspect. Je connais un militant musulman socialdémocrate qui se fait traiter de « intégriste salafiste » à tout bout de champ par des militants censés être plus à gauche que lui !

 

 

La triste réalité, comme l’a bien exprimé Catherine Samary est que

 

« La lutte contre « l’obscurantisme » recouvre malheureusement bien souvent d’épaisses couches de mentalité archéo-coloniale. » (Dans son article ici : http://revuesocialisme.pagesperso-orange.fr/s15samary.htm)

 

 

Ou plus simplement : derrière le musulman politisé, il ne manque pas des gens, même très à gauche, qui insistent pour voir caché « l’arabe sournois ». Depuis que je milite aux côtés des mères musulmanes pour leur droit à accompagner les sorties scolaires comme les autres mères, on me demande « Qui les manipulent ? » Un militant de gauche n’oserait pas dire cela d’un autre groupe de femmes qui se mobilisaient contre l’injustice !

 

 

4 « Les trois religions monothéistes n’ont que faire de la place de femmes dans la société sauf les asservir et les cantonner dans un rôle second. »

 

 

Dans cette phrase, le camarade suggère que le foulard est imposé par la religion sur des femmes pour les soumettre. Ce qui pose la question, essentielle des raisons pour le port du foulard par beaucoup de musulmanes françaises.

 

 

C’est, il me semble, un principe de base pour les anticapitalistes, lorsqu’une crise ou une controverse éclate concernant un groupe dominé d’écouter avec une attention particulière la voix des gens directement concernés. Lorsqu’une grève se produit, nous disons toujours « Ne croyez pas tout ce que disent les médias, écoutez les témoignages des grévistes ! », et les meilleurs journaux à gauche laissent un grand espace aux témoignages des exploités et des dominés. Le « débat » sur le foulard a été tout autre. D’innombrables « experts » furent interrogés, et presque jamais les femmes qui portent le foulard (même si récemment il y a eu quelques rares exceptions). L’idée semblait être « elles ne sont que des soumises, alors elles n’ont qu’à la fermer ! Nous leur dirons le sens de leurs pratiques. » On ne peut pas dire que c’est un principe de ceux qui se battent pour une société meilleure ! 

 

 

Je ne peux que recommander le livre « Les filles voilées parlent » qui consiste en de longs entretiens avec des filles, dont certaines ont été exclues des lycées. Le film (assez facile à trouver en ligne) de Jérôme Host, « Un racisme à peine voilé » également permet d’entendre la voix des filles concernées. Ce n’est pas dire, que chacun est obligé d’être d’accord avec ce que disent les filles, mais ce « débat » est généralement tenu sans la moindre intervention des femmes en question, ce qui est véritablement scandaleux.

 

Un des éléments qui ressort de ce livre et de ce film est que supposer que les françaises qui portent un foulard sont plus soumises que celles qui n’en portent pas est proprement ridicule. D’ailleurs, cela n’expliquerait pas la situation courante où dans une famille certaines femmes le portent et d’autres non.

 

 

Le fait que tant de militants et militantes de gauche ont été prêts à prendre position sur cette question sans chercher à connaître le moindre du monde les femmes en question est très inquiétant. Cela me rappelle les années 1970 quand tout le monde avait ses préjugés sur les homos mais presque personne voulait que les homos aient droit à la parole.

 

 

5 « Les problèmes sont réglés dans l’enceinte scolaire. »

 

 

Il me semble difficile de considérer comme une victoire pour nos valeurs une situation où une discrimination est acceptée parce que les personnes concernées sont trop intimidées pour réagir. L’effet de la loi est assez difficile à mesurer, il est vrai. Mais elle a donné naissance à une demande d’écoles musulmanes qui n’existait pas auparavant (même si même aujourd’hui il y a extrêmement peu d’écoles musulmanes en France). Il a convaincu une partie significative de la communauté musulmane que l’école est contre elle.

 

 

Enfin, pointer les musulmans du doigt dans les écoles a participé à l’encouragement de l’islamophobie ailleurs dans la société, parfois l’islamophobie violente.

 

Une injustice qui dure dix ans sans grand mouvement de révolte pour régler l’injustice reste une injustice. Je ne veux pas que ma fille apprenne à l’école, directement ou indirectement que « le problème c’est les musulmans ».

 

 

Les antiracistes qui soutiennent cette loi discriminatoire ont l’habitude de dénoncer en même temps la religion catholique, le concordat en Alsace Lorraine etc etc. Ce n’est qu’un geste rhétorique. Aucune organisation de gauche n’a fait une campagne sérieuse contre le concordat, mais de nombreux militants de gauche, surtout des enseignants, ont fait campagne contre l’islam, religion minoritaire, et, en France, religion opprimée.

 

 

J’ai voulu ici faire quelques commentaires sur cette question importante.  La polémique doit continuer. Il me semble que le débat est un peu plus facile parmi les militants de gauche qu’il y a quelques années et que la minorité des militants de gauche qui pensent que combattre l’islamophobie doit être une priorité est un peu moins petite qu’en 2004. En tout cas, la question de la discrimination contre les musulmans dans la société française ne disparaîtra pas, et il me semble que la gauche anticapitaliste, si elle suit ses propres principes, doit travailler avec les musulmans pour défendre le droit démocratique de croire et de montrer ses croyances. Car l’émancipation humaine vient dans l’expression libre, et non dans l’interdiction et le bâillonnement.

 

 

John Mullen mars 2014

 

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