MOS DEF : « ASSATA SHAKUR, TERRORISTE POUR LE GOUVERNEMENT, HÉROÏNE POUR NOTRE COMMUNAUTÉ »
Dans ce texte publié en 2005 par le site allhiphop.com, le rappeur Mos Def revient sur l’importance d’Assata Shakur dans la mémoire collective de la communauté noire au moment où le gouvernement américain décidait de porter à un million de dollars la prime pour sa capture. En 2013, la prime passait à deux millions de dollars et Assata Shakur, ancienne militante de la Black Liberation Army, devenait la première femme à figurer dans la liste des « terroristes les plus recherchés » par le FBI, 40 ans après la fusillade du New Jersey et 30 ans après son évasion de prison.
Le 5 mars 2014, on apprenait la libération de Marshall « Eddie » Conway, après 43 ans de prison. Ancien ministre de la défense de la section de Baltimore du Black Panther Party, Conway, tout comme Assata Shakur, avait été condamné à tort en 1971 pour le meurtre d’un policier. Pour justifier cette libération, la justice américaine a admis du bout de lèvres que son procès avait été entaché d’« irrégularités ». Une telle décision doit nous rappeler les décennies de répression judiciaire et politique du mouvement de libération noire, les assassinats ciblés, l’incarcération de masse, les peines d’élimination pour étouffer les aspirations révolutionnaires. Si on se réjouit de la libération de Marshall Conway, gardons en mémoire que des centaines de prisonniers politiques noirs, latinos, amérindiens sont toujours enterrés dans les prisons américaines, comme Sundiata Acoli, condamné avec Assata Shakur à la prison à perpétuité et qui encore aujourd’hui croupit derrière les barreaux.
Collectif Angles Morts, avec Lukas Podzhog
anglesmorts@gmail.com
Début mai [2005], le gouvernement fédéral [des États-Unis] publiait un communiqué dans lequel Joanne Chesimard, mieux connue dans la communauté noire sous le nom d’Assata Shakur, était qualifiée de terroriste intérieure (domestic terrorist). Par la même occasion, il augmenta la prime pour sa capture, qui passa de 150 000 dollars à la somme sans précédent de 1 000 000 de dollars.
Pour la police américaine, elle est une tueuse de flic en cavale. Mais aux yeux de nombreux Noirs, moi y compris, Assata Shakur est une femme condamnée à tort et une héroïne d’une dimension épique.
Mon tout premier souvenir d’Assata Shakur, ce sont ces affiches « Wanted » qui couvraient les murs de mon quartier, à Brooklyn. On pouvait y lire qu’elle s’appelait Joanne Chesimard, qu’elle était une meurtrière, une prisonnière en fuite, armée et dangereuse.
Ces affiches la faisaient ressembler à un personnage de méchant (super-villain) sorti tout droit d’une bande dessinée. Mais déjà, alors que je n’étais qu’un enfant, je ne pouvais croire à cette version de l’histoire.
Quand j’observais ces affiches, cette photo d’identité d’une femme mince, brune, aux pommettes saillantes, avec sa coupe afro, je voyais quelqu’un qui ressemblait aux membres de ma famille, à une tante ou une mère.
Une grande âme se dégageait de ces affiches. Plus tard, alors que j’étais collégien, je lus son autobiographie. Je découvrais alors que non seulement cette femme avait de l’âme, mais qu’elle avait aussi un coeur, un courage et un amour sans limites.
Et j’en vins à croire que si on lui tira dessus, qu’on l’arrêta, l’enferma et la condamna pour le meurtre d’un policier du New Jersey, c’est en raison de ce coeur et de cette âme qu’Assata Shakur possédait.
Dans cette affaire, certains faits sont indiscutables. Le 2 mai 1973, Assata Shakur, une Black Panther, circulait sur le Turnpike, une autoroute du New Jersey, avec deux compagnons : Zayd Shakur et Sundiata Acoli.
La voiture dut se ranger sur le côté, prétendument pour un feu arrière cassé. Une fusillade éclata, sans que l’on sache clairement ni pourquoi ni comment. Ses conséquences, elles, sont très claires : la fusillade se solda par la mort du policier Werner Forester et de Zayd Shakur.
Sundiata Acoli s’échappa mais fut capturé deux jours plus tard. Assata essuya plusieurs coups de feu et fut arrêtée. Pendant le procès, trois neurologues affirmeront que le premier coup de feu avait brisé sa clavicule et que le second avait sectionné le nerf médian de sa main droite. Ce témoignage prouvait qu’elle était assise, mains en l’air quand les policiers lui avaient tiré dessus.
On ne retrouva aucune trace de poudre sur ses mains, ni ses empreintes sur aucune des armes présentes sur les lieux. Néanmoins, Shakur fut reconnue coupable par un jury entièrement blanc et condamnée à la prison à perpétuité.
Six ans et six mois après son arrestation, Shakur s’évada de la prison pour femmes de Clinton dans le New Jersey, aidée par des amis1. Lycéen, je me souviens des affiches un peu partout dans la communauté de Brooklyn où je vivais, et sur lesquelles on pouvait lire : «Assata Shakur est ici chez elle. »2En 1984, elle refit surface à Cuba3, où Fidel Castro lui accorda l’asile politique.
Ceux qui croient qu’être condamné pour meurtre fait automatiquement de vous un coupable, ceux-là croient également dans l’infaillibilité de notre système judiciaire.
Quand Assata Shakur fut condamnée pour le meurtre de Werner Forester, non seulement le Black Panther Party avait déjà été désigné par J. Edgar Hoover, alors directeur du FBI, comme étant « la plus grande menace intérieure », mais Assata elle-même avait déjà été minutieusement criminalisée dans les esprits du public américain.
Elle avait été inculpée pour six crimes et délits différents, allant de la tentative de meurtre au braquage de banque. Malgré un acquittement et l’abandon complet des charges qui pesaient contre elles, elle devait bien être coupable de quelque chose pour l’Américain moyen. Coupable, elle l’était. Coupable d’appeler à un changement de pouvoir en Amérique et à la justice raciale et économique.
Son nom vint s’ajouter à la liste des nombreuses personnes qui avaient lancé le même message et s’étaient retrouvés mises sur liste noire, criminalisées, terrorisées ou assassinées comme Paul Robeson, Martin Luther King, Schwerner, Chaney and Goodman, Medgar Evers ou encore Ida B. Wells.
Ce qui est peut-être le plus insultant au sujet de la dernière attaque du gouvernement contre Assata, c’est qu’alors qu’ils réclament vigoureusement son extradition de Cuba — il y a quelques années encore ils voulaient l’utiliser comme monnaie d’échange pour la levée de l’embargo -, ils furent résolument laxistes concernant la demande d’extradition vers le Venezuela d’un terroriste reconnu résidant en Floride, Luis Posada Carriles. Carriles est vraisemblablement responsable de l’explosion d’un avion cubain en 1976, un acte qui coûta la vie à quelque 73 civils innocents.
Pour ceux d’entre nous qui se souviennent de la situation du pays dans les années 1960 et 1970 ou qui l’ont étudiée, le fait qu’Assata Shakur vive à Cuba en tant que réfugiée politique, signifie que cette nation exerce sa souveraineté politique et non qu’elle abrite une terroriste.
Les Cubains voient Assata de la même manière que moi et bien d’autres au sein de ma communauté : comme une femme qui fut et reste persécutée pour ses idéaux politiques.
Lorsque le gouvernement fédéral augmenta la prime pour sa capture le 2 mai dernier, un officiel déclara qu’Assata pesait tout juste « 55 kilos de dollars ». Pour nombre d’entre nous dans la communauté noire, elle ne pourra jamais être réduite à ça. Pour nombre d’entre nous dans la communauté noire, elle était et reste, pour utiliser ses propres mots, une « esclave en fuite », une héroïne, pas si différente de Harriet Tubman.
1. Voir le témoignage de prison écrit par Assata Shakur, « Femmes en prison : qu’advient-il de nous ? », http://www.bboykonsian.com/Femmes-en-prison-Qu-advient-il-de-nous-Assata-Shakur_a2977.html.
2. Voir le texte du rappeur http://www.bboykonsian.com/Interview-du-rappeur-M1-Dead-Prez-sur-Assata-Shakur_a2987.html.
3. Voir l’entretien avec Assata Shakur, « Assata Shakur parle depuis l’exil », http://www.bboykonsian.com/Assata-Shakur-parle-depuis-l-exil_a2849.html.