Femmes blanches et privilège blanc : leur dire NON
Aujourd’hui, je suis extrêmement heureuse de vous présenter une traduction d’un texte du fameux blog Gradient Lair, un blog personnel tenu par Trudy, une femme afro-américaine avec une vision womanist et intersectionnelle sur les oppressions. Je vous avoue que Trudy – dont vous pouvez retrouvez la bio riche ici – était un peu incertaine à me laisser traduire son texte. Des explications très intéressantes et importantes sont présentes dans sa politique de contenu, pour expliquer ses appréhensions. Si vous lisez l’anglais, je vous conseille d’aller consulter, et de manière générale, de suivre le blog entier.
Le post que j’ai choisi de traduire est un texte « coup de poing », qui est un mélange bien plus pertinent de mon premier texte sur le privilège blanc et d’aspects sur les questions de relations entre races, que j’essayais d’aborder plus en détails ici. J’y ai conservé les liens vers d’autres articles de son blog, au cas où vous voudriez aller voir (histoire de quand même se fatiguer avec son anglais ^^ Comme je suis gentille, je vous en donne un bref résumé en notes pour la référence. *Appréciez le travail, c’est long!*). Je remercie aussi @michaonthemoon pour la relecture de cette traduction.
Je laisse donc maintenant Trudy aborder avec vous le privilège blanc, particulièrement quand il se manifeste chez les femmes blanches.
J’ai écrit un post sur les femmes blanches et le privilège blanc(1) il y a quelques jours de ça – sur comment réagir aux micro-agressions et au racisme émanant d’elles est souvent considéré comme quelque chose que je devrais ignorer, et faire comme si le racisme ne pouvait venir que des hommes blancs. De l’Université au monde du travail américain, des interactions journalières au travail aux médias sociaux, je suis assaillie d’expériences avec des femmes blanches qui sont définies par tout le racisme possible, des micro-agressions au racisme ordinaire, du racisme systémique au racisme flagrant. Ce n’est pas confortable. C’est blessant et énervant. Je me retrouve en train de leur dire NON (parfois directement, parfois juste dans mon esprit) souvent…Souvent comme ça…
NON, je ne travaille pas dans cette boutique où nous faisons toutes les deux notre shopping. Tu remarqueras que je ne suis pas en train de porter une étiquette avec mon nom et/ou un uniforme de cette boutique. Non, je n’utiliserais pas mon temps de shopping pour t’aider à trouver quelque chose que tu es trop paresseuse pour trouver toi-même, puisque tu ne demandes pas de l’aide à un employé qui travaille, lui, pour cette boutique.
Non, je ne travaille pas à la bibliothèque(2) où tu me vois utiliser mon téléphone, iPod, ordinateur, ou en train de regarder des livres, comme les autres clients. Les six des sept bibliothécaires et employés dans l’espace « Employé » de la bibliothèque, travaillent, eux, ici. Parce que je suis la seule noire dans la bibliothèque à ce moment, cela ne veut pas dire que je passe en statut de servante. Non, je ne peux pas t’aider à télécharger des photos, faire une page Facebook, voir tes mails, ou même savoir où tu dois scanner ta carte de bibliothèque.
Non, je ne pense pas que tu es exempte(3) de dire/faire quelque chose de potentiellement raciste, juste parce que tu as des amis qui sont des personnes de couleur, ou qui pensent que les célébrités adoptant des enfants noirs sont cool.
Non, je ne connais pas d’homme noir célibataire, car je ne suis pas un service matrimonial ou une trouveuse de pénis noir pour femmes blanches. De plus, si un homme noir te veut, il te trouvera/tu le trouveras et il se permettra de m’informer à quel point il me trouve inférieure à toi(4).
Non, je ne suis pas en colère et je m’en fous si tu sors « seulement » avec des hommes noirs, mais je discuterais de comment la suprématie blanche, les standards de beauté européens, le privilège blanc, et le racisme souvent impactent ces relations-ci. Je ne voudrais probablement pas être ton amie, vu que je préfère éviter les maux de tête de ce genre dans mes relations personnelles. Encore une fois, je ne veux pas être utilisée en tant que service matrimonial. J’ai…déjà eu cette expérience. Trop de fois.
Non, je ne veux pas de l’homme noir avec qui tu sors. Et je parierais mon argent qu’il ne me veut pas non plus. Ainsi, il n’y a aucune raison de l’attraper et de pratiquement lui faire une lap-dance quand je passe. Je ne suis pas une menace pour toi. J’essaye juste d’aller à Starbucks, hein.
Non, je ne suis pas intéressée par l’offre d’être ta thérapeute maternelle ou ta copine de service. « Tu n’es pas gentille. Tu n’es pas intelligente. Tu n’es pas importante. »(5) Ben…pas plus que n’importe qui.
Non, je n’ai pas à te parler (à toi ou n’importe qui d’autre, d’ailleurs) dans l’espace public, et je ne suis pas impolie juste parce que je ne rie pas à tes « blagues » dans l’ascenseur(13), qui sont souvent en fait des insultes à peine voilées à mon encontre. Non, je ne pense pas que les insultes et la photo de singe(1) que tu as utilisé dans un post de ton blog à propos de moi sont marrantes.
Non, je n’ai pas à sortir et faire la fête avec toi. Je ne pense pas qu’être bourré est marrant et je ne veux pas aller en afterwork avec toi pour l’ »happy hour » pour insulter d’autres femmes blanches qui partagent notre travail, et ensuite que vous m’insultiez toutes quand je suis partie, en affirmant que j’ai seulement eu mon travail à cause de ma race.
Non, je ne candidate pas pour un poste particulier juste pour te voler secrètement ton boulot, s’il se trouve que j’ai plus d’instruction que toi. Dans tous les cas, tu seras payé plus que moi, même si nous sommes toutes les deux payées moins que les hommes blancs, somme toute. Non, ce n’est pas moi qui tente de te piéger avec mon CV. Je n’ai pas à prendre en compte le fait que tu tries les « noms de noirs », les universités de noirs (6), ou les photos sur Facebook, et je n’en ai rien à faire de toi si tu as déterminé que j’étais noire avant l’entretien.
Non, je n’ai pas été embauchée en tant que nouvelle réceptionniste et je ne suis pas la femme de ménage des bureaux. Je suis en fait chef de projet comme…tu sais…les hommes blancs qui ont été embauchés pour ce travail (qui gagnent au moins 10K de plus que moi, voire le double de mon salaire (7), pour le même travail).
Non, je ne te donnerais pas une tape dans le dos pendant que tu t’appropries de façon flagrante la culture noire, en particulier ce qui est spécifique aux femmes noires, et te ferais un high five (8) quand tu utilises ces choses comme « quelque chose de cool » sans aucun égard pour mes sentiments. Je ne pense pas que ton appropriation de notre culture fait de toi une « fashionista » tandis que ça me rend « ghetto »(9). Je me fous de savoir que ton appropriation particulière plait aux hommes noirs. Pour aller plus loin, je ne te laisserais pas tranquille juste parce que tu pleures des grosses whitetears (10) à propos de ton inquiétude d’être vue comme une raciste (bien que je ne t’ai pas dit que tu en étais une) au lieu d’examiner réellement ton privilège blanc.
Non, je ne veux pas parler du mouvement Occupy (11). Je ne vois pas les 99% des gens comme un groupe monolithique et je sais à quel point il est déraisonnable de substituer la classe à la race, au lieu de voir les différentes intersections au sein de ces 99%. Je ne peux prétendre qu’une personne SDF, une autre gagnant 25K/an et une autre gagnant 250K/an auront exactement les mêmes expériences parce qu’ils sont tous membres des 99%. Je ne peux pas aussi prétendre que la race n’a aucun impact sur les données socio-économiques. Pendant que moi aussi je veux que les 1% et la fausse méritocratie corrosive soient tenus responsables et qu’on parle des inégalités de salaire, je ne peux pas ignorer les trous béants et les visions aveugles du mouvement Occupy.
Non, je ne te rejoindrais pas à la Slutwalk. Un grand nombre de femmes noires ont écrit à propos de pourquoi elle est problématique pour nous. Plus que ça, si tu ne peux pas comprendre un tantinet comment cela pourrait être problématique pour nous, je devine que ton féminisme ne comprend pas d’intersectionnalité. Bien que je supporte aussi complètement une liberté sexuelle libérée de tout stigmate, je sais que ma sexualité perçue, mes expériences, et mes droits ont une toute autre histoire que la tienne.
Non, je ne pense pas que n’importe quel accomplissement sociopolitique pour les femmes blanches va magiquement impacter les femmes de couleur(12), en particulier celles qui sont pauvres. Je ne pense pas que placer des femmes blanches dans chaque sphère occupée par des hommes blancs signifient toujours un réel changement et succès pour les femmes de couleur.
Non, je ne pense pas que les expériences de toutes les femmes sont toujours les mêmes et je ne peux ignorer la race, la classe, ou la sexualité juste parce que nous sommes toutes des femmes. Tout a de l’importance. On ne participe pas aux « Jeux Olympiques de l’oppression » juste parce que je parle de mes expériences et qu’elles sont différentes des tiennes.
Non, je ne veux pas parler de féminisme à moins qu’il soit intersectionnel. Sinon c’est sans intérêt.
Oui, je sais que le féminisme est un continuum sur lequel certaines ne sont même pas encore, du tout. Au contraire, oui, je sais que certaines femmes blanches défont, déconstruisent, et remettent en question chaque jour la suprématie blanche et le privilège blanc (bien que profitant simultanément de ceux-ci…car le privilège fonctionne de cette manière) et que ces comportements ci-dessus ne s’appliquent pas à elles. (Je devrais savoir. Je parle à de nombreuses d’entre elles sur Twitter.) Oui, je sais que la classe, la sexualité, le fait d’être valide (ou non) et le poids affectent tes expériences, malgré la suprématie blanche et la possession du privilège blanc. Je ne le minimise pas.
Oui, je sais que le besoin urgent de dire « Ben…Toutes les femmes blanches ne font pas ça » te démange juste en ce moment…c’est sur le bout de ta langue. Cependant, pas une seule de ces expériences ci-dessus n’est tirée d’ailleurs mais bien de ma vie pendant la dernière décennie. Rien de ce que j’écris n’est de la théorie. C’est ma vie.
Oh, et une dernière chose : non, tu ne peux pas toucher mes cheveux.
Source : Trudy (2012, Octobre 15) White Women and White Privilege : Telling Them NO) Retrieved from Gradient Lair : http://www.gradientlair.com/post/33676325957/telling-white-women-no
Notes :
(1) Dans cet article, Trudy évoque comment le racisme de chaque jour implique particulièrement les femmes blanches, notamment quand une fois, l’une d’entre elles a trouvé judicieux d’écrire un post sur elle l’insultant et comportant une photo de singe illustrative. Elle y parle aussi des célébrités représentant des icônes « féministes » pour les femmes blanches (comme Lena Dunham), dont il faudrait ignorer les commentaires racistes, car satisfaisantes d’un point de vue « mainstream ».
(2) Dans cet article, Trudy évoque les micro-agressions, et notamment toutes celles qui reposent sur l’idée que l’existence de la femme noire n’est utile qu’au service des autres. Elle y raconte en détail ses interactions à la bibliothèque (ou pendant ses courses) avec les autres clients, et comment elle est prise constamment pour une employée. Elle en vient à être partagée entre le choix de fréquenter une bibliothèque dans une zone « noire » (mais bien sûr, moins fournie) ou une dans une zone « blanche » avec un plus grand choix, mais ses clients blancs racistes.
(3) Dans cet article, Trudy démonte les mythes sur la tolérance raciale (ou le fameux « argument » J’ai un ami noir donc je ne suis pas raciste). Elle se sert de nombreux exemples de cette non-logique (comme « Parce qu’ils ne détestent pas Lebron James, les gens comme Trayvon Martin ne se feront pas tirer dessus et tuer. » ou encore « Ils ne sortent qu’avec des noir-e-s? Comment pourraient-ils être racistes? »). Trudy conclue que ce racisme – sous couvert de tolérance – est finalement très dangereux, que les gens pensant ainsi sont « des racistes couards trop effrayés de changer parce qu’ils refusent de reconnaitre que la tolérance est bien loin d’être assez ».
(4) Dans cet article, il est question des hommes noirs rabaissant les femmes noires à cause de leurs cheveux ou/et couleur de peau. Trudy indique comment ce fait qui lui arrive souvent (ou dont elle est témoin trop souvent) lui semble tellement absurde, car homme et femme noirs se ressemblent (même peau, même texture de cheveux)! Elle évoque alors la complexité des relations interraciales qui peuvent être parfois motivées par la haine de soi pour les noir-e-s (comme je l’évoquais moi-même), avant de conclure sur la complexité de la haine de soi, et comment elle amène à se détacher de sa propre image (expliquant alors la haine d’attributs qu’on possède soi-même chez les autres).
(5) Ici, la phrase en italique est une référence à La Couleur Des Sentiments (En VO : The Help). Dans ce film – dont beaucoup d’aspects problématiques sur les questions raciales ont été pointées (J’y reviendrais peut être dans un autre article) – Aibileen, l’un des personnages centraux du livre, dit à la petite fille blanche dont elle est la nourrice (Mae Mobley) qu’ »elle est gentille, elle est intelligente, elle est importante ». En mettant cette tirade au négatif, Trudy prend volontairement le contre-pied de l’idéologie raciste véhiculée par cette scène, où les femmes noires ne sont là que pour conforter les blanches dans leur confiance en elles et leur supériorité supposée. Trudy réaffirme ainsi que non, ce n’est pas « notre place » de réconforter les femmes blanches, notre existence n’est pas dédiée à ça.
(6) Ici, Trudy fait référence aux HBCUs (Historically Black Colleges and Univerties). Il s’agit d’établissements d’études supérieures datant d’avant 1964, et historiquement dédiés à former la population noire. Howard est notamment l’un des plus prestigieux d’entre eux, et compte parmi ses anciens, Toni Morrison et Cheick Modibo Diarra.
(7) Dans ce court commentaire, Trudy rappelle comment « Blanc + médiocrité = Noir + excellence » est un message récurrent dans une société suprématiste blanche. Elle raconte comment en tant que noir, nous sommes préparés par nos parents à cette réalité de devoir faire plus pour obtenir au mieux la même chose que les blancs, et sa propre expérience où dans un job informatique elle gagnait littéralement 2 fois moins que son collègue blanc (avec des CVs identiques pour l’expérience et le niveau de compétences, mais plus de diplômes pour elle).
(8) Faire un High Five pourrait être traduit par le geste de « Tope là! ». Je ne pouvais pas vraiment traduire directement dans le texte, et trouvais plus intéressant de la garder.
(9) Dans cet article, Trudy évoque rapidement l’appropriation culturelle et comment les réactions face à celle-ci est souvent la preuve du racisme de la société. En effet, quelque chose réalisé par des non-blancs est souvent déconsidéré, mais regardé positivement lorsque reprise par la suite par des blancs. Elle étend ensuite cette réflexion à la culture d’entreprise, où ses tatouages étaient source de discussion tandis que ceux de ses collègues blancs ne suscitaient aucun commentaire.
(10) J’évoquais rapidement ce que sont les whitetears dans cet article. J’y reviendrais plus longuement plus tard.
(11) Le mouvement Occupy (Occupy Wall Street en français) est un mouvement visant à dénoncer le capitalisme en tant qu’oppression. Ici, Trudy leur reproche un manque d’intersectionnalité et de recul sur les questions de classe.
(12) Ici, il ne s’agit pas d’un article de Trudy, mais de Tressie McMillan Cottom, une femme noire activiste intersectionnelle. Dans ce long article de Tressie, il s’agit de réaffirmer comment l’idée de répercussion d’avancées féministes construites sur les besoins de femmes privilégiées est fausse, à travers la déconstruction d’un article de The Atlantic.
(13) Dans cet article, Trudy explique qu’elle est une personne introvertie, de profil INTJ, et ce que cela signifie – en réfutant les préjugés (pas timide, pas effrayée par les gens, mieux seule ou peu accompagnée) et en expliquant en quoi elle ne supporte pas les conversations non voulues. Elle voit plusieurs obstacles à être introvertie tout en étant une femme noire, les principaux étant que les autres noirs assument qu’elle est extravertie car noire, que les noirs pensent qu’un noir introverti est en fait hautain, et comment le privilège blanc fait qu’on assume qu’elle est là pour servir (cf point 2). Finalement, être introvertie représente un obstacle en plus selon Trudy, car la société valorise plutôt les personnes extraverties.