Entretien
Achille Mbembe : “L’œuvre de Frantz Fanon fut pour tous les opprimés une arme de silex”
Théoricien du postcolonialisme, Achille Mbembe a préfacé les “Œuvres” complètes rééditées à l’occasion des cinquante ans de la mort de Frantz Fanon.
Le Camerounais Achille Mbembe est professeur d’histoire et de science politique à l’Université de Witwatersrand à Johannesbourg en Afrique du Sud. Il enseigne également à Duke aux Etats-Unis. Ce théoricien du postcolonialisme nous parle de Frantz Fanon, mort il y a tout juste cinquante ans, le 6 décembre 1961. Il vient de préfacer ses Œuvres complètes publiées par les éditions La Découverte.
Votre dernier ouvrage, Sortir de la grande nuit, est une référence directe à Frantz Fanon. Que lui devez-vous ?
Je dois à Fanon l’idée selon laquelle il y a dans toute personne humaine quelque chose d’indomptable, de foncièrement inapprivoisable, que la domination – peu en importent les formes – ne peut ni éliminer, ni contenir, ni réprimer, du moins totalement.
Ce quelque chose, Fanon s’efforce d’en saisir les modalités de jaillissement dans un contexte colonial qui, à vrai dire, n’est plus tout à fait exactement le nôtre, même si son double, le racisme institutionnel, demeure notre Bête. C’est la raison pour laquelle son œuvre fut, pour tous les opprimés, une sorte de lignite fibreuse, une arme de silex.
Ce qui donne sa force et sa puissance à cette pensée métallique, c’est ce souffle d’indestructibilité et l’injonction au soulèvement qui en est le corollaire. C’est le silo inépuisable d’humanité qu’elle abrite, et dans lequel ont appris à puiser ceux et celles qui, hier, affrontaient le colonialisme et ceux et celles qui, aujourd’hui, s’efforcent de scruter l’aube.
Vous affirmez penser « avec et contre » Fanon dans De la postcolonie. Qu’est-ce que cela veut dire ?
Cela veut dire qu’entre la parole de Fanon et celle de l’Évangile, il y a une belle différence.
Relire Fanon aujourd’hui, c’est d’une part apprendre à restituer sa vie, son travail et son langage dans l’histoire qui l’a fait naître et qu’il s’est efforcé, par la lutte et par la critique, de transformer. Pour Fanon, penser, c’est d’abord s’arracher à soi. C’est mettre sa vie dans la balance.
Relire Fanon, c’est aussi traduire dans la langue de notre époque les grandes questions qui l’obligèrent à se mettre debout, à s’arracher à ses origines, à cheminer avec d’autres, des compagnons sur une route neuve que les colonisés devaient tracer par leur force propre, leur inventivité propre, leur irréductible volonté.
Vous évoquez souvent à son sujet la « montée en humanité ». Pourriez-vous préciser ?
Dans le contexte colonial qui est celui de la pensée de Fanon, la « montée en humanité » consiste, pour le colonisé, à se transporter, par sa force propre, vers un lieu plus haut que celui auquel il a été assigné pour cause de race ou en conséquence de la sujétion.
L’homme bâillonné, mis à genoux et condamné au hurlement se ressaisit de lui-même, escalade la rampe et se hisse à hauteur de soi et des autres hommes, au besoin par la violence – ce que Fanon appelait « la praxis absolue ».
Ce faisant, il rouvre, pour lui même et pour l’humanité toute entière, en commençant par ses bourreaux, la possibilité d’un dialogue neuf et libre entre deux sujets humains égaux là où, auparavant, le rapport opposait avant tout un homme (le colon) et son objet (l’indigène).
Du coup, il n’y a plus ni Noir, ni Blanc. Il n’y a plus qu’un monde enfin débarrassé du fardeau de la race, et dont nous devenons tous des ayants-droit, des héritiers.
Qui se réclame de Fanon aujourd’hui ?
Bien des mouvements qui luttent pour l’émancipation des peuples continuent d’invoquer son nom. Il en est de même de nombreux groupes qui combattent pour la justice raciale, pour de nouvelles pratiques psychiatriques, ou contre la violence et les iniquités engendrées par un système économique mondial de plus en plus brutal et irresponsable.
Que peut nous apprendre Fanon sur le monde contemporain ?
Notre monde n’est plus exactement le sien – et encore ! Après tout, les guerres coloniales ou para-coloniales refleurissent, avec leur lot de tortures, de camps Delta, de prisons secrètes, de mélange du militarisme, de la contre-insurrection et du pillage des ressources.
La question de l’auto-détermination des peuples a peut-être changé de scène, mais elle continue de se poser en des termes que les Africains par exemple comprennent très bien. Dans un monde qui se re-balkanise et se re-territorialise autour d’enclos, de murs et de frontières elles-mêmes de plus en plus militarisées, et où le droit à la mobilité est de plus en plus restreint pour nombre de catégories racialement typées, le grand appel de Fanon pour une « déclosion » du monde ne peut que trouver d’amples échos. On le voit d’ailleurs, alors que s’organisent, dans les quatre coins de la planète, de nouvelles formes de luttes – cellulaires, horizontales, latérales – propres à l’âge digital.
Quelle fut l’identité de Fanon ? Martiniquaise ? Algérienne ? Africaine ? Noire ?
Tout cela à la fois – la part française y compris. Et, davantage encore, un homme dans le monde. La vie, ses choix, l’avaient conduit au loin, en Afrique, où il avait fait l’expérience d’une « nouvelle naissance » en Algérie. Mais ce ré-enracinement en terre africaine, il l’avait surtout voulu comme un témoignage en faveur de l’humanité tout entière et en particulier cette part de l’humanité qui souffre.
Propos recueillis par Juliette Cerf
A lire
Sortir de la grande nuit, Essai sur l’Afrique décolonisée, d’Achille Mbembe, éd. La Découverte, 246 p., 17 €.
De la postcolonie, Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, d’Achille Mbembe, éd. Karthala, 300 p., 25 €.
La révolte de Frantz Fanon, par Aimé Césaire
Frantz Fanon est mort il y a cinquante ans. Dans cet article de Jeune Afrique du 13-19 décembre 1961 que nous reproduisons ici, le grand écrivain Aimé Césaire, lui-même décédé en 2008, rendait hommage au penseur engagé que fut Fanon, martiniquais comme lui. Un homme, disait-il, « qui vous empêche de vous boucher les yeux et de vous endormir au ronron de la bonne conscience. »
Frantz Fanon est mort. Nous le savions condamné depuis de long mois, mais contre toute raison, nous espérions, tellement nous le connaissions volontaire, capable de miracle, et tellement aussi il apparaissait essentiel à notre horizon d’homme. Et voilà qu’il faut se rendre à l’évidence. Frantz Fanon est mort à 37 ans. Vie courte mais extraordinaire. Et, brève, mais fulgurante, illuminant une des plus atroces tragédies du 20e siècle et illustrant de manière exemplaire la condition humaine elle-même, la condition de l’homme moderne. Si le mot engagement a son sens, c’est avec Frantz Fanon qu’il le prend. Un violent, a-t-on dit de lui. Et il est bien vrai que Fanon s’institua théoricien de la violence, la seule arme, pensait-il, du colonisé contre la barbarie colonialiste.
Mais sa violence était, sans paradoxe, celle du non violent, je veux dire la violence de la justice, de la pureté, de l’intransigeance. Il faut qu’on le comprenne : sa révolte était éthique, et sa démarche de générosité. Il n’adhérait pas à une cause. Il se donnait. Tout entier. Sans réticence. Sans partage. Il y a chez lui l’absolu de la passion.
Médecin, il connaissait la souffrance humaine. Psychiatre, il était habitué à suivre dans le psychisme humain le choc des traumatismes. Et surtout homme « colonial », né et inséré dans une situation coloniale, il le sentait, il la comprenait comme nul autre, l’étudiant scientifiquement, à coup d’introspection comme à coup d’observation.
Et c’est devant cette situation qu’il se révolta. Alors quand, médecin en Algérie, il assista au déroulement des atrocités colonialistes, ce fut la rébellion. Il ne lui suffit pas de prendre fait et cause pour le peuple algérien, de se solidariser avec l’Algérien opprimé, humilié, torturé, abattu, il choisit. Il devint Algérien. Vécut, combattit, mourut Algérien.
Frantz Fanon reste l’un des principaux penseurs des conséquences du colonialisme et du racisme sur l’homme.
© Rue des archives/BCA
Théoricien de la violence, sans doute, mais plus encore de l’action. Par haine du bavardage. Par haine de la lâcheté. Nul n’était plus respectueux de la pensée, plus responsable devant sa propre pensée, plus exigeant à l’égard de la vie dont il n’imaginait pas qu’elle pût être autre chose que pensée vécue.
Et c’est ainsi qu’il devint un combattant. Ainsi aussi qu’il devient un écrivain, un des plus brillants de sa génération.
Sur le colonialisme, sur les conséquences humaines de la colonisation et du racisme, le livre essentiel est un livre de Fanon : Peaux noires et masques blancs. Sur la décolonisation, ses aspects et ses problèmes, le livre essentiel est un livre de Fanon : Les damnés de la terre [dont on peut lire des extraits ici, NDLR].
Toujours, partout, la même lucidité, la même force, la même intrépidité dans l’analyse, le même esprit de « scandale » démystificateur.
Toujours, partout, la même lucidité, la même force, la même intrépidité dans l’analyse, le même esprit de « scandale » démystificateur.
Sans doute, bien des intellectuels et de toute couleur avaient-ils étudié le colonialisme et en avaient démonté les ressorts, expliqué les lois. Mais avec Fanon, c’est dans un monde de schémas, de coupes et de diagrammes, l’invasion de l’expérience. Et l’indemnité du témoignage palpitant encore de l’événement à quoi il est attaché, l’irruption de la vie atroce, la montée des fusées éclairantes de la colère. Frantz Fanon est celui qui vous empêche de vous boucher les yeux et de vous endormir au ronron de la bonne conscience.
Bien sûr, il y a chez lui de l’injustice, mais c’est toujours au nom de la justice. Et du parti pris, mais sans lapalissade, c’est qu’à ses risques et périls, il a pris parti, et le bon.
J’insiste, nul n’était moins nihiliste, je veux dire moins gratuitement violent que Fanon. Comme ce violent était amour, ce révolutionnaire était humanisme.
Qu’on lise Les Damnés de la Terre : si dans le dernier chapitre du livre, il dresse contre l’Europe un réquisitoire passionné. Ce n’est pas par sous-estimation de l’Europe, par manque d’admiration pour la pensée européenne. Au contraire, c’est pour s’être montrée « parcimonieuse avec l’homme, mesquine, carnassière avec l’homme ». Et ce n’est pas par hasard que le chapitre consacré précisément à la violence débouche sur cette phrase insolite : « Réhabiliter l’homme, faire triompher l’homme partout une fois pour toutes, réintroduire l’homme dans le monde, l’homme total ».
Tel fut Fanon : homme de pensée et homme d’action. Et, homme d’action et homme de foi. Et, révolutionnaire et humaniste. Et, celui qui transcenda d’un seul coup et comme d’un impétueux élan les antinomies du monde moderne où tant d’autres s’enlisent. Il y a des vies qui constituent des appels à vivre. Des « paraclets », disait le poète anglais Hopkins. On peut appliquer le mot à Fanon en le dépouillant de son contexte religieux et mystique. Celui qui réveille, et celui qui encourage. Et, celui qui somme l’homme d’accomplir sa tâche d’homme et de s’accomplir lui-même, en accomplissant sa propre pensée.
Dans ce sens Frantz Fanon fut un « paraclet ». Et c’est pourquoi sa voix n’est pas morte. Par delà la tombe, elle appelle encore les peuples à la liberté et l’homme à la dignité.
En France,
Frantz Fanon dérange encore