« La décolonisation de la République reste à l’ordre du jour ! » Cinquante ans après, l’actualité de Fanon brûle.
Né à Fort-de-France, parti combattre les armées hitlériennes en Europe, revenu blessé (et décoré) de la guerre, élève brillant au lycée puis étudiant non moins brillant à la faculté de Lyon, médecin-chef compétent à l’hôpital de « Joinville-Blida ». Ainsi présenté, l’itinéraire de Frantz Fanon aurait pu être celui d’un Français, né dans les années 1920, àla formation et à la carrière accomplies et qui aurait même pu aspirer à d’importantes fonctions dites politiques. Pourtant, si on présente ce même parcours comme celui d’un Noir, descendant d’esclaves, qui a choisi d’aller travailler en terre arabe et a fait sien le combat du peuple algérien pour l’indépendance, au point de se sentir lui-même pleinement algérien, alors cet itinéraire n’a plus rien à voir avec celui de notre Français. Encore moins avec celui de notre « homme politique ». La différence, bien entendu, c’est la race. Durant toute son existence, Fanon a été en prise directe et brutale avec le racisme. C’est une évidence qu’il exprime notamment à travers le récit d’expériences vécues tant en Martinique, que dans les rangs des armées « alliées », dans les rues de Paris ou Lyon aussi bien que dans celles de l’Algérie occupée. Rares pourtant sont celles et ceux, y compris parmi les non-Blancs, à prendre au sérieux la race dans les écrits de Fanon. La plupart des événements organisés autour du cinquantenaire de la mort du psychiatre martiniquais, et, dans une moindre mesure, l’inflation éditoriale qui a accompagné cet anniversaire, ont montré à quel point il est presque impossible de mobiliser correctement Fanon dans une société où il est aussi difficile de traiter correctement de la race. David Macey a raison d’affirmer que « Fanon est (ou peut-être), en France comme en Martinique, une source permanente d’embarras politique [2] . » Ce retour ne sera pas démenti tout au long de la difficile « introduction » en France de ce que l’on appelle les études postcoloniales (postcolonial studies), qui « sont un mouvement intellectuel conduit par une critique de l’eurocentrisme et du patriarcat » et dont le travail consiste, dans les grandes lignes, « à collecter et disséminer l’information, formuler des arguments, et élucider des concepts dans le but d’obtenir l’émancipation des minorités, des marginaux, et des peuples anciennement colonisés » (Thimothy Brennan). Si le courant révolutionnaire qu’on appelait tiers-mondiste trouvait dans Les damnés de la terre son ouvrage de référence, la nouvelle discipline des études postcoloniales revenait plutôt au premier livre publié de Fanon, Peau noire, masques blancs, considéré comme un texte majeur. Or : « Le Fanon « postcolonial » est, à bien des égards, une image inversée du Fanon « révolutionnaire » des années 1960. Les lectures « tiers-mondistes » ont largement ignoré le Fanon de Peau noire, masques blancs ; les lectures postcoloniales s’intéressent presque exclusivement à ce texte et évitent avec soin la question de la violence. Le Fanon tiers-mondiste était une créature apocalyptique ; le Fanon postcolonial se préoccupe de politique de l’identité, et souvent de son identité sexuelle, mais il n’est plus en colère. Et, pourtant, s’il est une émotion véritablement fanonienne, c’est bien celle-ci. La colère de Fanon fut une réaction à son expérience d’homme noir dans un monde défini comme blanc, mais non pas au « fait » d’être noir. Ce fut une réaction à la condition et à la situation de ceux qu’il a appelés les « damnés de la terre ». Les damnés de la terre sont encore là, mais pas dans les salles de séminaire où l’on parle de théorie postcoloniale [4]. » Comme souvent en pareilles circonstances, la cause immédiate de ces révoltes a été la mort violente de deux habitants, à Clichy-sous-Bois, Zied Benna et Bounna Traoré, que rendait encore plus insupportable l’arrogance des forces de police et des responsables politiques qui s’ensuivit. Les causes plus profondes mais tout aussi directes renvoient, quant à elles, au traitement réservé par la France aux Afro-descendants, aux immigrés coloniaux et à leurs descendants. Le soulèvement spectaculaire et bien réel d’une partie de la jeunesse, spécialement arabe et noire, des quartiers populaires aura pris de court beaucoup de monde. Il sera à juste titre interprété comme un retour brutal du refoulé colonial, la marque d’un passé qui, selon l’expression consacrée, « ne passe pas ». Loin des discussions oiseuses sur le caractère politique ou non de ces révoltes, leur irruption était la manifestation claire et puissante que la France n’en a pas fini avec son passé colonial, que celui-ci se conjugue bel et bien au présent. Tout sépare ces « damnés de la terre » qui se sont soulevés du public atone qui garnit habituellement les salles de conférences des séminaires d’études postcoloniales. Heureusement. Nous avons eu l’occasion de le dire ailleurs [ [1] David Macey, Frantz Fanon, une vie, La Découverte, 2011, p. 18. Nous tenons à rendre hommage à la mémoire de David Macey qui nous a quittés le 7 octobre 2011, soit quelques jours seulement avant la parution en France de son excellente biographie de Fanon [2] Félix Boggio Éwanjé-Épée, Rafik Chekkat et Stella Magliani-Belkacem, Le souffle de Fanon (présentation du dossier consacré à Frantz Fanon), Contretemps n°10, Syllepse, p. 12. [3] David Macey, Frantz Fanon, une vie, op. cit.,p. 49. [4] Sadri Khiari, Pour une politique de la racaille : Immigré-es, indigènes et jeunes de banlieues, Textuel, 2006, p. 127. [5] Rafik Chekkat, Emmanuel Delgado Hoch (coord.), Race rebelle, Luttes dans les quartiers populaires des années 1980 à nos jours, Syllepse, 2011, p. 15. |
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