Julian Assange : L’interview de Rolling Stone

Michael HASTINGS, Julian ASSANGE
photo : Max Vadukul

Assigné à résidence en Angleterre, le fondateur de Wikileaks se confie sur son combat contre le « Times », son incarcération en isolement ainsi que l’avenir du journalisme

 

A quelques jours de Noël Julian Assange vient de déménager dans sa nouvelle demeure cachée quelque part dans l’Angleterre profonde. La maison de deux chambres, prêtée par un supporteur de Wikileaks, est confortable mais moins que la demeure où il a vécu pendant 363 jours en attendant la décision de la Justice britannique sur la demande d’extradition de la Suède pour une accusation d’agression sexuelles contre deux femmes qu’il avait brièvement rencontrées en août 2010.

Assange est assis sur un canapé usé, vêtu d’un pull en laine et d’un pantalon sombre. Il porte aussi un bracelet électronique autour de la cheville droite, visible uniquement lorsqu’il croise les jambes. A 40 ans, le fondateur de Wikileaks ressemble plus à un commandant rebelle qu’à un hacker ou un journaliste. Il gère mieux ses relations avec les médias – il accepte mieux de répondre aux questions et se montre moins enclin à interrompre brutalement les interviews – mais son combat judiciaire l’a rendu isolé, ruiné et vulnérable. Assange a récemment parlé à un contact « au sein d’un service de renseignement » occidentale et lui a posé la question sur son avenir. Sera-t-il de nouveau un jour un homme libre, pourra-t-il retourner à son Australie natale, aller et venir comme bon lui semble ? « Mon contact m’a répondu que j’étais foutu », a dit Assange.

« L’êtes-vous ? », lui ai-je demandé.

Assange réfléchit en regardant par la fenêtre. La maison est entourée de collines et de bosquets paisibles qui n’offrent aucun échappatoire. La Cour Suprême Britannique examinera son appel le 1er Février – mais même s’il gagne, il sera probablement toujours un homme recherché. Interpol a diffusé une « alerte rouge » pour son arrestation de la part des autorités suédoises qui veulent l’interroger « en rapport avec un certain nombre de délits sexuels » – Kadhafi, accusé de crimes de guerres, n’avait eu droit qu’à une « alerte orange » – et le gouvernement US l’a désigné comme un « terroriste high-tech », et a déclenché une enquête massive et sans précédent destinée à présenter le journalisme d’Assange comme une forme d’espionnage international. Depuis novembre 2010, lorsque Wikileaks a embarrassé et rendu furieux les gouvernements du monde entier par la publication de ce qu’on appelle le Cablegate, environ 250.000 câbles diplomatiques classifiés en provenance de plus de 150 pays, les supporteurs du groupe ont été détenus aux aéroports, convoqués pour témoigner devant un grand jury, et forcés à remettre leurs comptes Twitter et leurs courriers électroniques aux autorités.

Assange a toujours été un homme profondément engagé, et a toujours eu des ennuis. Né dans une petite ville (de l’état australien) du Queensland, il a passé une bonne partie de sa jeunesse à voyager à travers l’Australie avec sa mère et son beau-père, qui dirigeaient une compagnie de théâtre. Adolescent, il découvre les ordinateurs – il a commencé avec un Commodore 64 – et devient un des pirates informatiques les plus célèbres au monde sous le pseudo Mendax, « noblement mensonger » en latin. Après avoir pénétré les systèmes de la NASA et du Pentagone à l’age de 16 ans, il est arrêté pour 25 actes de piratage, ce qui l’a calmé. Mais au cours de ses voyages à travers le monde comme consultant technique dans les années 90, il continuera de mettre ses connaissances au service de la liberté de l’information – condition nécessaire, selon lui, à l’exercice de la démocratie.

« Depuis l’époque glorieuse du radicalisme Américain, qui était la Révolution Américaine, je pense que la vision de Madison sur la gouvernance n’a toujours pas d’équivalent, » me dit-il au cours des trois jours que nous avons passés ensemble. « Que les gens décidés à vivre en démocratie, à être leur propre gouvernement, doivent posséder le pouvoir conféré par la connaissance – parce que la connaissance l’emportera toujours sur l’ignorance. Vous pouvez soit être informés et vous gouverner vous-mêmes, soit être ignorants et être gouvernés par quelqu’un d’autre qui lui n’est pas ignorant. La question est de savoir comment et quand les Etats-Unis ont trahi les idéaux de Madison et de Jefferson, trahi ces valeurs fondamentales à la survie de la démocratie. Je crois que le complexe militaro-industriel et la majorité des politiciens du Congrès ont trahi ces valeurs. »

En 2006 Assange a fondé Wikileaks, un groupe de hackers et de militants qui a été qualifié de « première agence d’information apatride ». Leur objectif, depuis le début, était d’agir au-delà des limites de la loi, de mettre la main sur des documents vitaux censurés par les gouvernements et les entreprises, et de les rendre publics. Après une série de succès initiaux – des fuites sur l’Islande, le Kenya et même une mise en garde du Pentagone relative à Wikileaks – Assange a secoué l’armée US en avril 2010 avec la publication de « Collateral Murder », une vidéo qui montrait un hélicoptère US en Irak en train d’ouvrir le feu sur des civils désarmés, tuant deux journalistes et plusieurs autres personnes. Il a rapidement enchaîné avec la publication de centaines de milliers de documents classifiés relatifs aux guerres en Irak et en Afghanistan, provoquant une tempête internationale. Mais peu après la publication des câbles diplomatiques, dont beaucoup pensent qu’ils ont participé au déclenchement des printemps arabes, il fut arrêté et emprisonné après avoir passé une semaine avec deux admiratrices suédoises à Stockholm, et s’est retrouvé dans une bataille juridique qui a duré un an avant de retrouver sa liberté.

Assange a accepté de donner une longue interview dans sa nouvelle demeure, à condition de ne pas révéler son emplacement, ni les identités des gens de Wikileaks qui sont restés à ses côtés depuis que ses ennuis ont commencé en Suède. Il continue de diriger le groupe depuis sa captivité et travaille sur ce qu’il appelle une nouvelle série de scoops sur l’industrie de surveillance, mais la fureur médiatique sur sa vie privée l’a transformé en un paria aux yeux de nombreux partisans et Wikileaks a plus de mal pour récolter des fonds. Il a été qualifié de violeur, de combattant ennemi et d’agent à la fois du Mossad et de la CIA. Ses deux collaborateurs les plus célèbres – les quotidiens New York Times et The Guardian – l’ont souvent qualifié de détraqué sexuel à l’hygiène douteuse, tout en vendant à tour de bras des livres et des droits cinématographiques sur ses exploits. Sa personnalité est l’objet de controverses : il serait charmant, brillant et déterminé, mais il a aussi inspiré de la haine chez d’anciens collègues qui le décrivent comme un mégalomane dont l’ego a compromis la cause.

Pour ma dernière journée avec Assange, j’arrive avec 45 minutes d’avance. La plupart des gens de son équipe sont partis pour les fêtes de fin d’année et il est resté seul avec son assistant personnel pour seule compagnie. Assange est penché sur un ordinateur portable dans la salle à manger qu’il a transformé en bureau et il suit de près la seule chose qui l’intéresse ces ces derniers jours : le procès de Bradley Manning, ce soldat de 24 ans accusé d’avoir transmis les câbles diplomatiques à Wikileaks. Assange a deux avocats qui le représentent au Tribunal du Maryland où son nom est mentionné pratiquement tous les jours depuis les premières auditions. La stratégie du gouvernement US est devenue claire et il s’agit de faire pression sur Manning pour mouiller Assange dans une affaire d’espionnage – de présenter son activité chez Wikileaks comme celle d’un espion et non comme celle d’un journaliste.

Lorsqu’Assange entre dans le salon et s’installe sur le canapé, un petit chien lui saute sur les genoux et y restera pendant pratiquement les cinq heures qui vont suivre. « Vous utilisez deux enregistreurs », me dit Assange, en regardant les appareils que je viens de poser sur la table. « D’habitude j’en ai trois. » A peine l’interview commencée, le téléphone sonne. C’est Daniel Ellsberg, l’homme qui des Papiers du Pentagone, qui a assisté au procès de Manning avec les avocats d’Assange. Ellsberg se trouve dans une voiture et se dirige vers Washington, DC. « Je vous entends, » crie Assange en s’éclipsant dans la salle à manger. « Vous m’entendez ? »

Il revient cinq minutes plus tard, dynamisé par sa conversation avec le lanceur d’alertes le plus célèbre des Etats-Unis. « Où en étions-nous ? » demande-t-il. Son assistant apporte deux tasses de café, l’interview peut commencer.

* * *

Pourquoi Wikileaks s’engage tant dans la défense de Bradley Manning ?

A tort ou à raison, Manning est accusé d’être une de nos sources. Il a passé 600 jours dans différentes prisons US à cause de ce que nous avons publié. Alors nous pensons avoir un devoir envers lui. Certaines personnes proches de sa défense m’ont dit que, selon eux, les abus commis sur sa personne étaient destinés à le faire craquer pour l’obliger à témoigner contre nous.

Vous pensez que le Département de Justice assiste aux audiences pour évaluer leur impact sur sa propre enquête sur Wikileaks.

Il y a trois types qui sont toujours présents, très discrets. Ils refusent de s’identifier, ou même de croiser le regard de nos avocats. Ils sont présents aux auditions à huis clos, alors que tous les autres se sont fait éjectés. Nous avons découvert que l’un d’entre eux est procureur au Département de Justice et qu’il enquête sur Wikileaks. Je crois qu’ils sont là pour s’assurer que le gouvernement, dans sa réquisitoire contre Manning, ne révèle rien de crucial pour leur propre enquête sur nous.

Dans des câbles, l’enquête sur Wikileaks menée par le gouvernement US est qualifiée de « sans précédent à la fois par son ampleur que dans sa nature ». Que savez-vous à ce sujet ?

Depuis septembre dernier, un grand jury secret a été réuni à Alexandria, en Virginie. La défense n’y est pas représentée. Selon des personnes qui ont été obligées de témoigner, quatre procureurs y participent. Le jury lui-même est composé d’habitants de la région, et Alexandria connaît la plus forte densité de sous-traitants du gouvernement et de l’armée de tout les Etats-Unis. C’est l’endroit que le gouvernement US choisit pour organiser tous ses grands jurys et procès qui concernent la sécurité nationale, à cause de la composition des jurys.

La majeure partie de l’appareil de renseignement US a été impliquée dans l’enquête, le FBI, le Département d’Etat, l’Armée des Etats-Unis. Les données de la plupart de nos amis et connaissances aux Etats-Unis ont été saisies. Sous ce que l’on appelle les «  production orders » du Patriot Act, le gouvernement a aussi obtenu leurs comptes Twitter, Google et ceux de leurs Fournisseurs d’Accès à Internet. Les lois sur lesquelles ils comptent s’appuyer sont la Loi sur l’Espionnage (Espionage Act) de 1917 et la loi de 1986 sur la Fraude et Escroquerie Informatique.

Et ils s’en prennent à Manning, qui risque la prison à vie, pour lui faire dire que vous êtes un espion ?

Pour en faire un pion de plus sur leur échiquier. Le gouvernement US tente de redéfinir des méthodes journalistiques qui étaient largement admises auparavant. Si le Pentagone obtient gain de cause, c’en sera terminé du journalisme sur les questions de sécurité nationale aux Etats-Unis.

Comment ça ?

Ils tentent d’interpréter la Loi sur l’Espionnage pour lui faire dire que toute communication à double sens avec une source constitue de fait une collaboration avec la dite source, et qu’il s’agit donc d’une conspiration en vue d’accomplir un acte d’espionnage lorsque les documents concernés sont classifiés. En fait, le Pentagone a exigé que nous détruisions tout ce que nous avions publié ou avions prévu de publier sur le gouvernement des Etats-Unis, et aussi que nous cessions de « solliciter » de l’information auprès d’employés de gouvernement. La Loi sur l’Espionnage ne mentionne pas la sollicitation, mais ils essaient de créer un précédent qui s’appliquerait à un journaliste qui demanderait simplement une information auprès d’une source. Il y a quelques jours, par exemple, la CIA a détruit toutes les vidéos des interrogatoires par « waterboarding » (simulation de noyade). Lors des auditions de Manning, les procureurs ont annoncé que nous avions une liste des documents les plus recherchés, dont ces vidéos, s’ils existaient encore.

Wikileaks avait une liste de « documents les plus recherchés » ?

Ce n’est pas nous qui avons dressé cette liste. Nous avions demandé aux militants des droits de l’homme et aux journalistes à travers le monde quelles étaient les informations les plus recherchées et nous en avons fait une liste. Les procureurs du procès contre Manning tentent de présenter cette liste comme la preuve que nous avons sollicité de l’information qui était probablement classifiée, et démontrer ainsi notre complicité dans un acte d’espionnage, dans le cas où nous aurions reçu une telle information.

D’un point de vue de journaliste, une telle liste équivaut à une réunion normale du comité de rédaction ou on ferait la liste des articles qu’on aimerait publier en priorité.

Exactement.

Alors si vous allez en prison, Bob Woodward devrait y aller aussi.

Des gens comme Sy Hersh et Dana Priest et Bob Woodward sont toujours en train de demander à leurs sources, « Hé, que savez-vous de ça, avez-vous entendu quelque chose ? Il y a eu une frappe aérienne en Afghanistan qui a tué un tas de civils – avez-vous plus de détails, et pouvez-vous fournir des preuves ? » Avec le Pentagone, tout ça serait qualifiée de conspiration en vue de commettre un acte d’espionnage.

Eu égard aux enjeux plus vastes, il est surprenant que vous n’ayez pas reçu plus de soutien de la part de la « presse anglo-américaine ». En fait, le New York Times et le Guardian, qui ont tous deux collaboré à la publication de certains documents, ont pris leurs distances avec vous.

Le Times a déserté sous le feu de l’ennemi. Ils nous ont abandonné lorsque le gouvernement US a commencé à exercer une pression. En faisant cela, ils se sont trahis eux-mêmes ainsi que tous les journalistes qui travaillent sur des sujets de sécurité nationale aux Etats-Unis.

Ce que le Times craignait, c’était de se retrouver sous le coup d’une enquête du gouvernement. Si Bradley Manning ou tout autre employé du gouvernement avait collaboré avec nous pour nous fournir des informations classifiées et qu’à notre tour nous avions collaboré avec le Times pour les diffuser au monde entier, alors le Times pouvait se voir accuser de complicité d’espionnage. C’était quelque chose qui préoccupait énormément le Times. Ils nous ont dit que nous ne devions jamais les qualifier de partenaire – c’était leur conseil juridique.

Bill Keller, l’ancien rédacteur en chef du Times, a écrit un article qui vous attaquait personnellement. Il a écrit à quatre ou cinq reprises que « Wikileaks est une source, pas un partenaire ».

Keller tentait de sauver sa propre peau de deux manières. D’abord, sur le plan juridique, en affirmant qu’il n’y avait pas de collaboration mais uniquement une relation passive entre un journaliste et une source. Ensuite, en prenant ses distances par des attaques personnelles contre moi, avec toutes les méthodes habituelles employées par les tabloïds. Beaucoup de journalistes du Times se sont approchés de moi pour dire combien ils étaient embarrassés par le ton employé. De plus, Keller a claironné combien la Maison Blanche était contente que le Times n’ait pas publié les documents qu’elle avait demandé de ne pas publier. C’est une chose de le faire, c’en est une autre que de l’annoncer fièrement. Pourquoi Keller a-t-il ressenti le besoin de raconter combien la Maison Blanche étaient contente de lui ? Pour la même raison qu’il s’est senti obligé de raconter que mes chaussettes étaient sales. Ce n’était pas pour donner des faits mais pour annoncer son ralliement. Cela a été clairement formulé. Keller a dit, « Que Julian Assange soit un journaliste ou pas, il n’est pas mon genre de journaliste ». Ma première réaction fut : « Dieu merci, je ne suis pas son genre de journaliste ».

La ligne éditoriale de Wikileaks, il faut l’avouer, est radicalement différente de celle des grands médias. Là où un journal qui aurait reçu 500.000 documents en aurait publié une vingtaine, vous, vous avez tout publié.

Cablegate représente 3.000 volumes de matériel. C’est le plus grand trésor intellectuel à atterrir dans le domaine public des temps modernes. Le Times en a publié un peu plus de 100. Il y en a plus de 251.000 dans Cablegate. Notre approche est donc très différente de celle du Times. En matière de sécurité, l’unique préoccupation du Times était d’empêcher le Washington Post d’apprendre ce qui se tramait. Par contre, ils ont communiqué au gouvernement US tout ce qu’ils avaient l’intention de publier.

En retour, le Times vous a décrit comme un paria, malgré le fait que c’est vous qui leur avez fourni tout ce matériel incroyable, et qui avez crée aussi une organisation originale pour recueillir et traiter toutes les fuites d’information.

Absolument aucun honneur ou reconnaissance. Je ne veux pas m’étendre sur les difficultés rencontrées par le Times pour travailler aux Etats-Unis, mais je pense qu’ils auraient pu gérer ces difficultés d’une manière plus élégante.

Après la publication des documents sur l’Afghanistan, le Times a publié un portrait hostile de Bradley Manning, le décrivant comme une folle, triste et dérangée, en des termes dignes d’un tabloïd. Ensuite, lorsque nous avons publié les documents sur la guerre en Irak, nous avons découvert des détails sur la mort de plus de 100.000 civils, et des détails sur les tortures de plus de 1.000 personnes. Tous les autres journaux ont publié des articles. Les Nations Unies et un nombre de pays ont mené des enquêtes sur ces allégations. Même les documents internes de l’armée US parlaient de tortures. Et pourtant le Times se refusait à employer le mot « torture ». Au lieu, ils ont publié en première un article vicieux contre moi et factuellement faux. Par exemple, l’article disait que j’avais été inculpé pour un crime sexuel, ce qui n’est pas le cas, et que 12 personnes avaient quitté notre organisation alors que nous nous sommes séparés d’une seule. Ça ne me dérange pas de prendre des coups, mais il faut respecter les faits. Le fait que le Times se soit abaissé, en première page, à un niveau de tabloïd alors que nous venions d’exposer la mort de plus de 100.000 civils, ce n’était pas très élégant de leur part.

« Collateral Murder » – la vidéo publiée en avril 2010 montrant un hélicoptère US en train de tirer sur un groupe de civils irakiens, dont deux journalistes de Reuters et deux enfants – était le premier scoop qui vous a attiré l’attention des grands médias. Vous avez appris que le Washington Post était en fait en possession de cette vidéo et qu’ils l’ont gardée.

Un reporter du Post, David Finkel, avait cette vidéo. Des sources nous ont expliqué qu’il avait même organisé une projection, chez lui. Il l’a pourtant caché. Finkel s’est défendu en disant « Il y avait beaucoup de bavures en Irak ». Il avait été embarqué avec des troupes au sol dans cette zone pendant neuf mois. Il avait à l’évidence développé une grande affinité avec les soldats et il a fini par mener une campagne en leur faveur après la publication de cette vidéo.

Est-ce que c’est ce genre de défaillance dans les grands médias qui vous a inspiré la création de Wikileaks ?

Mes principales sources d’information étaient mes propres expériences dans le combat pour la liberté de la presse, pour la liberté de communiquer la connaissance – ou de se libérer de l’ignorance. Ensuite, mes expériences dans la compréhension du fonctionnement du complexe militaro-industriel d’un point de vue concret. J’ai vu que la presse partout dans le monde était profondément entravée par l’auto-censure, la censure économique et politique alors que le complexe militaro-industriel grandissait à grande vitesse et que la quantité d’information qu’il amassait sur chacun d’entre nous dépassait largement tout ce que le public pouvait imaginer.

Vous avez enregistré le nom de domaine leaks.org en 1999, alors que vous travailliez sur une technique de cryptage pour les dissidents et les militants des droits de l’homme. C’était avant les attentats contre le World Trade Center et le Pentagone qui ont permis au gouvernement d’étendre de manière dramatique ses pouvoirs en matière de secret de l’information et de surveillance de ses propres citoyens.

Oui. Le 11 Septembre, j’étais au téléphone avec un ami, nous parlions d’algorithmes de cryptage. Très vite, dans l’heure qui a suivi, j’ai vu ce que la contre-réaction allait être, et que toutes les propositions du complexe militaro-industriel pour espionner tout le monde, sans justification, pour augmenter ses dépenses, seraient rapidement mises en œuvre. C’est exactement ce qui arrivé.

Deux ans plus tard, les Etats-Unis ont envahi l’Irak.

La création de Wikileaks était, en partie, une réaction à l’invasion de l’Irak. Il y a eu un certain nombre de lanceurs d’alerte qui se sont mouillés par rapport à l’Irak, et il me paraissait évident que ce qui manquait à l’époque de toute cette propagande sur l’Irak était une manière pour tous ceux qui savaient ce qui se passait de pouvoir le communiquer au public. Un certain nombre ont connu un sort funeste, comme David Kelly, le scientifique britannique qui soit s’est suicidé, soit a été assassiné à cause de ses révélations sur les armes de destruction massive. La guerre en Irak était l’enjeu le plus important pour ceux de ma génération en Occident. C’était aussi le cas le plus flagrant que je n’avais jamais vu de manipulation médiatique et de création d’une guerre par le biais de l’ignorance.

Avant les scoops concernant le gouvernement US – les documents sur l’Afghanistan et l’Irak – vous étiez plutôt concentrés sur d’autres pays.

A l’origine, nous pensions que notre plus grand rôle se jouerait en Chine ou dans quelques anciennes républiques soviétiques ou en Afrique. Nous avions connu quelques succès en Afrique. J’ai vécu au Kenya en 2007, et nous avons pu publier un document qui révélait des millions de dollars de corruption chez l’ancien président Daniel Arap Moi et ses partisans. Les preuves publiées ont influencé dix pour cent du vote et a changé le résultat des élections. Mais la corruption de Moi n’était pas confinée au Kenya. L’argent pillé au Kenya était déposé dans des banques, investi dans des biens et des affaires à Londres, à New-York. Il n’y a pas de corruption à grande échelle dans un pays du tiers-monde sans une corruption en occident. Ce fut une grande leçon pour moi.

Une autre grande leçon a été lorsque j’ai commencé très vite à recevoir des informations, envoyées par des personnes que je présumais être des fonctionnaires dégoûtés par les actions de l’armée US. Les Etats-Unis ont été historiquement une société relativement ouverte. Mais à l’intérieur des Etats-Unis, il existe un gouvernement clandestin, et c’est celui de l’armée US qui, au mois de septembre, détenait 4,3 millions d’habilitations secret-défense. C’est l’équivalent de la population de la Nouvelle-Zélande. C’est une société fermée, totalitaire qui recueille et stock plus d’information que toute autre société au monde.

Wikileaks a été crédité, y compris par ses détracteurs,pour son rôle dans les Printemps Arabe, et même Occupy Wall Street. Etait-ce un prévu ? Aviez-vous imaginé que vous auriez ce genre d’impact ?

Nous avions planifié une bonne partie de ce qui est arrivé au cours des 12 derniers mois. Il faut bien avouer que nous avons été agréablement surpris de voir ces plans se réaliser.

En ce qui concerne le Printemps Arabe, ce que je voyais en octobre 2010 était que les structures de pouvoir au Moyen Orient étaient interdépendants, ils se soutenaient mutuellement. Si nous pouvions publier suffisamment d’informations à un rythme soutenu sur nombre de ces personnalités et organisations, leur capacité à se soutenir les uns les autres serait diminuée. Ils auraient leurs propres problèmes à régler et seraient obligés de se concentrer sur les problèmes intérieurs provoqués par ces révélations. Ils n’auraient donc pas les ressources pour soutenir les pays voisins.

Vous aimeriez voir ces régimes tomber ? Quel est le résultat final que vous visez ?

Lorsque vous détruisez, vous avez une possibilité de reconstruire. Mais détruire pour le plaisir de détruire ne nous intéresse pas. Je crois que si nous réfléchissons sur ce qui fait qu’une civilisation est civilisée, nous verrions que c’est lorsque les gens comprennent ce qui se passe. Lorsque Gutenberg a inventé la presse, les gens qui avaient une connaissance pouvaient la transmettre aux autres. Avec l’Internet, il est encore beaucoup plus facile de transmettre notre parcelle de connaissance et de la partager avec tous les autres.

Pensez-vous que les gouvernements devraient pouvoir garder des secrets ?

La question est beaucoup plus intéressante que la réponse. Dans certains cas – la lutte contre le crime organisé, par exemple – les fonctionnaires ont un devoir de réserve sur leurs enquêtes. De même, un médecin s’impose le secret médical qu’il se doit de respecter dans la plupart des cas. C’est une question de devoir. Mais il est absurde de dire que sous prétexte qu’un policier est soumis à un devoir de réserve pour une enquête, alors le monde entier devrait y être contraint.

Lorsque les gens parlent de votre enfance, les deux mots qui reviennent le plus souvent sont « nomade » et « hacker ». Vous avez connu vos premiers ennuis avec la justice à l’âge de 17 ans, pour avoir pénétré les réseau du Pentagone, ainsi que plusieurs sites australiens. Il semblerait que vous avez toujours été engagé dans un combat contre l’autorité.

Non, je n’ai pas toujours été engagé dans un combat contre l’autorité. Une autorité légitime est importante. Tous les systèmes humains ont besoin d’une autorité, mais l’autorité doit être accordée par le consentement éclairé des gouvernés. Actuellement, le consentement, lorsqu’il existe, n’est pas éclairé et n’est donc pas légitime. Pour communiquer la connaissance, il faut protéger la vie privée des gens – et j’ai donc, pendant 20 ans, développé des systèmes, une politique et des idéaux destinés à protéger le droit des gens à communiquer sans être surveillés. Le droit à la communication sans une surveillance gouvernementale est important, parce que la surveillance est une forme de censure. Lorsque les gens ont peur de dire quelque chose qui risque d’être entendu par un pouvoir qui peut les emprisonner, ils adaptent leur discours, ils s’autocensurent.

Vous avez grandi en Australie, quelles étaient les expériences qui ont forgé celui que vous êtes devenu ? Les ennuis dus aux piratages informatiques ?

J’ai vécu une enfance à la Tom Sawyer. Je crois que j’ai eu de la chance. Très physique et aventureux, sur différentes îles et dans l’arrière-pays et les régions tropicales, dans des gangs de jeunes, faisant du cheval, explorant les grottes, les égouts, les forêts et pêchant des poissons tropicaux.

Je suppose que les moments clés d’une enfance, à part les moments physiques, sont les moments moraux. Un jour j’ai dessiné et fabriqué un radeaux sophistiqué. J’avais 12 ans et j’avais prévu de passer la nuit sur le radeau sur la rivière Richmond, connue pour ses requins. Tous mes amis m’avaient dit que c’était une excellente idée, alors on s’y est mis. Mais lorsque le moment est arrivé pour passer la nuit dans le noir au milieu de la rivière, ils se sont tous défilés, sauf un.

Une semaine plus tard, le radeau a été volé, et j’ai réussi à retrouver les voleurs. C’était des garçons un peu plus vieux que moi. Nous avons organisé une expédition pour récupérer le radeau, le détacher et le faire emporter par le courant. Le radeau a dérivé jusqu’au milieu de la rivière. Nous l’avons suivi depuis la berge et la rivière devenait de plus en plus large et j’ai réalisé qu’il allait falloir plonger pour le récupérer, là au milieu de la nuit, avec personne autour. J’ai pensé aux requins. J’ai ordonné à mon corps de plonger, mais il a refusé. J’ai donc connu la lâcheté, mais je pense que la situation l’exigeait.

Et les années lycée ?

J’ai fréquenté de nombreux établissements scolaires parce que je voyageais avec la compagnie de théâtre de mes parents. J’en apprécié certains. J’ai connu différents gens et différents systèmes d’éducation, et il m’était difficile de garder des amis, même si j’ai réussi à en garder quelques-uns. Cela m’a appris à observer les choses sous un autre angle et je crois que c’est devenu quelque chose d’important pour moi.

Avez-vous touché aux drogues à l’université ? De l’herbe ou autre chose ?

J’étais plutôt le stéréotype de l’intello, malgré une enfance aventureuse. Je faisais des expériences sur mes amis et notait les résultats, mais je n’en ai jamais pris moi-même.

Vous n’avez donc jamais essayé…

En ce qui concerne la suite, je crois qu’étant donné les circonstances, je ne dirais rien de plus sur ma vie privée d’adulte. Mais il y a encore une chose. Je ne suis pas un Calviniste, mais si vous voulez changer le monde de manière conséquente et que vous êtes, par exemple, opposé aux activités d’une société comme Philip Morris, alors il est de votre devoir de ne pas acheter leurs produits.

Parlons de certaines attaques contre vous. Même certains de vos plus proches amis disent qu’il n’est pas facile de travailler avec vous. C’est vrai ?

C’est une question très intéressante.

Vous répondez comme quelqu’un avec qui il n’est pas facile de travailler…

Je crois que votre question est intéressante. D’où vient-elle ? Lorsque le Guardian a rompu son contrat avec nous, lorsque nous avons envoyé balader le New York Times parce qu’ils léchaient les bottes de la Maison Blanche, tous les deux ont tenté de raconter que la raison pour laquelle nous les envoyions balader était simplement mon mauvais caractère, alors que nous avions des divergences de fond. Nous disons que le Guardian a rompu son contrat et que le Times s’est lancé dans un journalisme de bas étage, digne d’un tabloïd, un journalisme de lâches. Alors pour se défendre ils ont dit « oh, non, c’est parce que les chaussettes de M. Assange étaient sales, » ou « C’est très difficile de travailler avec quelqu’un comme lui. »

Mais certains qui ont travaillé avec vous pendant des années ne brossent pas un portrait flatteur. Après tout, vous ne seriez pas le premier dans les médias à présenter un ego démesuré.

Je ne pense pas avoir un ego démesuré. C’est simplement que je sais dire « non ». Non, nous ne détruirons pas tout ce que nous avons déjà publié. Non, nous continuerons à publier ce que nous avons promis de publier. Non, nous n’arrêterons pas de publier des documents concernant l’armée des Etats-Unis. Pour certains, cela revient à avoir un ego démesuré alors qu’il s’agit de rester fidèle à ses principes.

Attaquer Wilieaks et Julian Assange est devenu une sorte de petite industrie.

Plus de 100 livres ont été publiés, mais au moins 80 ne sont que des œuvres opportunistes écrits n’importe comment – juste des recueils de différents trucs. Si on parle de vrais livres, des livres que quelqu’un a réellement écrit, du début à la fin, il y en a plus d’une douzaine. Un des plus drôles est russe, qui m’accuse de m’être ligué pour diffamer Poutine.

Un des livres les plus intéressants est celui de Heather Brooke, du Guardian. On dirait presque l’oeuvre d’un amant éconduit – elle dit qu’elle a « chaviré » lorsque vous l’avez regardée pour la première fois, puis a fini par conclure que vous étiez un connard. C’est une histoire qui revient souvent dans ce que l’on raconte sur vous.

[longue pause] Je ne crois pas que Heather Brooke soit particulièrement intéressante. Le phénomène général l’est. Quelqu’un s’implique dans une certaine mesure dans notre travail, implication qu’il exagérera pour se donner une certaine autorité. Ce qu’ils en retirent, c’est une réputation, grâce à la proximité, à l’information que nous avons recueillie ou autre chose de valeur. Puis un jour nous ne sommes plus en mesure de maintenir le même niveau de relation, alors ils se sentent rejetés. Lorsque vous devenez une célébrité – à certains moments, dans le monde anglophone, mon nom était le plus cité dans les bulletins d’informations – le comportement des gens se modifie. Ce qu’ils perdent semble incroyablement important pour eux, alors ils veulent le conserver, ou bien le sentiment de perte est si fort qu’il les pousse à faire des choses qu’ils ne feraient pas en temps normal. J’ai toujours pensé que les grandes célébrités qui se plaignaient des inconvénients de la célébrité cherchaient juste à attirer la sympathie.

Et maintenant que vous êtes devenu une célébrité ?

J’ai changé d’avis. Mais Brad Pitt n’a pas une superpuissance sur le dos. Il a juste quelques excités et des paparazzi. Depuis que j’ai connu les trois, je dois avouer que je ne suis pas vraiment emballé par l’expérience.

Il y avait des gens qui vous harcelaient, là où vous habitiez avant. Ils ont dû vous faire peur.

Oui, malgré l’isolement – à trois heures de Londres par train rapide, plus 40 minutes de voiture sur des routes de campagne, puis une longue route privée jusqu’à un maison de campagne. Il y avait de nombreuses personnes qui tentaient de se présenter à la porte d’entrée ou de me tendre une embuscade au poste de police. Cela a coïncidé avec l’époque où de nombreux politiciens US, comme Sarah Palin ou Newt Gingrich, appelaient à mon assassinat ou mon enlèvement. Heureusement, pratiquement tous ceux qui me guettaient étaient d’une manière ou d’une autre des supporters. La plupart étaient des femmes qui se prenaient pour ma fiancée.

Des femmes qui voulaient vous épouser ? Combien cette année ?

Des centaines.

Des centaines de femmes se sont présentées ?

Parfois des hommes aussi. Il y en avait un, le Capitaine Morgan, qui disait qu’il travaillait pour la société Intel, et qu’il était capitaine de bateau. Il a vendu son bateau et s’est présenté un jour en disant que nous étions la seule organisation sur terre pour qui ça valait la peine de travailler. Une femme de Catalogne est venue en taxi depuis Londres et s’est présentée à l’entrée de la propriété avec £450 au compteur. Elle avait convaincu le chauffeur de taxi que j’allais régler la note une fois que nous aurions réglé notre différend amoureux. Elle et le chauffeur ont convaincu un voisin de les héberger pour la nuit – le chauffeur ne voulait pas partir sans son argent.

Il y a eu des groupies. Non, je ne les appellerais pas des groupies. Des jeunes femmes qui étaient venues par avion depuis la Norvège ou la Suède et se présentaient à la porte d’entrée. Lorsque j’étais en prison, de façon absurde, le seules personnes qui réussissaient à faire passer des courriers dès la première semaine étaient six femmes qui voulaient me donner des gâteaux et des couvertures, que je refusait. Mais il y a apparemment des femmes d’un certain âge qui tentent de rendre visite à n’importe quel prisonnier célèbre, et qui connaissent les ficelles pour y arriver – alors qu’aucun journaliste au monde n’y arrivait.

Avez-vous été eu une relation sérieuse depuis un an ?

Pour des raisons de sécurité, je ne peux rien vous dire sur ma vie privée. Il faut que ce soit clair. Mes enfants ont reçu des menaces de mort et doivent se cacher. J’ai beaucoup de gens qui me sont très proches alors je dois faire très attention pour ne pas les exposer.

Que s’est-il passé en Suède avec les deux femmes qui vous accusent ?

C’est une affaire en cours, alors je ne peux pas en parler. C’est très difficile d’être dans une situation où on ne peut pas donner sa version des faits. Il est clair que toute cette affaire est absurde et vous pouvez lire tout le dossier d’accusation sur internet.

Lorsque vous dites « absurde », insinuez-vous que ces femmes ont tout inventé ?

Ce n’est pas ce que j’ai dit. Je n’ai jamais critiqué ces femmes. Je dis que les accusations sont absurdes. Vous pouvez lire les accusations vous-mêmes. Elles sont fausses, mais même leur formulation est absurde. Ce que l’accusation a réussi à faire c’est employer le mot « viol ». Bien que je n’ai pas été inculpé – et sur le plan technique l’enquête porte sur un « viol mineur », un concept suédois – ce qui n’a pas empêché nos ennemis de parler sans cesse « d’accusations de viol », ce qui est faux. A l’époque où nous avons effectué une étude, au mois de février, il y avait un total de 33 millions de références pour le mot « viol » dans n’importe quel contexte, depuis Hélène de Troie jusqu’au Congo. En cherchant « viol » associé à mon nom, il y en avait un peu plus de 20 millions. Autrement dit, en termes de perception, deux tiers des viols commis dans le monde avaient un lien avec moi.

Alors pourquoi ne pas dire, « écoutez, je n’ai rien fait de mal, je suis désolé si j’ai pu faire du tort à ces gens. C’est une affaire très sérieuse et je la prends très au sérieux et je me rendrai en Suède pour faire face à ces accusations ». Les gens qui vous soutiennent se demandent pourquoi vous ne l’avez pas fait.

Je n’ai aucune confiance dans la Justice suédoise. L’Association Internationale des Aumôniers des Prisons dit que les prisons suédoises sont les pires d’Europe. Ce qui inclut la Roumanie ou l’Estonie, etc. C’est parce que dans 47 pour cent des cas, les prisonniers suédois sont détenus en isolement. Alors dans la mesure où ma marge de manœuvre serait sérieusement sinon totalement limitée si d’aventure j’entrais dans une prison suédoise, j’ai de bonne raisons d’être réticent. De plus, si vous critiquez les choses, comme dire que les prisons suédoises sont les pires d’Europe, ce serait encore pire parce que la Justice suédoise se vengerait.

Si vous saviez que les gouvernements cherchaient à vous piéger, n’avez-vous pas pensé au danger en fréquentant des femmes en Suède ? Vous n’étiez pas en train de jouer avec le feu.

Il a été rapporté à tort que j’aurais affirmé que les accusations suédoises étaient un piège de la CIA. J’ai dit que l’affaire a été immédiatement politisée par les opportunistes – en l’espace de quelques heures. Ce jour-là, nous avions reçu, par une source d’un service de renseignement, une liste de priorités établie par le gouvernement US à mon sujet. Parmi ces priorités figuraient le fait de savoir quelles informations nous détenions, quelles informations nous comptions publier, s’il y avait des éléments en rapport avec le procès de Bradley Manning. Et aussi un point de vue selon lequel le gouvernement US allait avoir beaucoup de mal à monter un dossier contre moi et qu’il me fallait faire très attention aux méthodes extra-légales. On ne parlait pas d’assassinat, mais d’une affaire montée de toutes pièces, de drogue ou de pornographie infantile, associée à un acte délictueux. C’est ce que j’avais à l’esprit, et que tout le monde avait à l’esprit, lorsque l’affaire a éclaté.

Y’a-t-il quelque chose que vous auriez aimé faire différemment ?

D’une manière générale ? Bien sûr, beaucoup. Je ne supporte pas ces gens qui disent qu’ils auraient refait la même chose. Ça signifie qu’ils n’ont rien appris de leurs expériences.

Je pensais plus particulièrement à ces deux femmes.

Je n’ai jamais vécu un scandale sexuel. Selon les cultures, il y a différentes manières de gérer un scandale sexuel qui a été politisé. Il faut dire aussi qu’au début je n’avais pas pris l’affaire très au sérieux. Je pensais qu’elle retomberait.

Pourquoi n’avoir pas fait appel à un spécialiste en communication ?

Nous avons essayé. Nous avons embauché quelqu’un au Royaume Uni pour gérer les relations avec les médias. Il a accepté à un tarif très réduit parce que nous étions des militants, une cause célèbre. Ses plus gros clients étaient Virgin et Sony. Au bout d’une semaine, il était devenu clair qu’il devait choisir entre eux et nous. Selon lui, son conseil d’administration a insisté pour qu’il abandonne notre affaire, et il l’a fait. Il y a eu environ une douzaine de cas similaires de pressions exercées sur les sociétés avec lesquelles nous travaillions. Lorsque les gens disent, « Pourquoi Julian n’a pas fait ceci, ou pas fait cela, ou pourquoi Wikileaks n’a pas fait ceci, » dans de nombreux cas, nous l’avons tenté. Ce n’est pas facile d’affronter une superpuissance.

Quelles étaient les formes de pression ?

Mon compte en banque personnel a été fermé, et certains de nos membres ont eu leurs comptes en banque personnels fermés. Beaucoup de gens ont perdu leur emploi – même ceux qui étaient très indirectement connectés à nous. La personne qui a enregistré notre nom de domaine en Suisse a perdu son emploi lorsque Bloomberg a mentionné son nom. Un des membres du Conseil d’Administration d’une organisation de charité qui collecte des dons pour nous a perdu son contrat avec la Bourse Suisse. La Bourse a même écrit noir sur blanc que la cause était leur relation avec nous. Le Projet Tor, qui vise à protèger les gens à travers le monde de l’espionnage et de la censure, a perdu quelques 600.000 dollars à cause du gouvernement US parce qu’un de ses membres, Jacob Appelbaum, m’a remplacé pour une conférence à New York. De très nombreuses personnes ont subi ce genre de pression indirecte..

Que s’est-il passé lorsqu’on vous a jeté en prison en Angleterre ?

J’ai passé 10 jours en isolement. Je crois que tout le monde devrait passer 10 jours en isolement, surtout les politiciens. C’est une expérience de privation sensorielle. Alors j’éprouve beaucoup de sympathie pour Bradley Manning et tous ceux qui ont connu la même expérience.

Lorsque la porte de la prison s’est refermée, vous êtes-vous demandé combien de temps vous alliez rester, 10 mois, 10 ans ?

Je n’avais aucune idée du temps que j’allais passer là-dedans.

Vous aviez peur ?

Non, j’étais plutôt excité et impatient de relever le défi de m’adapter à un nouvel environnement. Je savais que ce serait utile pour notre cause et politiquement, ça l’était. J’ai dit à mes avocats, « Ne me sortez pas de là trop vite ». Ils n’étaient pas d’accord.

Vous vous considéreriez donc comme un martyr…

J’ai observé comment le reste du monde a décidé de fabriquer le mythe autour de mon personnage, le positif et le négatif. Ce processus a été à la fois fascinant, terrifiant et comique. Il a provoqué de nombreux rires chez ceux qui me connaissaient bien, c’était un sujet de plaisanterie au sein de l’équipe. Nous sommes embarqués dans une entreprise historique qui a des répercussions importantes sur la vie des gens et sur les systèmes politiques. C’est très important, avec des répercussions sur tout, depuis les révolutions jusqu’à l’emploi, et l’importance de la tâche est si grande que je n’ai pas le temps de réfléchir à ma célébrité. Notre préoccupation est toujours simple, sommes-nous utiles ou inutiles en tant qu’organisation ? Est-ce que toutes ces attaques personnelles contre moi nous feront perdre un million de dollars de soutiens ou modifieront-elles suffisamment l’ambiance politique pour nous faire perdre un procès ? Où est-ce que l’adulation signifie que nous aurons suffisamment de soutien politique pour survivre ?

Combien a coûté la bataille juridique ?

Nous avons beaucoup d’affaires en cours. En ce qui concerne mon cas personnel, l’extradition suédoise, je dois tout payer moi-même. Je pense que c’est injuste, que c’est l’organisation qui devrait payer.

Pourquoi ?

Il ne fait aucun doute que cette affaire a été politisée à cause de mon rôle au sein de l’organisation. Cependant, pour éviter des critiques sur les fonds récoltés qui serviraient pour cette affaire, chose que nos ennemis n’ont pas manqué de dire, nous avons tout séparé. Ce qui signifie que je suis actuellement totalement ruiné.

Totalement ruiné ?

Oui. Il y a eu des tas d’étranges complications, comme mes anciens avocats qui ont réussi à mettre la main sur les avances versées pour mon livre. Je n’ai pas touché un centime de toute cette publicité.

On dit que vous auriez 3,3 millions de livres sterling dans un compte en banque que vous conservez.

Ben voyons. Nos adversaires aiment bien répandre ce genre de rumeurs pour saper les dons.

C’est donc faux ?

C’est tout à fait ridicule. Ils répandent des rumeurs selon lesquelles je vivrais dans une château ou que je suis SDF. Il y a deux ans, de faux documents ont été diffusés qui prétendaient que je voyageais en première classe et que je vivais dans un château en Afrique du Sud, alors que je n’ai jamais mis les pieds en Afrique du Sud. Si vous voulez attaquer une organisation, comment faites-vous ? Vous attaquez les sources de financement et ses dirigeants. Les campagnes de diffamation sont dangereuses mais en même temps totalement absurdes. D’un côté, il y a quelques 700.000 références à mon antisémitisme et d’un autres côté quelques 2,5 millions qui m’accusent d’être un agent du MOSSAD. Je suis accusé de tout, de torturer les chats, d’être un violeur, d’être obsédé par ma coiffure, d’être trop riche ou trop pauvre, de porter des chaussettes sales. Il ne manque que la zoophilie et la pédophilie.

D’un point de vue légal, il semblerait que vous avez perdu d’avance. Si vous perdez votre appel le 1er février, vous serez extradé vers la Suède pour être interrogé et de là les Etats-Unis pourraient demander votre extradition. Mais si vous gagnez votre appel, les Etats-Unis pourraient demander votre extradition à l’Angleterre.

Ouais. Et les chances d’échapper à l’extradition ne sont pas très grandes.

Selon la plupart des opinions – en Suède comme aux Etats-Unis – vous ne serez pas extradé. Pourquoi êtes-vous convaincu du contraire ?

L’extradition est une affaire politique. Les traités d’extradition – de la Grande-Bretagne vers les Etats-Unis et de la Suède vers les Etats-Unis – sont tous les deux très dangereux pour moi. Chaque jour que je passe en Angleterre, c’est dangereux, et si je suis en Suède, ce sera aussi dangereux qu’ici, et probablement plus. Le ministre suédois des affaires étrangères responsable de l’extradition, Carl Bildt, est devenu un mouchard pour l’ambassade des Etats-Unis en 1973 à l’âge de 24 ans. Il a déménagé à Washington pour diriger un programme conservateur et il a fait connaissance avec Karl Rove. Ils sont devenus amis et participaient à des conférences ensemble, etc.

Karl Rove ? Comment le savez-vous ?

Les câbles. Bien que je n’aie pas été inculpé pour quoi que ce soit, les accusations de viol et de harcèlement sexuel vont bon train. L’ambiance politique en Suède pour me défendre contre une extradition vers les Etats-Unis n’est donc pas vraiment bonne. Certains ont dit « Bon, la Grande-Bretagne comme la Suède et de nombreux autres pays disent qu’il ne peut y avoir d’extradition pour de motifs politiques. » Mais le gouvernement des Etats-Unis ne cherche pas à me faire extrader pour un motif « politique » – ils tentent de m’inculper pour espionnage, ou pour conspiration d’espionnage, et pour piraterie informatique. Le grand jury US examine la possibilité de nous inculper pour des accusations qui, selon eux, ne sont pas de nature politique. Il est évident que les motifs sont politiques, mais ça c’est un autre histoire.

Vous pensez donc que le gouvernement tente de préparer le terrain en vous qualifiant d’espion, en affirmant que vous avez mis la vie de soldats en danger, pour vous mettre le grappin dessus lorsque l’affaire suédoise sera réglée ?

Ces gens-là ont l’habitude de préparer le terrain politique et le terrain médiatique. J’imagine qu’ils vont dire que les documents que nous avons publié ont porté préjudice à la Grande-Bretagne ou à la Suède. Peut-être communiqueront-ils à la presse, ouvertement ou en sous-main, des fausses spéculations que nous aurions fait tuer des soldats suédois en Afghanistan, ou que nous aurions vendu des informations à l’Iran.

Quels ont été les moments les plus difficiles dans toute cette affaire ? Vous êtes-vous déjà réveillé le matin en pensant « mais dans quel guêpier me suis-je fourré ? »

J’avais compris que l’importance de notre action dépassait Wikileaks en tant qu’organisation et dépassait même nos vies personnelles. Au mois de novembre, j’ai dis à notre équipe, peut-être à leur grande surprise, que ce que nous faisions était plus important que nos vies. De ce point de vue, je n’ai pas éprouvé trop de difficultés à lirer ces batailles. La violence des combats reflète la qualité et l’importance de notre travail. Cela dit, les trahisons sont difficiles à encaisser. Cette confrontation que nous avons eue avec l’état-sécuritaire occidental – il est inexact de l’appeler état-sécuritaire US car c’est un phénomène transnational – a fait ressortir le meilleur comme le pire chez les gens. Chez certains, elle a fait sortir l’opportunisme, la faiblesse et d’autres défauts comme l’égoïsme et la lâcheté, mais chez d’autres elle a fait sortir la force et la loyauté. Nous avons perdu des amis et des collègues, mais nous avons gagné aussi des amis fidèles, et de vieux amis ont révélé leur force. Il y a un adage militaire qui dit, « ce n’est pas durée de la guerre qui compte mais la profondeur des tranchées ». Il y a des amitiés qui sont devenues profondes.

Qui a été votre soutien public le plus important ?

John Pilger, un journaliste australien, a été le plus impressionnant. Un autre est Dan Ellsberg. J’ai passé beaucoup de temps avec lui, à la fois sur les devants de la scène et en coulisses. Lorsque les gens travaillent sur le devant de la scène, en public, c’est souvent parce que ça leur rapporte quelque chose. On ne connaît jamais les vraies motivations. Mais lorsque quelqu’un s’engage à la fois en public et en privé, là vous savez que c’est authentique. Ron Paul a pris position et a fait une intervention passionnée. Ce n’est pas la gauche modérée, la pseudo-gauche, qui nous a défendu. En fait, ils nous ont même lâché. Ce sont les militants les plus actifs, ceux qui ont une grande habitude de se battre pour leurs idées, les libertaires de droite comme de gauche.

Que pensez-vous d’Anonymous ? Ils vous ont soutenu.

Nous collaborons avec Anonymous depuis 2008. Ils nous fournissaient des informations au sujet de nos enquêtes sur l’Eglise de Scientologie. C’était une sorte de culture de chenapans sur Internet, quelque chose qu’on ne pouvait pas prendre au sérieux. Ce qui est merveilleux, c’est ce qui est arrivé ces dernières années. En s’affrontant à des forces bien plus puissantes, à commencer par l’Eglise de Scientologie, ils ont appris comment fonctionnait le monde. Ensuite, en lisant des articles sur nous et aussi en voyant les attaques contre nous, ils ont pris conscience. A présent ils sont politisés, ils ont compris où se situe une partie du véritable pouvoir. C’était un groupe très apolitique qui n’avait absolument aucune idée du complexe militaro-industriel ni de la finance internationale. En rejoignant notre combat et en voulant se protéger, ils ont pris conscience que les menaces qui pèsent sur la liberté de l’Internet proviennent du complexe militaro-industriel, du système bancaire et de médias. Les médias représentent le troisième grand groupe de pouvoir, car lorsque vous êtes engagés dans un combat comme celui-ci, c’est digne d’intérêt.

D’après votre expérience, quels conseils donneriez-vous aux journalistes ?

J’ai beaucoup de sympathie pour les journalistes qui tentent de protéger leurs sources. C’est très difficile maintenant. A moins d’être un expert en équipement de surveillance électronique ou de connaître un spécialiste, il faut vous tenir l’écart d’Internet et des téléphones portables. Il faut vraiment employer les vieilles techniques, le papier et les chuchotements au creux de l’oreille. N’emportez pas vos téléphones portables avec vous. Ne les éteignez pas, mais laissez-les traîner derrière vous au bureau. Nous sommes à une époque où certains pays enregistrent des milliards d’heures de conversations et annoncent fièrement qu’ils n’ont pas besoin de choisir les appels à intercepter parce qu’ils les interceptent tous.

Alors quel est l’avenir de Wikikeaks ? L’organisation survivra-t-elle ?

Je pense que nous allons nous en sortir cette semaines. On verra pour la semaine prochaine.

Où voudriez-vous vous retrouver, une fois ces batailles juridiques terminées ?

Nulle part. Je veux retourner faire ce que je faisais avant. Je vivais en Egypte lorsque nous avions des choses importantes à faire là-bas, ou au Kenya ou aux Etats-Unis ou en Australie ou en Suède ou en Allemagne. Je suis là où les occasions se présentent.

Pensez-vous pouvoir le refaire un jour ?

En ce qui concerne les Etats-Unis, il va falloir attendre la révolution.

Michael Hastings

http://www.rollingstone.com/politics/news/julian-assange-the-rolling-stone-interview-20120118

Traduction « et Cohn-Bendit, il en pense quoi ? Nan, j’déconne. » par VD pour le Grand Soir avec probablement les fautes et coquilles habituelles.

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