La montée du FN ou l’échec de la gauche à construire une utopie réaliste
Le Monde.fr |
Par Sophie Heine, politologue, University of Oxford, Université libre de Bruxelles
Le score significatif réalisé par Marine Le Pen au premier tour des élections présidentielles françaises devrait pousser la gauche à l’autocritique. Ce résultat s’inscrit en effet dans une droitisation plus générale des couches populaires qui devrait inquiéter tous les progressistes : comment se fait-il qu’une partie croissante des pauvres, des précaires, des chômeurs, bref, de l’électorat naturel de la gauche, se soit détournée de cette dernière pour voter pour la droite conservatrice et extrême ? Pour asseoir une majorité solide, indispensable pour légitimer n’importe quel programme volontariste face aux acteurs financiers, la gauche devra à terme relever ce défi de reconquête d’un électorat populaire passé à droite.
La solution à ce problème ne viendra pas d’une insistance renouvelée sur la morale altruiste, comme le pensent beaucoup de socialistes. Ce n’est pas en mettant l’emphase sur la solidarité, les liens sociaux, la générosité ou la coopération que la gauche récupérera un pouvoir d’attraction auprès des plus défavorisés. Car si la vie privée est le lieu par excellence des actes désintéressés, les choix politiques ont d’autres ressorts : leur caractère distant et impersonnel active des motifs d’action beaucoup plus égoïstes que dans les rapports personnels et affectifs. La gauche doit donc redécouvrir une évidence, à savoir, que la politique est une affaire de pouvoir et d’intérêt. Les courants protestataires ne se sont pas davantage départis du langage des valeurs altruistes. Certes, ils parlent aussi d’intérêt mais c’est en général pour l’appréhender sous une forme strictement collective et aux relents du passé, à travers des appels au peuple ou à la classe ouvrière, tandis que l’intérêt individuel continue à être rejeté comme un principe de droite. Par ailleurs, si Mélenchon a eu raison de tenir un discours socio-économique offensif sur le capitalisme débridé, le score qu’il a réalisé, bien inférieur aux attentes dont il avait fait l’objet, démontre qu’il ne suffit pas non plus d’être anti-néolibéral pour conquérir la majorité.
Les gauches ont perdu leurs utopies d’antan mais n’en ont toujours pas reconstruites de nouvelles. La rhétorique du cœur et du partage – dans le fond assez proches des sermons sur l’amour du prochain -, tout comme le ton technique de l’expertise ou de la contre-expertise, radicales ou modérées, reflètent deux variantes de l’idéalisme qui traversent l’histoire de la gauche. D’un côté, l’idéalisme éthique, qui considère que les idéaux de justice sociale et les valeurs de solidarité et de coopération qui les sous-tendent peuvent par eux-mêmes générer des progrès. Dans cette optique, il suffirait de prêcher les bonnes valeurs, avec constance et ardeur, pour que celles-ci finissent par s’imposer dans la société, que ce soit par contagion spontanée ou par l’action éducative de l’Etat. D’un autre côté, l’idéalisme analytique ou d’expertise postule que c’est l’analyse et la contre-expertise qui déclenchent le changement social, faisant de l’exactitude et de la justesse de l’argumentation les facteurs décisifs du progrès.
Ces deux postures sont aussi erronées l’une que l’autre. Certes, les idéaux de justice sociale doivent faire partie du répertoire de la gauche, tout comme une analyse critique du capitalisme financiarisé et la proposition de réformes alternatives. Mais au-delà des valeurs et de l’expertise, un véritable projet doit aussi dessiner une utopie de long terme capable de générer la mobilisation et le soutien populaires indispensables pour mener des changements progressistes. Evoquer l’utopie ne veut pas dire qu’on privilégie le rêve à la réalité. Au contraire, c’est seulement par une utopie de type clairement réaliste qu’on peut envisager de mobiliser largement. Il s’agit non seulement de critiquer les dominations existantes et de présenter des réformes crédibles à moyen terme mais aussi d’avancer un projet de société de long terme qui accepte l’être humain tel qu’il est plutôt que de prôner sa refondation. Une telle utopie, fondée sur une interprétation réaliste de la nature humaine, doit par conséquent s’adresser en priorité à l’égoïsme et à l’intérêt individuel.
La droite et l’extrême droite parviennent à attirer une partie des couches populaires en jouant précisément sur les motivations égoïstes autant que sur les peurs et sur les émotions. Elles fournissent de la sorte un exutoire à une colère sociale bien légitime face aux multiples injustices. Toutefois, lutter contre la droite et l’extrême droite en utilisant leurs armes relève de la pure illusion. Les tentations conservatrices qui émergent au sein de certains courants intellectuels socialistes se fourvoient dès lors tout autant que les tendances idéalistes. Dans une veine qu’on pourrait qualifier de « sociale-conservatrice » et qui se rapproche de la tendance du blue labour au sein du parti travailliste britannique, certains recommandent ainsi au Parti socialiste d’adopter d’un langage moral qui ne se contenterait plus d’évoquer la solidarité et la coopération mais parlerait plus directement aux « citoyens ordinaires » en adoptant certaines positions conservatrices. Que ce soit en insistant sur l’identité, les liens sociaux, ou encore la famille ou la sécurité, l’objectif est de prendre acte de la « droitisation des valeurs » des couches populaires. Pourtant, le langage moral ou identitaire est bien, intrinsèquement, un langage de droite. Quand la gauche essaie de défendre l’identité nationale de façon ouverte, quand elle s’oppose à l’immigration de façon humaine, quand elle critique la visibilité des minorités tout en prétendant vouloir aussi les accueillir, quand elle incrimine les combats féministes et multiculturalistes tout en affirmant représenter l’ensemble des dominés, elle risque non seulement de se renier elle-même en abandonnant une partie des victimes des injustices, mais aussi de perdre encore du terrain face à la cohérence et à la dextérité avec laquelle les droites manient les mêmes valeurs.
Si lutter contre la droitisation ne passe ni par les valeurs altruistes ni par la contre-expertise, cela ne résultera donc pas non plus du recours à l’identité ou à une morale conservatrice en matière sociétale. Au-delà de l’idéalisme éthique et analytique et au-delà de la morale et de l’identité, la gauche doit avoir le courage de reconstruire un véritable projet mobilisateur. Une utopie réaliste qui s’adresse à l’intérêt de chacun pourrait faire de la colère sociale un ferment de mobilisation collective en faveur d’une société plus juste. Il s’agirait de tracer la perspective d’une société qui abolirait ou, du moins, amoindrirait fortement les dominations et dans laquelle chacun serait à même de mettre en œuvre ses propres choix de vie. Articuler un tel objectif de façon claire et convaincante, en mariant la colère et l’action raisonnée, en faisant la part belle aux motivations égoïstes et en montrant comment seul l’engagement collectif peut permettre la liberté réelle de chacun, voilà qui pourrait constituer le cœur d’une nouvelle utopie réaliste.
Sophie Heine, politologue, University of Oxford, Université libre de Bruxelles