Plaidoyer pour une articulation dé-coloniale des luttes

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A Complex Unity :

Plaidoyer pour une articulation dé-coloniale des luttes

« Pour provoquer un véritable effort révolutionnaire, nous ne devons jamais nous intéresser exclusivement aux situations d’oppression dont nous cherchons à nous libérer, nous devons nous concentrer sur cette partie de l’oppression enfouie au plus profond de chacun-e de nous, et qui ne connaît que les tactiques des oppresseurs, les modes de relations des oppresseurs. » (Audre Lorde, Sister Outsider)

Angela Davis a reçu le 14 mai le titre de Docteur Honoris Causas des autorités de l’U(l)B. C’est une chance inespérée de pouvoir la rencontrer. Peut-être aussi un évènement. Pour nous la mémoire d’Angela Davis est encore bien vivante. Il ne s’agit pas de l’honorer comme on rendrait hommage à une noble cause. Nous ne pouvons pas faire comme si sa colère, sa rage, sa détermination, sa fidélité, ses cris, ses actes, ses réflexions n’étaient pas encore largement devant nous. Angela Davis n’est pas une « grande dame », ni une « figure » ou une « personnalité » ; elle est un nom commun pour des milliers de gens qui souffrent de l’oppression et ne peuvent se reconnaître dans l’Universel vide que prétend incarner la modernité. Angela Davis est un nom commun pour tous ceux qui doivent encore aujourd’hui et ici en passer par un acte violent pour accéder à la reconnaissance.

« Je ne suis pas une icône, je suis comme n’importe quel individu qui lutte mais, si une image me colle à la peau c’est celle du mouvement Noir. Si c’est ça qui fait d’une rencontre avec moi un événement alors c’est que la lutte que nous avons menée pendant des années est toujours une inspiration pour la jeunesse d’aujourd’hui et que nous n’avons rien fait en vain. C’est cette jeunesse qui est mon vrai moteur depuis des années. Ça l’a toujours été, même lorsque j’étais jeune moi-même. Aujourd’hui, on assiste à une grande effervescence intellectuelle et politique chez une jeunesse qui réinvente des stratégies originelles et créatrices pour changer le monde, c’est ça qui me porte. Cette jeunesse veut changer le monde et le socialisme a besoin de ces luttes pour se construire. Mon objectif n’a pas changé et la jeunesse est plus révoltée et plus créative que jamais. C’est elle qui me permet de continuer à avancer. »  (Angela Davis)

La remise du prix de Docteur Honoris Causas à Angela Davis par l’U(l)B a lieu dans une conjoncture politique très particulière. Cette année on commémore le cinquantième anniversaire de l’ « indépendance » de l’Algérie. Parallèlement les soulèvements des peuples opprimés d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient ont (ré)ouvert une troisième séquence des luttes de décolonisation. Aux Etats-Unis le mouvement Occupy Wall Street est en pleine mutation à partir des luttes et des réflexions des militants indigènes. A partir d’une réflexion importante sur le rapport entre l’acte d’occupation et le langage de l’expropriation capitaliste le mouvement s’est re-nommé Decolonize. Ici, les jeunes issus de la colonisation tentent de construire l’autonomie de leurs luttes dans l’indifférence généralisée tout en portant une solidarité active envers le soulèvement du peuple marocain autour du Mouvement du 20 février. La Belgique vient d’être condamnée par Amnesty internationale pour discrimination des citoyens de confession musulman et singulièrement sur la question de l’interdiction du porte du voile et de la burqa. Ces quelques éléments n’épuisent en rien la complexité de la situation présente. Ils manifestent simplement une certaine inclination à partir de laquelle nous voudrions ouvrir un débat avec Angela Davis sur l’articulation des luttes minoritaires dans une perspective décoloniale.

Actualités coloniales

Il y a un profond malaise en Europe à parler de la question coloniale. Un mélange stérilisant de dénégation, de justification a posteriori et d’oubli volontaire empêche que puisse être problématisé notre situation post-coloniale, que ce passé qui ne passe pas puisse être pensé. Les émeutes qui ont suivi la répression des manifestations à Matongé (Bruxelles) ont montré que le restes coloniaux étaient important dans l’inconscient policier de ce pays. Il suffisait d’être dehors, dans les rues de Matongé pour voir les arrestations au faciès, les gazages dans les cellules des commissariats, les insultes racistes, les mesures d’exceptions, bref la barrière coloniale.

On nous avait appris pourtant appris à penser que la séquence coloniale prenait fin avec les « indépendances ». La situation post-coloniale quant à elle se signalait par l’impossibilité d’une transition interne du nationalisme vers son au-delà. Dans Les Damnés de la terre Frantz Fanon envisageait déjà le nationalisme comme une « maladie temporaire » qui devait se muer, se dépasser : « l’authentique nationalisme est celui qui mène à sa propre négation ». Pendant cinquante ans le nationalisme aura été l’ultime masque blanc d’une prise de pouvoir des bourgeoisies nationales comme courroie de transmission d’un capitalisme branché sur l’Europe, puis sur les grandes puissances industrielles contemporaines (*). Le « nationalisme boutiquier » comme l’appelait déjà en 1968 Huey P. Newton (Blanck Panther Party) n’aura été qu’un simple transfert des pouvoirs de la puissance coloniale aux bourgeoisies locales.

Ce que nous rappelle les différents soulèvements des peuples opprimés d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient c’est la dimension processuelle de la décolonisation. Les structures idéologiques coloniales perdurent et n’ont pas pris fin avec les « indépendances ». La période amorcée avec le 11 septembre 2001 aura montré combien il était toujours possible de réactiver et ré-articuler un ensemble textuelle, culturelle et imaginaire autour de la figure de l’ « Arabe » ou du « Musulman ». Le moment post-colonial n’était pas un point d’aboutissement mais un moment transitionnel. « Post » signifiant aussi un au-delà spatial qui fait signe vers un autre de l’Europe. Contrairement à ce que l’on a souvent coutume de dénoncer, les études post-coloniales pensent la continuation du colonialisme par d’autres moyens, c’est-à-dire qu’elles prennent en compte les mutations et les transformations survenues ces cinquante dernières années.

Notre contemporaine situation est marquée par de multiples déplacements. Le racisme à teneur biologique qui avait fait la matrice coloniale s’est redéployé au sein de la nouvelle figure d’un « racisme sans race » à partir du tabou autour du terme de « race ». Depuis la Seconde Guerre Mondiale et les « indépendances » des anciennes colonies le racisme s’est caché derrière la catégorie de « différence culturelle » au sein d’une sorte de « colonialisme interne ». Il faut pouvoir penser le continuum qui passe de la théorie coloniale de l’assimilation des peuples indigènes à la théorie républicaine de l’intégration. De l’un à l’autre ce qui a survécu c’est l’idée d’une mission universelle d’éducation du genre humain par la culture des « pays des droits de l’Homme ». A chaque fois c’est la même passion de l’homogène : toute différence revendiquée est d’emblée taxée de « communautariste ». L’intégration est une machine à disciplinariser, à civiliser et à hiérarchiser les populations. La constitution de ban(lieue)s, de classes dangereuses, de parias, de barbares de l’intérieur permet la circulation d’une normalisation de l’ensemble de la population autour d’une citoyenneté flottante. Chaque « citoyen » est obligé en permanence de faire les preuves (performer) qu’il est bien civilisé, qu’il est bien intégré. En contre-point, les citoyens issus de la colonisation peuvent à chaque instant perdre les privilèges que confèrent la citoyenneté – la loi sur la double peine étant paradigmatique de ce mécanisme de contrôle. Dans les anciennes colonies, les racines de la colonisation se sont avérée plus profondes, s’enracinant jusque dans la chair même de la nation, dans une maladresse, une maldonne originaire de l’Occident. Si les régimes qui émergèrent à la faveur des indépendances incorporèrent la logique coloniale en mettant fin à l’incendie qu’était la guerre, les luttes de libération ont laissé partout des braises menaçant toujours de s’enflammer.

L’Empire a fait la colonie. La signature impériale est là, souvent sous les formes les plus inattendues, nonobstant la proclamation des indépendances. L’Occident n’ayant pas colonisé par accident, la société occidentale s’est nécessairement définie par et dans cette entreprise. Il est dangereusement naïf de penser que ce procès de définition a pris fin parce qu’un jour, on a pris la décision de déclarer l’ « indépendance ». Tout se passe comme s’il y avait une barrière cognitive – c’est-à-dire une ignorance de bonne foi – qui empêchait de penser comme deux dimensions d’un même devenir historique la constitution des Etat-nations à l’intérieur de l’Europe et la formation des Empires à son extérieur. Il y a comme une dissociation spatio-temporelle qui sépare notre monde et notre temps de nos autres constitutifs qu’il s’agit des peuples conquis, colonisés ou réduit en esclavage à l’extérieur de l’Europe ou des classes, des groupes sociaux, des minorités sexuelles ou racialisées ici.

C’est ce verni hérité des modes de légitimation que le colonialisme a engendré qui aujourd’hui ne tient plus. Quelque chose s’est passé, quelque chose se passe depuis l’autre côté des relations de l’Occident à ses doubles, nous (re)découvrons un peu groggy que les relations de pouvoir ne sont pas à sens unique, quelles sont mobiles et peuvent parfois se renverser. Renversement de perspective donc : il y a bien une puissance d’expression et d’action depuis une perspective hétérogène, un dehors de l’occident. La colonisation à eut des effets en retour (effet boomerang). « En retour, la colonie a profondément changé le visage de l’Empire » (Achille Mbembé).

Post-colonial ne veut pas simplement dire les habits neufs du colonialisme mais aussi que la question coloniale s’est déplacée, y compris à l’intérieur de l’Empire. Le post-colonial c’est aussi l’émergence de damnés de la terre de l’intérieur, d’un sous-prolétariat post-colonial qui passe entre autre par la production d’existences « sans-papiers » et privées de tous les droits fondamentaux.

Decolonize (détours en milieux étrangers)

On a beaucoup parlé d’un « printemps arabe ». La conscience fatiguée du vieux continent s’est constituée en spectateur de sa propre histoire, comme si par procuration, elle pouvait retrouver un peu de sa fierté dans un désir d’occident chez l’autre. Fier que ces peuples semblaient aimer sa démocratie, qu’ils enviaient ce qu’elle avait. Mais pour tous ceux qui n’ont pas voulu s’en tenir à ces quelques lieux communs journalistiques, ses soulèvements demeurent encore saisissant et insaisissable. Si nous sommes géo-politiquement proches des peuples tunisien, égyptien, algérien, marocain etc., il semble que nous ayons retrouvé la question dé-coloniale par un détour. Il y aurait un travail spéculatif à faire à travers un milieu étranger propice à une réfraction : Occupy Wall street. C’est ici, on le comprendra, que la personnalité d’Angela Davis porte une charge subversive tout actuelle. Lors de son allocution à Occupy Phili celle qui se présente comme une féministe communiste noire a rappelé un évènement significatif de ces derniers mois : à la suite de la première grève générale (General Strike) et du blocage du port d’Oakland une mutation sémantique s’est opérée dans le discours du mouvement : on est passé de la catégorie Occupy à celle de Decolonize. Le discours du Docteur Cornell West lors de l’assemblée du 27 septembre 2011 intitulé « We the Poeple have found our voice » ainsi que celui de Judith Butler du 23 octobre 2011 manifestaient déjà les signes précurseurs de ces mutations en cours. La présence de personnalité comme Angela Davis ainsi que d’anciens membres des Black Panthers dans les assemblées permet dès les premiers mois de signaler une articulation possible entre le slogan « We are the 99 % » et la question des discriminations de race, de classe et de sexe. Une réflexion sémantique importante autour du rapport entre le terme Occupy et l’histoire de la colonisation a été menée par les collectifs de militants indigènes aux Etats-Unis. Ces mouvements nous invitent à rejeter le langage et l’idéologie du colonialisme, des conquêtes et de l’exploitation (Leanne Betasamosake Simpson). « Les peuples indigènes constituent le mouvement social anticapitaliste le plus ancien du continent » (*). L’insuffisance d’un cadre politique qui considère la majorité comme également opprimée a révélé la complexité de l’unification des « 99 % ». La convergence des luttes minoritaires ne peut pas se faire a priori en négligeant de prendre sérieusement en compte les expériences clivées de la domination (sexe, race, classe, etc.). L’unité des « 99 % » ne pourra se faire qu’au cours d’un processus de décolonisation, de dés-assujettissement, de transformation de soi au contact de l’expérience des autres.

Décoloniser les structures psychiques du pouvoir

Toutes ces mutations rendent notre situation particulièrement difficile à penser. Avec l’assombrissement des horizons d’émancipation et la victoire quasi-totale du capitalisme mondialisé depuis plus de quarante ans il nous est devenu extrêmement difficile de penser ensemble les différentes histoires de domination et les traditions de résistance souvent discordantes qui co-existent dans une Europe néolibérale où le racisme et l’islamophobie produise des catégories stigmatisantes enfermant dans une altérité radicale. Nous qui voulons hériter des luttes anti-racistes, anti-sexistes et anti-coloniales nous avons pu constater ces dernière années les difficultés d’une grande partie des mouvements féministes à résister avec efficacité à la rhétorique et aux pratiques néo-coloniales. Ces mouvements ont largement permis aux discours réactionnaires de faire du sexisme et des inégalités de genre l’apanage des cultures issues de la colonisation par opposition desquelles s’affirmerait le monde occidental avec sa tolérance, son féminisme et sa capacité inépuisable de changement. Nous devons prendre acte que le féminisme a été largement récupéré dans de nouvelles formes de croisades qui utilisent les acquis des luttes passées en les transformant en un stade objectif du progrès historique, témoignant de l’avancement ou de l’arriération de telle ou telle culture dans la modernité. Au sein de cette rhétorique les femmes de « là-bas » invisibilisent le sexisme d’ « ici ». En sous-main il s’agit d’imposer un modèle global de la « libération des femmes ». Comme à l’époque coloniale, l’interprétation dévalorisante de la manière dont le « noir » ou le « musulman » traite ses femmes participe d’un mélange de voyeurisme, d’horreur et d’envie. La manipulation des questions de genre à des fins racistes, par le biais de la mise en évidence de la domination masculine chez l’Autre vise presque toujours à occulter la réalité phallocartique chez soi. Et nous devons bien constater qu’il y a eu une faible résistance à un tel détournement qui a permis d’occulter la dégradation constante des libertés et de l’autonomie des femmes au sein des sociétés européennes ultra-libérales. Tant que nous n’aurons pas commencé une discussion franche sur ces question nous verrons revenir la pire des féministes, celle qui joue dans une perspective paranoïde toutes ces divisions, Caroline F.

La venue d’Angela Davis à Bruxelles est donc l’occasion pour que nous puissions faire passer l’importante critique que le Black feminism a apporté aux réflexions anti-racites et anti-impérialistes. A la suite du Black power et du mouvement pour les droits civiques une réflexion s’est progressivement amorcée autour de l’articulation entre sexisme et racisme. Les normes de la féminité dans le féminisme traditionnel étaient en opposition radicale avec les femmes noires. A travers des groupes de conscience le problème du racisme à l’intérieur même du féminisme a peu être posé. Le livre d’Angela Davis Women, Race and Class publié en 1982 est un des livres phares de cette troisième vague du féminisme américain. A travers l’affirmation de leur autonomie les féministes africaine-américaines ont peu se réapproprier une identité stigmatisée dans la solidarité, par l’autodétermination, l’estime et l’amour de soi (pride) mais aussi par la réélaboration d’une puissance d’agir inédite. Le problème du racisme à l’intérieur du féminisme traditionnel ne s’est pas simplement traité en intégrant et en travaillant avec les « femmes de couleurs » – perspective philanthropique eurocentée – mais plus profondément lorsque les féministes en position hégémonique (blanches) ont réussi à faire un retour critique sur leur propre racisme. Le black féminism a permis une mise en crise et une re-problématisation du « nous » de « nous, les femmes ». La force de ce féminisme est d’avoir renoncé aux perspectives culpabilisantes desquelles on ne peut tirer aucun usage positif. La culpabilité n’est au fond encore qu’une autre façon de traiter l’autre en objet. Il ne suffit pas de faire une auto-critique compatissante de ses privilèges, y compris les privilèges que confère la minorité. La tentative ouverte par Black feminism passe par une reconnaissance et une expression courageuse des conflits, des tensions et des colères au sein même des luttes anti-racistes. Loin de nuire à l’unité de ces luttes une telle perspective a permis de ne jamais forclore le sujet politique dans une unité définitive : « Femme », « Immigré », « Etudiant », « Sans-papiers », « Prolétariat », « Multitude », etc. L’espoir que porte avec lui le Black feminism passe par la capacité renouvelée d’imaginer de nouvelles façons, inédites et subversives, de nous emparer de nos différences. Ce féminisme de combat aura permis de dépasser l’impossibilité du marxisme à penser la spécificité de l’oppression des femmes sans verser dans un anti-marxisme primaire. L’articulation des rapports de race, de classe et de sexe nous permet de saisir qu’il n’y a d’expérience de la domination que clivée, chaque fois singulière et jamais finie. Le Black feminism est une invention continuée, c’est-à-dire qu’il prend appui sur une tradition féministe pour la subvertir, pour la déplacer et la troubler tout en conservant son héritage, en le régénérant. Loin des rentières d’un féminisme euro-centré devenu blessant, les féministes africaine-américaines auront permis de poursuivre la critique du patriarcat et du sexisme mais en l’articulant aux luttes anti-coloniales.

La troisième vague de décolonisation amorcée par les soulèvements des peuples opprimés de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient ne rend alors que plus urgent le problème de la nécessaire décolonisation des formes de subjectivations politiques. C’est que les sujets politiques se sont jusqu’ici constitués à travers une série continue d’exclusions. Le travail d’auto-conscience réalisé par le Black feminism a permis un décentrement de la subjectivité formelle et vide de détermination du sujet de la modernité. Cette brèche permettant de débusquer les formes de sujétion en nous qui résistent à la subjectivation politique. Nous avons beaucoup à apprendre de cette expérience et notamment que l’humanité n’est jamais fixée une fois pour toute d’autant plus qu’elle a toujours eu lieu par l’exclusion d’un nombre conséquent de minorités. Ce qui signifie également que sa ré-articulation commencera au moment où les exclus parleront de cette catégorie et à partir d’elle. L’humain étant toujours en excès sur sa définition catégorielle. En Europe nous avons presque 50 ans de retard sur ces questions. Un demi-siècle c’est beaucoup mais il n’est pas trop tard.

Des luttes indigènes

La question indigène s’est posée dans plusieurs pays d’Amérique latine, entrés d’une manière ou d’une autre, depuis les années 2000, dans une nouvelle phase d’un processus de transformation sociale. La problématique de la « colonialité du pouvoir » (Anibal Quijano et Immanuel Wallerstein) est venu répondre à une lacune des marxismes euro-centriques révolutionnaires ou non. La pensée indigène s’est alors constituée comme un jeu et une joute post-coloniale avec la pensée de l’(ex)occupant. De leurs côtés les post-colonial studies ainsi que les subaltern studies ont permis de dé-faire les théories nées en occident en les faisant travailler contre son hégémonie. Depuis ces bouleversements nous devons prendre acte d’une progressive provincialisation de l’Europe. Cette réflexion nord-américaine nous permet d’éclairer en retour d’un reflet nouveau la réappropriation du nom d’Indigène (*) en France, mais aussi en Belgique (« Les indigènes du Royaume ») par des jeunes issus de l’immigration (post)-coloniale.

Ce que nous rappelle avec insistance le mouvement des indigènes en France comme en Belgique c’est qu’à force de tonner systématiquement contre les logiques binaires et de crier un peu trop rapidement au « gauchisme » ou au « manichéisme » on en vient à dissoudre la notion même de domination et de racisme. La montée de l’extrême droite un peu partout en Europe n’est pas étrangère à la régression des mouvements anti-impérialistes et anti-racistes. Dans les cas de surdité prolongée, il serait plus sage de s’intéresser davantage aux sourds qu’aux sonneur de tocsins. La croisade laïciste qui suivi dans cette même université la burqa pride est particulièrement significative du climat nauséabond qui tourne autour de l’islam en Belgique.

A travers la réappropriation et la transformation de la catégorie d’indigène est entrain de se produire en Belgique comme en France une politisation inédite de la jeunesse issue de la colonisation. L’élaboration d’une subjectivité politique à l’endroit d’un discours paternalisant et victimisant doit nous inter-peller sur les catégories de notre modernité politique. Ainsi il devrait nous devenir viscéralement intolérable d’entendre encore aujourd’hui que les « Lumières » nous ont libérées des ténèbres et de l’obscurantisme. Nous avons appris avec Frantz Fanon que c’est le colonialisme qui a fait le nègre. Rien ne devrait rester indemne de cette épreuve décoloniale pas même la Révolution Française, pas même notre propre vocabulaire. Dans une université qui proclame encore que Les sciences vaincront les ténèbres et qui s’apprête à enfermer Angela Davis dans le sarcophage de la civilisation peut être faudra-t-il rappeler ce proverbe bouddhiste : « Le lieu le plus sombre est toujours sous la lampe ».

La force d’un mouvement comme celui des indigènes est de briser le cercle infernal de la reconnaissance. A l’intérieur d’une nation qui ne vous considère jamais vraiment comme étant d’ici, même après trois générations, il faut arrêter de revendiquer d’être Belge ou Français et exiger l’égalité. En se nommant soi-même indigènes on fait sentir ce refus de l’égalité, on le nomme, on fait exister explicitement une condition de lumpen-citoyenneté: « On ne peut pas être Belge donc on est indigènes ». Un tel mouvement à un effet corrosif principalement sur une gauche vieillissante qui ne parvient même plus à imaginer qu’elle puisse être raciste.

Construire des subjectivités subversives décolonisées

Les soulèvements des peuples opprimés de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient ont réouvert une séquence décoloniale tout en déconstruisant l’historiographie nationaliste de l’ère des « indépendances », schéma politique implanté et inspirés de l’univers de pensée occidentale. Dans notre aujourd’hui surexposé aux catastrophes des lueurs d’espoirs existent. Au moment où nous pensions que le processus de détraditionnalisation touchait au but et que le capitalisme global l’avait emporté, un mouvement anti-gravitationnel émerge à la faveur d’un intérêt pour les mémoires du passé, qui puise dans les signes culturels réprouvés, s’inspirant de l’esthétique indigènes tout en réactualisant les traditions vaincues. Il ne s’agit ni d’un retour aux traditions, ni d’une volonté de restaurer un mythique « âge d’or » mais de tentatives complexes et contradictoires de reconstruction du lien entre subjectivité et devenir historique.

La burqa pride qui résonne encore dans les murs de cette université fut un geste par lequel les sujets produits par le racisme et l’islamophobie se sont retournés contre eux-même en s’affranchissant des conditions de leur émergence dans et par la sujétion. Les réactions hallucinantes qui ont suivit cette action, le déchaînement islamophobe qui la prolongé et les menaces explicites à l’encontre d’un des participants de cette action (Souhail Chichah) ont montré une chose importante : l’image du « noir », l’image du « juif » ou de l’« arabe », l’image du « terroriste islamiste » que l’on voit pré-existe idéologiquement dans l’imagination raciste. C’est dans l’inconscient collectif colonial que se sont réfugié les fantasmes de race, de frivolité et d’exotisme. Il ne servira à rien de chercher une cristallisation chez le blanc d’une culpabilité envers la colonisation. Par contre, il y a bien une responsabilité à engager, c’est-à-dire une réponse collective à construire. Nous sommes traversé par les normes et il s’agit de pouvoir rendre compte de notre propre situation d’énonciation non pas comme quelque chose qui légitime la parole mais comme quelque chose qui la situe. L’impossibilité de la gauche à penser son propre racisme vient en partie d’un privilège épistémique propre aux sujets en situation d’hégémonie. Tout se passe comme s’il existait une invisibilité de l’être-blanc, un aveuglement face à la couleur de sa peau. Il y a au sein de la gauche progressiste une étrange injonction à ignorer les différences, à ignorer les processus sociaux de différenciation et leurs effets matériels. Or ce sont les rapports sociaux qui déterminent en partie les capacités d’agir des sujets. Cette ignorance de « bonne foi » est particulièrement sensible dans le soutien que le gauche continentale apporte aux luttes des personnes « sans-papiers ». La gauche défend les « sans-papiers » parce qu’ils sont des quiconques, des dépossédés, des immigrés, des clandestins, des sans-droits. Mais il suffit de rester le soir dans une Eglise occupée pour découvrir qu’il n’y a pas de « sans-papiers », il y a des gens avec leur provenance, avec leur nom, avec leurs croyances, avec leur(s) dieu(x) et leurs ancêtres, avec leurs montagnes et leurs rites, etc. La gauche veut penser l’universel, mais elle le postule d’emblée et de ce fait même appauvrit terriblement le problème.

Si nous pensons que ces questions doivent être affrontées avec courage ce n’est pas, ce n’est surtout pas pour activer un sentiment de culpabilité avec lequel, il n’y a rien à faire. Les sujets blancs sont produits comme tel en tant qu’ils sont ignorants : « être blanc c’est faire partie de la majorité invisible », « être blanc c’est être invisible au point de ne plus se concevoir comme blanc». Mais historiciser les divisions de classe, de race et de genre c’est créer une histoire dont nous sommes tous partenaires, ouvrir une temporalité qui n’est plus polarisée par le poids du passé. Il s’agit de rendre compte du fait que le pouvoir traverse profondément nos corps et nos nerfs. Le sujet que le pouvoir produit et inaugure est également un sujet qui souffre, un sujet de la bouche duquel monte un cri, un hurlement. Il importe alors de ré-activer les divisions que l’expérience de la vie quotidienne à tendance à naturaliser, c’est-à-dire les rendre sensible, frapper l’esprit en deçà de la conscience afin de restaurer une capacité collective d’agir.

Autonomie et transversalité

Pour continuer à notre tour une séquence décoloniale il s’agira de penser ensemble les histoires entremêlées de domination, de lutte, de subalternité, de résistance et de révolte qui constituent nos positionnement présent, nous qui tentons tout à la fois d’hériter du communisme, du féminisme, des luttes anti-racistes, anti-sexistes et anti-coloniales. Penser ensemble les divisions de race, de sexe et de classe c’est parvenir à mettre en dialogue les expériences différentes de l’hétéronomie et de l’oppression mais aussi à interroger leur historicités propres, les visions différentes qu’elles ont suscités.

Cette unité complexe qu’il s’agit toujours de faire parce qu’elle n’est jamais donné ne se nourrit que du multiple. Nous nous méfions tout autant des appels à l’unification des luttes nous que de l’ « utopie séparatiste ». En effet, nous ne croyons pas qu’une subjectivité politique dé-coloniale puisse émerger par un acte d’auto-détermination. Ce serait là reconduire la subjectivité dans les ronces de la définition formelle et cartésienne du sujet occidental. Nous ne pensons pas que l’identité soit un préalable à l’action même si les cultures, les croyances, les liens, les lieux, les récits, les attachements, les dieux, les ancêtres, les pierres, les arbres, les lézards sont d’indispensables vecteurs de subjectivation. Nous devons impérativement sortir du dilemme mortifère entre identité et anonymat en reconstruisant les identités dans le devenir même du mouvement révolutionnaire.

L’espace oppositionnel multipolaire que nous tentons de construire doit être un espace d’hospitalité à la pluralité des expériences, pluralité des processus d’émancipation, de leurs promesses aussi bien que de leurs désillusions mais aussi pluralité des subjectivités plus ou moins marginalisées. Cet espace oppositionnel ne sera donc par définition centré en un lieu spécifique (l’Usine, le Quartier, le Squat, l’Entreprise, l’Ecole, l’Etat, l’Université, etc.) mais sera aux frontières. Nous ne sommes pas à la recherche d’un lieu du grand refus – âmes de la révolte, foyer de toutes les rébellions. Nous sommes à la recherche des expériences multiples de résistance : résistances possibles, nécessaires, improbables, violentes, irréconciliables, spontanées, sauvages, solitaires, concertées, rampantes, promptes à la transaction, intéressées ou sacrificielles. Nous sommes à la recherche d’un espace en mouvement capable de tisser des liens entre différents points de vue, entre différents espaces, différents vécus. Un rassemblement qui ne privilégie plus une seule perspective mais qui trace ses lignes d’affinité à partir de ce qui dans la modernité fut discrédité, insiginifié et n’a pus accéder à la dignité de l’universel. Cet espace trouvera sa consistance en rendant audible, visible, sensible les perspectives marginalisée des groupes qui ont fait l’expérience de l’émancipation. Encore une fois, il ne s’agit pas de se flageller, de se culpabiliser mais c’est là notre seule chance de créer un monde partageable, de donner force à des formes de vie qui aient une chance dans l’avenir.

Pour rendre viable cet espace multipolaire, oppositionnel et décolonial il s’agira aussi de défaire la conception euro-centrée de l’émancipation, en inventant une pensée de l’émancipation aux frontières – border thinking – une autre logique aussi éloignée d’une centralité des périphéries que d’un laïcisme cosmo-centré. Ces nouvelles politiques de l’émancipation se jouent déjà, fragmentairement, dans la ré-émergence de mouvements autonomes de l’immigration, dans la constitution d’une pensée musulmane attentive aux dynamiques des résistances multipolaires. Décoloniser le savoir c’est aussi décentraliser l’université comme lieu unique de la connaissance. Il faudra pour cela pluraliser les modes de rationalités.

Nous créerons cette unité complexe et toujours provisoire d’un peuple en retournant les stigmatisations pour en faire le principe d’une subjectivité ouverte des in-comptés. Pour cela, il nous faudra faire de la cause de l’autre notre cause propre. Comme le rappelle la poétesse, féminsite, lesbienne, caribéenne-américiane Audré Lorde : « Pour provoquer un véritable effort révolutionnaire (…) nous devons nous concentrer sur cette partie de l’oppression enfouie au plus profond de chacun-e de nous, et qui ne connaît que les tactiques des oppresseurs, les modes de relations des oppresseurs. » Nous pourrons alors agir ensemble non plus sous une unité supérieur qui vient écraser nos différences mais nous agirons ensemble comme potentiel. Créer des alliances, des coalitions, cela ne suppose pas que l’on soit du même monde ou que l’on fasse la même expérience de la domination. L’autonomie n’est pas la séparation. Nous avons besoin d’autonomie pour nous unir.

Hécate de la nuit

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