« Tous nous avons subi, dans ce pays, l’oppression politique imposée par l’homme blanc, l’exploitation économique imposée par l’homme blanc et la dégradation sociale imposée par l’homme blanc. Lorsque nous nous exprimons ainsi, cela ne veut pas dire que nous sommes anti-Blancs, mais que nous sommes opposés à l’exploitation, opposés à la dégradation, opposés à l’oppression. Et si l’homme blanc ne veut pas que nous soyons ses ennemis, qu’il cesse de nous opprimer, de nous exploiter, de nous dégrader. »
Y a-t-il un « racisme anti-blanc » ?
Oppression raciste et « racisme » des opprimés : une différence de nature
par Sadri Khiari
10 mars 2006
Bien des « Français d’origine française » – des Blancs – peuvent se sentir agressés par mon propos. Et je le regrette. Il n’est nullement dans mon intention, pas plus que dans celle du Mouvement des indigènes, de suggérer une culpabilité collective. Cependant, le fait de se sentir ainsi agressés ne révèle-t-il pas un problème ?
Lorsqu’il est dit qu’un individu qui consomme et travaille, participe à la reproduction du capital, qu’il le veuille ou non, qu’il soit de droite ou de gauche, cet individu se sent-il agressé ? Quand il est enseignant, responsable dans l’administration, journaliste, chercheur dans un laboratoire pharmaceutique, se sent-il agressé si on lui fait remarquer les incidences de son activité professionnelle en termes de reproduction d’un système inégalitaire ? Soupçonne-t-il chez le sociologue de la domination une volonté d’instaurer une sorte de culpabilité collective ? Non. Il paraît donc intéressant de se demander pourquoi le reproche d’ « agressivité » a été opposé au discours indigène.
Nous avons vu plus haut que certains Blancs ont pu trouver inconvenant de se réclamer d’un « nous » qui revendique une filiation d’oppression et de lutte avec les anciens esclaves et les colonisés [1] ; d’autres se sont sentis « agressés » par la formule « Nous, Noirs, Arabes, Musulmans etc… ». Pourtant, les gens de gauche qui ont entre les mains un tract où figure la formule « Nous, les ouvriers… » ne se sentent nullement agressés même s’ils ne sont pas ouvriers. Ce sont les bourgeois et les personnes qui en partagent les valeurs, précisément ceux qui sont dans l’autre camp, qui se sentent agressés. De même, depuis peu (et comme résultat des luttes menées par les homosexuels), un hétérosexuel non-homophobe ne se sentira pas agressé par un tract intitulé « nous les homo ». C’est peut-être finalement que ces combats semblent plus légitimes. Non pas que l’antiracisme le soit moins dans l’esprit des personnes dont je parle, mais il ne l’est qu’à la condition de s’inscrire dans le cadre d’un combat considéré comme vraiment légitime par les Blancs, c’est-à-dire une lutte sociale et universaliste. On comprend donc que les Noirs, les Arabes, les Musulmans, etc. se sentent eux-mêmes agressés par ceux qui se sentent agressés par leur auto-affirmation en tant que Noirs, Arabes ou Musulmans. Oui, nous sommes noirs, comme Aimé Césaire revendiquait sa couleur noire. Oui, bien que magnifique spécimen de type caucasien, je suis Noir !
« Soit, nous dira-t-on sans grande conviction, admettons que le système dans son ensemble soit ségrégationniste, on ne peut de toute façon considérer que tous les Français blancs soient racistes, quand bien même – admettons-le aussi – ils bénéficieraient indirectement et involontairement du régime postcolonial. Pourquoi ne pas parler d’un champ politique postcolonial mais d’un champ politique blanc qui est une catégorie raciale ? Vous ne dites pas seulement les “partis blancs”, vous dites aussi les “Blancs”, le “Blanc”. Peut-on parler de “Blancs” sans sombrer dans l’ethnicisme, le racial et le biologique ? Ne risque-t-on pas ainsi d’alimenter une forme de racisme anti-Blanc ? »
Mais qui sont les populations exclues du champ politique sinon celles qui ne sont pas blanches ou considérées comme telles ? Parler de Blancs, ce n’est pas essentialiser le Blanc en tant que blanc, ce n’est pas dire le Blanc est mauvais, intrinsèquement mauvais, coupable à jamais des crimes de ses ancêtres. « Humainement, personnellement, la couleur n’existe pas. Politiquement elle existe. »(James Baldwin) [2] Politiquement, c’est-à-dire comme rapport social. Le Blanc est un rapport social et non un fait naturel. Il n’existe en tant que tel que comme moment d’un rapport social d’oppression et de lutte contre cette oppression. Il ne leur est pas antérieur.
Lorsque nous parlons de Blancs, c’est pour pointer la réalité d’un système politique au sein duquel la ségrégation d’origine coloniale est toujours active et auquel, malgré eux souvent, les individus ne peuvent échapper. Car si tout le monde subit, d’une certaine façon, le legs colonial, celui-ci est fondé sur une discrimination ethnique ou culturelle. De ce point de vue, les personnes qui ne sont pas issues de la colonisation font partie de la société dominante même si elles y sont intégrées dans une position subalterne. Elles appartiennent au monde des dominants même si elles ont fait le choix individuel de nier subjectivement leur propre situation. La capacité de certains Blancs à s’arracher à cette détermination est sans doute précieuse ; elle doit assurément être encouragée mais ne peut fonder ni l’analyse du réel ni une stratégie politique, au sens d’en être l’axe privilégié.
(…)
Le racisme, on ne le répétera jamais assez, est un système de domination. Il produit la stigmatisation de l’Autre dans le même temps où il instaure hiérarchisations et discriminations. La notion de racisme, comme hétérophobie, est une notion abstraite qui identifie des réalités historiques trop différentes et conduit, sur le plan politique, à l’impasse de l’antiracisme comme gadget éthique. L’être humain se méfie comme de la peste de tout ce qui lui paraît différent : et alors ? S’il s’agit d’un comportement quasiment inné ou naturel, il n’y a rien à y faire et ce ne sont pas des campagnes éducatives pour l’élévation morale du genre humain qui y changeront grand chose. S’il s’agit de relations sociales et politiques bien spécifiques, alors, si l’on veut combattre la détestation de l’Autre qui en procède, on se doit de définir précisément ces relations sociales et politiques. De ce point de vue, on ne peut évidemment identifier dans une même catégorie la haine raciale du dominant à l’encontre du dominé et la haine raciale du dominé à l’encontre du dominant. Toutes deux sont produites par le même système raciste mais l’une en est un agent actif tandis que l’autre constitue une réaction voire une forme de résistance au système raciste. L’une est armée, l’autre est désarmée. C’est pourquoi, lorsqu’il analyse la condition spécifique du colonisé, Albert Memmi parle d’un « racisme édenté » [3]. Ce racisme n’est pas une modalité de la domination et toute la différence est là. Quand un commerçant blanc refuse d’employer un indigène, c’est du racisme même si ce refus procède d’une simple logique commerciale : préserver sa clientèle habituelle qui, elle, pourrait être raciste ; quand un commerçant marocain refuse d’employer un Blanc et lui préfère un Marocain, ce n’est pas du racisme ; c’est un acte de soutien à un opprimé même si la motivation réelle est tout simplement d’être entre-soi (le fameux « communautarisme ») et même si le commerçant marocain n’aime pas les Blancs.
Quand nous employons la notion générique de racisme, il faut constamment avoir à l’esprit cette distinction fondamentale entre le racisme à proprement parlé, indissociable de la domination, du « racisme édenté » propre aux dominés. Sur le plan de l’analyse comme sur le plan de la lutte politique, on ne saurait les assimiler.
Lorsque des dominés renoncent à cette forme de racisme contre eux-mêmes – réverbération du racisme dont ils sont l’objet -, qui consiste à se croire réellement inférieurs aux dominants et à vouloir leur ressembler à tout prix, et s’affirment au contraire supérieurs, c’est bien une nouvelle illusion puisque nul n’est supérieur à personne, c’est une démarche ambivalente certes, comme l’est la vie réelle, mais cela peut être en même temps un moment de leur lutte contre la domination qu’ils subissent. Le mouvement d’émancipation des Noirs aux Etats-Unis a été et demeure traversé par un racisme anti-Blanc, il n’en demeure pas moins un mouvement d’émancipation. On peut considérer qu’une telle idéologie ne peut conduire à terme qu’à une impasse du point de vue des objectifs de libération du peuple noir et, plus généralement, du point de vue des idéaux égalitaires ; pour autant, peut-on appréhender ce racisme dans l’absolu, indépendamment du contexte historique précis de son émergence ? Ne faut-il pas plutôt en comprendre les ressorts et pointer les contradictions ? « Toute thèse affirmant la supériorité d’une race est condamnable » écrit Claude Julien [4] mais, ajoute-t-il aussitôt, « elle obtient le prodigieux résultat de rendre aux Black Muslims la fierté et la dignité humaines que le racisme des Blancs leur refuse » :
« En exaltant la négritude, les Black Muslims libèrent le Noir de la honte et du sentiment d’infériorité qui lui ont été imposés par des siècles d’esclavage, de mépris, d’injustices. »
Mis en perspective historique, contextualisé, ce « racisme édenté » a été en même temps que réactionnaire du point de vue des valeurs d’égalité, un moment progressiste de la lutte pour l’égalité des Noirs et des Blancs aux Etats-Unis. Dans le même esprit, Albert Memmi écrivait :
« Le racisme du colonisé n’est en somme ni biologique ni métaphysique, mais social et historique. Il n’est pas basé sur la croyance à l’infériorité du groupe détesté, mais sur la conviction, et dans une grande mesure sur un constat, qu’il est définitivement agresseur et nuisible. Plus encore, si le racisme européen moderne déteste et méprise plus qu’il ne craint, celui du colonisé craint et continue d’admirer. Bref, ce n’est pas un racisme d’agression, mais de défense. (…) C’est pourquoi on peut soutenir cette apparente énormité : si la xénophobie et le racisme du colonisé contiennent, assurément, un immense ressentiment et une évidente négativité, ils peuvent être le prélude d’un mouvement positif : la reprise en main du colonisé par lui-même. »
Redire Memmi, aujourd’hui, dans un contexte idéologique marqué par l’hégémonie de l’antiracisme abstrait, conduit au pilori, une plaque d’infamie clouée au front : « Coupable de hiérarchiser les racismes » ! Bien plutôt, il s’agit, pour nous, de ne pas confondre dans une même « haine de l’autre » des phénomènes différents, de saisir leurs dynamiques historiques et les paradoxes des luttes des dominés, dominés également par les valeurs des dominants qu’ils combattent.
Son rejet du racisme, Malcolm l’attribue à son pèlerinage à la Mecque et à ses voyages en Afrique durant les mois qui suivent sa rupture avec les Black Muslim. Durant ces voyages, explique-t-il, il a pu rencontrer de nombreux blancs, blonds, aux yeux bleus complètement dénués de racisme anti-Noir ; il a pu voir, en Algérie et au Maroc, d’autres blancs, eux-mêmes traités en Noirs, et qui avaient été violemment colonisés ; il a pu surtout constater que d’autres peuples étaient en lutte contre l’Amérique qui dominait le monde comme elle dominait les Noirs en son propre sein :
« Auparavant, j’ai permis que l’on se servît de moi pour condamner en bloc tous les Blancs, et ces généralisations ont injustement blessé certains d’entre eux. (…) je me refuse dorénavant à condamner en bloc toute une race (…). Je ne suis pas raciste et je ne souscris à aucun des dogmes du racisme. » [5]
Il ne cessera de le répéter par la suite [6], tout en continuant à parler de « l’homme blanc » :
« Tous nous avons subi, dans ce pays, l’oppression politique imposée par l’homme blanc, l’exploitation économique imposée par l’homme blanc et la dégradation sociale imposée par l’homme blanc. Lorsque nous nous exprimons ainsi, cela ne veut pas dire que nous sommes anti-Blancs, mais que nous sommes opposés à l’exploitation, opposés à la dégradation, opposés à l’oppression. Et si l’homme blanc ne veut pas que nous soyons ses ennemis, qu’il cesse de nous opprimer, de nous exploiter, de nous dégrader. » [7]
Malcolm X met en cause le système ségrégationniste mais, sans faire du Blanc un coupable éternel. Il souligne sa participation à ce système car, dans les conditions de l’Amérique, seule une petite minorité des Blancs parvient elle-même à se détacher du racisme anti-Noir.
Les indigènes sont opprimés en tant qu’Arabes ou que Noirs dans une société qui privilégie les Blancs, comment pourraient-ils lire la réalité de cette société à travers une autre grille que la grille ethnique ou raciale ? « C’est habituellement le raciste blanc qui a créé le raciste noir. » [8] Il ne s’agit certes pas de « refaire à rebours le chemin de Malcolm X », comme le craint Daniel Bensaïd [9], mais de ne pas rejeter indistinctement ceux qui commencent là où il a commencé. Supprimer le postcolonialisme, c’est reconnaître, pour les supprimer, les frontières qui clivent une société basée sur les discriminations ethniques. Ce combat se mène dans la durée mais sans céder à la tentation ultimatiste (poser la fin comme précondition), sans craindre les situations paradoxales, il constitue dès l’abord un axe majeur.
P.-S.
Ce texte est extrait du livre de Sadri Khiari, Pour une politique de la racaille. Indigènes, immigrés, jeunes de banlieue [10].
Notes
[1] Ecartons tout de suite l’argument étrange formulé maintes fois selon lequel, il serait « indécent » pour des Blancs de prétendre s’identifier à un « nous » qui renvoie aux descendants d’esclaves et de colonisés. Je ne peux que répéter ici ce que nous avions écrit Alix Héricord, Laurent Levy et moi-même :
« Ainsi de même qu’il y a plein de bonnes raisons de participer à une manifestation de défense de l’avortement sans être une femme ou sans être une femme qui a avorté, de même qu’il y a plein de bonnes raisons de participer à une gaypride sans avoir de pratiques homosexuelles, de même qu’on peut participer à un mouvement de précaires sans l’être (ou du moins pas encore) ou à une manif de sans-papiers tout en ayant sa carte d’identité dans la poche, il n’est pas besoin de brandir son arbre généalogique pour participer à un mouvement des « indigènes de la République ». L’usage expansif de la 1ère personne du pluriel depuis les années 70 dans les luttes pour l’émancipation a fait émerger des sujets politiques complexes dont nous ne comprenons pas pourquoi les “indigènes” seraient exclus. »
On pourrait ajouter qu’il n’a jamais semblé ridicule aux militants d’organisations d’extrême-gauche de se définir comme « militants ouvriers » du simple fait qu’ils s’identifiaient au combat ouvrier ; leur position sociale réelle n’entrant aucunement en ligne de compte dans cette auto-définition.
[2] James Baldwin, La prochaine fois le feu, op.cit., p.134
[3] Albert Memmi, Le Racisme.
[4] Cl. Julien, préface à Malcolm X, op.cit., p.25
[5] Malcom X, op.cit., p.96
[6] Un mois avant son assassinat, il déclarait au journal Young Socialiste, organe de l’organisation de jeunesse du SWP (IVème internationale) :
« Tout d’abord, je ne suis pas un raciste. Je suis ennemi de toutes les formes de racisme et de ségrégation, de toutes les formes de discrimination. Je crois aux droits de la personne humaine et au fait que toute personne doit être respectée, peu importe la couleur de sa peau. »
[7] Malcolm X, op.cit., p.59
[8] Malcolm X, ibidem, p.234
[9] Daniel Bensaïd formule cette crainte dans son livre Fragments mécréants, qui reprend, en les développant, les reproches aterrants qu’il avait adressés au Mouvement des Indigènes de la République au printemps 2005 dans une tribune parue dans Libération. Précision du collectif Les mots sont importants
[10] S. Khiari, Pour une politique de la racaille. Indigènes, immigrés, jeunes de banlieue, Editions Textuel, avril 2006