Qui a parlé d’accommodements raisonnables ?

Dans une carte blanche du 18 mai 2009 intitulée « « Raisonnables », les accommodements ? », il est affirmé que l’expression du religieux dans la sphère publique serait une application de la notion d’ « accommodement raisonnable », ce qui présenterait selon les auteurs divers dangers dont celui du communautarisme.

Une confusion existe au sujet de la notion d’ « accommodement raisonnable » et des principes fondamentaux qui gouvernent notre société. Un « accommodement raisonnable » désigne l’assouplissement d’une norme en vue d’éviter que celle-ci ne crée une discrimination à l’encontre d’une catégorie de personnes, l’objectif étant de respecter le principe d’égalité des citoyens.

Il convient donc d’abord de vérifier la « norme » applicable et quelle est la hiérarchie des normes. En Belgique, la Convention européenne des droits de l’Homme (ci-après « CEDH ») prime sur la Constitution, laquelle prime sur les lois, décrets et ordonnances, etc. Un justiciable peut saisir la Cour constitutionnelle et la Cour européenne des droits de l’Homme si une norme nationale, ne répondant pas aux principes consacrés, lui cause préjudice. On ne peut donc mettre au même niveau le règlement d’ordre intérieur d’une école et un article de la CEDH ou un principe constitutionnel.

Dans le domaine qui soulève déraisonnablement la controverse, il s’agit de la liberté de culte. Or, la CEDH (article 9) et la Constitution (article 19) consacrent clairement la liberté de culte. Ce sont des normes supérieures auxquelles doivent se conformer les législations et règlementations nationales. Des limitations à ces libertés sont possibles selon la CEDH, mais seules des lois (et décrets) peuvent les limiter, pour autant que ces lois constituent « des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».

Revendiquer l’application d’un principe consacré par la CEDH et par la Constitution, à savoir la liberté de culte, en l’absence de loi (ou de décret) limitant cette liberté, ce n’est pas « déroger » à une norme, mais c’est bien l’appliquer. Il ne peut donc être question d’ « accommodement raisonnable ».

L’ « égalité » que les auteurs de la carte blanche du 18 mai invoquent ressemble à la notion d’uniformité. Or l’égalité se fait dans la diversité et la différence et non dans l’uniformité. C’est consacré de façon claire par la CEDH et par la Constitution. La Déclaration universelle des droits de l’Homme, dont s’inspire la CEDH, née au lendemain de la seconde guerre mondiale, avait pour objectif d’empêcher qu’une hégémonie raciale ou idéologique puisse à nouveau s’installer, suite aux horreurs du régime nazi. Il ne s’agissait pas d’imposer un mode de vie particulier, en l’occurrence occidental, au reste du monde ou aux personnes qui choisissent de s’installer en Europe. L’égalité dont il est question n’est pas ce nivellement des différences, de type « hégémonique », mais une égalité fondamentale, laissant la place à la différence, et à son corollaire, le respect par chacune et chacun, quelles que soient ses croyances, de ces normes fondamentales, lesquelles doivent devenir le creuset de ce « socle commun de valeurs ». Il convient en revanche d’éviter de faire un amalgame, hélas trop récurrent, entre « valeurs universelles » et « mode de vie occidental ». Cela reviendrait à trahir l’universalité de ces valeurs.

De façon paradoxale, ce sont en fait les auteurs de cette carte blanche qui réclament des « accommodements » aux normes supérieures établies par la CEDH et par la Constitution car ils estiment dangereux de laisser à certains le droit de faire valoir leurs droits. Une telle démarche tend surtout à préserver un certain mode de vie, une certaine conception de l’identité occidentale, faits de repères historiques, culturels et autres, mais non des valeurs fondamentales.

Cette démarche aboutit à imposer une forme subtile d’hégémonie et de totalitarisme, curieusement dénommée « laïcité ». La question est de savoir si cet « accommodement » à la norme supérieure revendiquée par certains « laïques » est « raisonnable ». La CEDH prévoit cette possibilité de dérogation, pour autant que ce soit par une loi (ou un décret en Belgique). C’est à notre avis le seul vrai débat ouvert à ce sujet.

En Belgique, la laïcité est la neutralité. La neutralité est cet espace commun où chacun(e) peut trouver sa place. Mais ce n’est pas une norme imposant une manière de vivre « laïque » au sens philosophique du terme. Ceci qui constituerait selon nous une dérive et un détournement du principe constitutionnel de neutralité.

Il est temps d’aborder les réalités du 21e siècle et de dépasser le clivage « religion/laïcité » du 19e siècle : la laïcité politique, qui n’est autre que la neutralité, appartient à tous et toutes, pas plus aux « laïques philosophiques » (athées et agnostiques) qu’à ceux et celles qui se revendiquent d’une religion. Il revient dès lors à chacun et chacune, sans formation de camps opposés, de préserver et de défendre cet espace commun.

Et pour plus de clarté, il convient de séparer l’État de la laïcité organisée. Celle-ci est reconnue par l’État comme une conviction philosophique, à l’égal d’une religion, et bénéficie à ce titre de financements publics. La laïcité organisée n’a pas le monopole de la laïcité politique. Cette dernière appartient à toutes les convictions religieuses et philosophiques de façon égale : c’est le garant de notre liberté, de notre égalité et de notre fraternité. Nous battre pour préserver cet espace de neutralité, c’est le véritable enjeu de la démocratie et du vivre ensemble.

Dans le cadre du chantier neutralite.be :

Abdelghani Ben Moussa, militant antiraciste
Anne Rayet, avocate
Hajer Missaoui, juriste
Hava Yildiz, avocate
Inès Wouters, avocate
Malika Hamidi, doctorante en sociologie
Marie-Claire Foblets, professeure de droit KUL
Marie Jo Sanchez, coordinatrice d’école
Mehmet A. Saygin, juriste
Michael Privot, islamologue
Michel Staszewski, enseignant
Mohamed Boulif, consultant en finance
Nadine Rosa-Rosso, enseignante
Paul Lowenthal, professeur émérite UCL
Pierre Huygens, anthropologue
Souhail Chichah, chercheur en économie de la discrimination ULB

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