C’est en recourant à la force armée et aux commandos assassins, en imposant des dictateurs ou en déclenchant des guerres comme en Algérie et au Vietnam que le système impérialiste pense se maintenir. C’est dans cet élan révolutionnaire de la Tricontinentale que se trouve la cause profonde de l’enlèvement et de l’assassinat de Ben Barka. Pour la même cause d’autres ont aussi été assassinés. En 1965 : le premier ministre d’Iran, Ali Mansour, est tué le 22 janvier ; un des chefs de l’opposition portugaise, Humberto Delgado, le 13 février ; Malcolm X, le 21 février ; le vice-ministre de la défense du Guatemala, Ernesto Molina, le 21 mai. Che Guevara sera abattu le 9 octobre 1967, Martin Luther King le 4 avril 1968, Amilcar Cabral le 20 janvier 1973, Henri Curiel le 4 mai 1978…
Éliminer Ben Barka était devenu une exigence majeure dans la répression internationale des insurrections du tiers-monde, qui ne recule devant aucune ignominie.
Bachir Ben Barka. Mon père, le roi et les autres
Bachir Ben Barka, fils du disparu et porte-parole de la famille, de passage récemment au Maroc, revient avec nous sur les blocages et les entraves dressées par la France et le Maroc. Et fait le point sur la relation pour le moins complexe qu’entretenait son père avec Hassan II…
Ce 29 octobre, la famille Ben Barka célèbre le 47ème anniversaire de la disparition du grand leader de gauche. Un demi-siècle d’attente et d’espoirs déçus. Le Maroc traîne des pieds pour faire la lumière sur l’un des plus célèbres crimes politiques du 20ème siècle. Et la France fait de même. Ni la mort de Hassan II en 1999, ni l’arrivée des socialistes en France, d’abord avec François Mitterrand et aujourd’hui avec François Hollande, n’ont changé quoi que ce soit. Les deux pays, chacun à sa manière, continuent de bloquer l’accès à la vérité, toute la vérité, sur l’enlèvement et l’assassinat de Mehdi Ben Barka en octobre 1965. Parce que l’affaire implique les plus hautes autorités des deux pays ?
Y a-t-il du nouveau dans l’affaire Ben Barka ?
Depuis l’année dernière, rien. Nous sommes toujours confrontés à un double blocage du fait de la justice française et marocaine.
La mission du juge Patrick Ramaël, qui instruit le dossier, serait-elle terminée ?
Pas du tout. Le juge Ramaël poursuit son travail. Sa dernière démarche pour lever le secret défense sur les dossiers qu’il a pu récupérer à la DGSE (Direction générale de la sûreté extérieure, renseignements extérieurs, NDLR) s’est soldée non pas par un refus, mais par une sorte de manipulation de la part du ministère de la Défense. En France, c’est une commission consultative de la Défense nationale qui tranche quant à la recevabilité des requêtes d’un juge d’instruction. Sur les 120 pièces récupérées par Me Ramaël, cette commission a donné un avis favorable pour en déclassifier 119. Son avis n’étant pas contraignant, le ministre de la Défense a quand même décidé de se soumettre à l’avis de cette commission. C’était donc encourageant, sauf que notre surprise a été grande quand, avec Me Maurice Butin, notre avocat, nous sommes partis prendre connaissance du contenu de ces pièces. Le ministre Hervé Morin (ministre de la Défense de Sarkozy) nous a montré une succession de papiers… noircis. Les seuls éléments lisibles étaient des informations d’une grande banalité. Tout le reste était illisible, frappé du sceau (noir) de la confidentialité. Parfois, sur une phrase entière, il ne restait plus qu’un seul mot non noirci…
Qu’en est-il des mandats d’arrêt lancés contre des personnalités comme Housni Benslimane, Abdelhak Kadiri, en plus de Miloud Tounzi (Chtouki) et l’infirmier Boubker Hassouni ?
Ils sont restés lettre morte. Jusqu’à présent, ces mandats n’ont été exécutés ni par la France, ni par Interpol. La preuve, on l’a eue encore une fois cet été quand le général Benslimane se trouvait à Londres lors des Jeux Olympiques. Le juge Ramaël a demandé aux autorités britanniques si elles pouvaient donner suite à sa demande d’exécuter son mandat d’arrêt. Le gouvernement anglais lui a répondu… que les autorités françaises n’ont pas fait le nécessaire pour lancer ce mandat d’arrêt au niveau international. Par précaution, le général Benslimane avait trouvé refuge à l’ambassade du Maroc avant de regagner le pays. Et ce n’est pas la première fois. L’an dernier, Housni Benslimane s’était rendu à une réunion à Madrid de hauts responsables sécuritaires de la Méditerranée et les autorités espagnoles n’ont également rien pu faire. Dans la pratique, quand un juge lance un mandat d’arrêt, le gouvernement transmet ce mandat à Interpol. C’est encore la preuve du traitement de l’affaire d’un point de vue politique. Chaque fois, la raison d’Etat prend le dessus pour bloquer tout le dossier.
Peut-on dire que vous êtes toujours mu par la volonté de traquer les responsables, côté marocain ?
Il n’est pas question de traquer qui que ce soit. Le sort de ces gens m’importe peu et je me moque de ce qui pourrait leur arriver ! Ce qui m’intéresse, c’est qu’ils détiennent une part, sinon toute la vérité. Qu’ils nous disent ce qu’ils savent ! Nous ne sommes pas dans une logique de vengeance. La personnalité de la victime n’est pas banale. Ben Barka a joué un rôle dans l’histoire du Maroc, dans la tentative d’édification d’un pays indépendant et démocratique ainsi que dans la lutte des peuples. La moindre des choses, pour n’importe quel gouvernement digne de ce nom, est de tout faire pour établir la vérité par rapport à une famille, mais aussi par rapport à tout un pays.
Dans une récente interview, Mohamed Lahbabi, compagnon de votre père, affirme que le corps de Mehdi Ben Barka serait enterré sous l’ambassade marocaine à Paris et que sa tête aurait été présentée à Hassan II avant de finir au PF3. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Le professeur Lahbabi est quelqu’un de très estimable et respectable. Mais je regrette qu’il ait attendu tout ce temps pour dire ce qu’il a dit. Il aurait dû s’exprimer il y a quarante ans déjà. Et, même aujourd’hui, je ne comprends pas son refus de venir témoigner devant un magistrat pour que ses déclarations aient un caractère officiel. Il est attaché à Mehdi, il a un devoir de mémoire et de vérité, mais je ne comprends pas qu’il ne puisse pas aller jusqu’au bout de cette démarche. Peut-être qu’à partir de ses déclarations, on pourrait aller plus loin. Il a dit des choses intéressantes, mais qui demandent à être approfondies. On ne peut rien tenter sans que ses déclarations soient enregistrées de manière officielle.
à votre avis, à quand remonte la détérioration des relations entre votre père et Hassan II ?
Moi, je refuse de personnaliser le problème. Je ne crois pas que ce soit un problème d’inimitié personnelle entre les deux hommes. C’est un problème de fond. Il y a des choix politiques qui ont été faits par le régime marocain depuis la fin des années 1950 avec, précisément, le renvoi du gouvernement Abdellah Ibrahim et une nouvelle orientation politique, économique et sociale. En face, il y avait une alternative populaire, progressiste. Le problème vient de là. Le Palais a fait son choix et il l’a accompagné de méthodes et de pratiques anti-populaires, anti-démocratiques, confinant au tout sécuritaire. L’assassinat de Mehdi apparaît comme une conséquence logique de ce choix. Il n’y avait pas d’autre dialogue que la répression, voire la liquidation physique. Les milliers de personnes qui sont passées par les centres de détention ou qui ont été assassinées témoignent aussi de ce choix.
Avez-vous rencontré Hassan II ?
Non, jamais. Ni lui, ni les personnes de son entourage.
Et Mohammed VI ?
Non plus, il n’y a jamais eu de contact de quelque nature que ce soit.
Pourtant, dans l’une de ses premières interviews, au Figaro, il avait exprimé la volonté de clore le dossier de Mehdi Ben Barka.
Avant cette interview, nous avions eu des messages qui laissaient croire que notre démarche de recherche de la vérité ne posait aucun problème. Il y a même eu des témoignages de Driss Benzekri, président de l’IER, puis d’Ahmed Herzenni, ancien président du CCDH, attestant que pour le roi il n’y avait aucune ligne rouge… Nous sommes donc surpris que, sur le terrain, il y ait toujours autant de blocages. Le dossier n’avance pas.
Où en sont les commissions rogatoires demandées par le juge d’instruction français ?
Les commissions rogatoires internationales (ndlr : dans le cas de l’affaire Ben Barka, ces “commissions” sont des demandes de recherche et d’audition de témoins ou suspects, pour la plupart des gradés et de hauts responsables marocains) n’ont pas été exécutées au Maroc. Plusieurs ministres de la Justice se sont succédé, mais aucune commission n’a été exécutée. Rien n’a jamais été fait, sous le prétexte que les commissions du juge ne sont pas complètes, qu’il manque telle ou telle autre information, les adresses, les états civils complets, etc. Les autorités marocaines n’ont fourni aucun effort pour faire avancer les choses. Les personnes demandées par le juge sont connues au Maroc, pourtant la justice marocaine prétend ne pas connaître leur adresse, ou ne pas les connaître tout court !
Certains personnages impliqués dans la disparition de Ben Barka ont même eu droit à des grimate, si l’on se réfère à la fameuse liste des bénéficiaires d’agréments, publiée il y a quelques mois par le ministre Aziz Rabbah. Un commentaire ?
C’est scandaleux. Je crois que Boubker Hassouni, Abdelkader Saka et Mohamed Achaâchi font partie du lot. Si les autorités marocaines ont choisi de récompenser ces personnes, il y a lieu de se demander pour quels actions ou services rendus…
Avez-vous des souvenirs de la première tentative d’assassinat de Ben Barka en 1962 ?
à l’époque, j’avais 12 ans et nous habitions la rue Témara à Diour Jamaâ à Rabat. Je me rappelle que, quand mon père était à la maison, il y avait toujours en face, près du marchand de beignets, une Volvo noire. Quand mon père sortait, la voiture le suivait… Et puis, un jour de novembre 1962, sur la route de Casablanca, près de Bouznika, cette filature s’est transformée en tentative d’assassinat. Sur un virage, une voiture conduite par des policiers heurte la voiture de Mehdi et la fait tomber dans un ravin. Les occupants de la première voiture descendent avec la volonté de finir le boulot. Heureusement, des paysans, qui ont reconnu Mehdi, sont venus s’interposer, ce qui a provoqué la fuite des policiers.
Et en 1964 à Genève ?
Là, c’est tout un commando qui attendait Ben Barka à l’étage, près de son appartement. Mehdi s’en est rendu compte à temps et a pu s’enfuir avec les militants qui assuraient sa protection. Il a été poursuivi dans les rues de Genève, mais il a réussi à semer le commando. On ne connaît pas ces gens-là car ils circulaient avec de faux papiers, mais il s’agissait bien de membres du CAB1, la police politique de Hassan II.
à un certain moment, on avait l’impression qu’un pays comme la France était devenu une zone de non-droit pour la police de Hassan II. Qu’en pensez-vous ?
Mais c’est sûr, et cela a duré jusqu’en 1981 ! Jusqu’à l’avènement de François Mitterrand, on avait l’impression que la police marocaine pouvait agir sans aucun problème sur le territoire français. Que ce soit pour surveiller la communauté marocaine installée en France, harceler les militants, les leaders en exil,
etc. Le phénomène s’est quelque peu atténué à partir de 1981, mais c’était une réalité que vivaient des centaines de milliers de Marocains installés en France. Il y avait en permanence cette crainte des agents marocains.
L’arrivée de François Hollande peut-elle donner un nouveau départ à l’affaire Ben Barka ?
Chaque fois qu’il y a un nouveau président de la république, nous effectuons les démarches auprès de toutes les autorités compétentes pour faire avancer le dossier. Nous l’avons donc fait avec Hollande. Pour l’instant, nous attendons des réponses. Nous avons de nouveau approché les autorités françaises pour la levée du secret défense. Nous attendons, nous espérons…
Revenons à l’histoire : en 1965, quelques jours après la disparition de Ben Barka, Mohamed Oufkir et Ahmed Dlimi, qui figurent parmi les principaux accusés, assistent à une réception officielle en France. Ils arrivent à Paris et en repartent sans être inquiétés. Etonnant, le laxisme des autorités françaises, non ?
Les deux hommes sont venus pour assister à une cérémonie en l’honneur des gouverneurs en stage d’observation en France. A cette réception, organisée à l’ambassade du Maroc à Paris, avaient aussi été conviés les agents du CAB1, eux aussi impliqués dans l’affaire Ben Barka… Roger Frey, ministre français de l’Intérieur, s’était excusé. Mais, à cette époque, le préfet de police de Paris et lui savaient à peu près ce qui venait de se passer. Ils savaient que mon père a été interpellé et par qui. Ils savaient surtout le rôle des services marocains dans cette affaire et pourquoi ils étaient présents en France. Ce qui veut dire que si les autorités françaises avaient fait leur travail comme dans n’importe quelle enquête criminelle, Oufkir, Dlimi et les agents marocains auraient pu être interpellés ou, au moins, interrogés. Il n’en a rien été. Mais quelque chose a du se passer, dans la nuit du 3 au 4 novembre, parce que Oufkir et Dlimi sont repartis de manière précipitée. Ils ont fait des mains et des pieds pour trouver un avion et sont partis à 2 h du matin. Les autres ont suivi. Ce n’est qu’après le départ de tout le monde que les autorités françaises ont bloqué les frontières. Je ne sais pas si en agissant à temps, les autorités françaises auraient sauvé mon père. Ce qui est sûr, c’est qu’elles ont laissé s’enfuir les responsables d’un acte criminel commis sur le territoire français.
En voulez-vous toujours à Hassan II ? Pourquoi parlez-vous toujours de lui en l’appelant Hassan tout court ?
Tout le monde, même au sein de la classe politique, l’appelait El Hassan ! Et puis, la question n’est pas de lui en vouloir ou non. Il n’y a pas d’esprit de vengeance ou de ressentiment. Je ne peux pas en vouloir à une personne. Mais j’en veux à ce système qui a mis à mal le Maroc pendant des décennies et qui a abouti à des crimes non seulement contre des personnes, mais contre la société marocaine.
Quelles étaient, par ailleurs, les relations entre Ben Barka et Mohammed V ?
Ils avaient des relations de confiance. Le fait que Mehdi ait été désigné président de la commission nationale consultative était d’ailleurs très significatif de cette confiance. Cette commission devait préparer la première Constitution du pays et l’embryon des institutions démocratiques du Maroc. En plus, les projets que Mehdi présentait étaient toujours acceptés, que ce soit, par exemple, pour la Route de l’Unité ou pour la lutte contre l’analphabétisme.
Votre père parlait-il des deux rois en votre présence ?
Il ne mélangeait jamais les affaires politiques et sa vie privée. Mais on savait qu’il y avait beaucoup de respect mutuel avec Mohammed V. Et surtout des relations naturelles, avec très peu de protocole. Mehdi avait pour Mohammed V le respect dû au roi, et il avait, en retour, l’estime pour quelqu’un qui faisait avancer le pays.
Et avec Hassan II ?
Leurs relations étaient différentes par nature. Cependant, elles ont commencé à se détériorer vers fin 1958 quand Hassan poussait son père à certains choix politiques, comme le renvoi du gouvernement Abdellah Ibrahim.
Juste avant son enlèvement, Mehdi Ben Barka était en négociations avec Hassan II par le biais de Moulay Ali, cousin du roi et ambassadeur à Paris. Hassan II souhaitait-il vraiment le retour de votre père au Maroc ou était-ce simplement une manœuvre pour “endormir” la vigilance de Ben Barka ?
Il y a eu un terrible constat d’échec après les sanglantes manifestations de mars 1965 à Casablanca. Face à cette impasse, Hassan a pensé alors faire appel à la gauche. Entre-temps, des milliers de cadres de l’UNFP ont été arrêtés, torturés ou condamnés à de très lourdes peines de prison. C’est dans ce climat que Hassan avait envoyé son cousin demander à Mehdi de rentrer pour trouver une solution politique. Mehdi, en accord avec ses amis de l’UNFP, n’a pas dit non. Il a toutefois émis des conditions : une amnistie personnelle et totale, un gouvernement homogène conduit par l’UNFP et sur la base d’un programme politique de deux ans. Les négociations se sont poursuivies sur cette base jusqu’au début de l’été quand tout a été arrêté.
Pourquoi ? à qui la faute ?
Mehdi et Hassan devaient se voir au début de l’été de 1965 mais le rendez-vous a été annulé sur initiative du roi. Il a dit à Mehdi et à l’UNFP que “c’était trop tard”. Hassan a décrété l’état d’exception juste après. Il insistait pour que Mehdi rentre au Maroc tout de suite alors que mon père avait d’autres engagements et d’abord la tenue de la Tricontinentale. Mais, parallèlement aux négociations, les services secrets marocains se donnaient les moyens pour attirer Mehdi dans un guet-apens. Ils montaient le coup du film Basta ! avec Chtouki et Figon qui se présente comme producteur et qui se déplace même à Genève et au Caire pour voir Mehdi… Le reste de l’histoire, tout le monde le connaît.
Comment expliquer que Ben Barka, avec son intelligence légendaire, n’ait pas vu le coup venir ?
Il était toujours sur ses gardes, c’est sûr. Mais là où le piège a fonctionné, c’est que son interpellation a eu lieu à Paris, en plein jour, et par des policiers français. Par de vrais policiers. Donc, cela n’avait pas l’apparence d’une tentative d’enlèvement ou d’assassinat. Il faut aussi savoir qu’à l’époque, Mehdi avait un rendez-vous avec les conseillers de Charles De Gaulle au sujet, justement, de la Tricontinentale. Il savait aussi que les agents secrets marocains pouvaient faire ce qu’ils voulaient en France, mais il avait une relative confiance dans les autorités françaises, surtout qu’il avait rendez-vous avec le chef de l’Etat. C’est là où le piège a pu fonctionner. Mehdi a insisté pour voir les papiers des policiers français et ils se sont exécutés. Cependant, ces mêmes policiers ne nous ont jamais révélé ce qu’ils avaient exactement dit à Mehdi pour qu’il les suive. Il avait un rendez-vous à 20 mètres de là, à la Brasserie Lipp, avec le réalisateur et le producteur du film. Il n’a rien fait pour demander à aller s’excuser. Logiquement, il aurait demandé aux policiers de lui laisser le temps d’aller annuler son rendez-vous. Mehdi n’était pas du genre à se faire attendre ou à se défaire d’un engagement.
Vous rappelez-vous, au sein de la famille, de ce jour-là ?
C’était un vendredi et on était à la maison au Caire, mais les moyens de communication n’étaient pas aussi développés pour qu’on nous mette tout de suite au courant de ce qui venait de se passer…
Honnêtement, comment ne pas voir que le crime a profité à Hassan II, qui voulait avoir les coudées franches pour asseoir sa domination sur le pays ?
L’action de Mehdi Ben Barka pour organiser la solidarité des peuples du Tiers-Monde représentait un danger pour les forces réactionnaires, néocoloniales et impérialistes, et en particulier pour le régime de Hassan II. Ces forces avaient intérêt à neutraliser le danger Ben Barka. Hassan II a bien entendu profité du crime. Et, au-delà, il ne faut pas oublier que, après la disparition de mon père, le mouvement tricontinental n’a pas atteint ses objectifs et le mouvement progressiste marocain s’est retrouvé très affaibli.
Sur la base des éléments en votre possession, n’avez-vous jamais conclu à une implication directe de Hassan II ?
Bien évidemment, Hassan II n’était pas présent à Paris, ni à Fontenay-le-Vicomte (ndlr : le lieu vers lequel Ben Barka a été conduit après son enlèvement à Paris) le 29 octobre 1965. Cependant, une décision politique a été prise au printemps 1965 : mettre fin aux activités de Mehdi Ben Barka par “des méthodes non orthodoxes”. Les milliers de victimes des années de plomb au Maroc savent ce que signifient ces méthodes. Durant son règne – Hassan II l’a souvent répété – toutes les décisions importantes étaient prises à son niveau, et uniquement à son niveau. C’est pour cela que, même en l’absence de preuves matérielles concluant à son implication personnelle, il n’y a aucun doute quant à sa responsabilité politique dans la décision qui a abouti à l’enlèvement de mon père.
Une dernière question. Que pensez-vous des dernières déclarations de Mustafa Ramid, le ministre de la Justice, affirmant que le sort des disparus n’était pas une priorité pour son département ?
J’étais très surpris. Les fondations d’une justice indépendante ne peuvent pas se faire sur les oublis du passé, sur des injustices. Le fait de minimiser l’affaire des disparus au Maroc et les attentes des familles ne peut que fragiliser cette construction. On ne peut pas solder le passé de cette manière. On ne peut pas, d’un revers de main, dire qu’on va oublier les disparus. Il s’agit de la mémoire de tout un pays.
Rétro. Traque tous azimutsAvant de disparaître, le 29 octobre 1965, Ben Barka a été victime de plusieurs tentatives d’assassinat perpétrées par les services marocains. Celles de 1962 (accident de voiture près de Bouznika) et de 1964 (course-poursuite et coups de feu en Suisse) sont les plus connues. Elles ne sont pas les seules… Que ce soit au Maroc ou dans ses nombreuses terres d’exil, en France, en Suisse, en Algérie ou en Egypte, “on” a longtemps et systématiquement cherché à éliminer Ben Barka. En employant tous les moyens imaginables : en Algérie, par exemple, on a tenté… de l’empoisonner. à 45 ans à peine, au moment de sa disparition, l’homme ressemblait déjà à un vieux rescapé. Traqué dans le monde entier, filé par les services marocains et suivi par tous les espions du monde, Ben Barka avait aussi, cerise sur le gâteau, écopé d’une condamnation (à mort, évidemment) prononcée par la justice marocaine en 1963 pour “complot et tentative d’assassinat contre Hassan II”. Sa disparition définitive en 1965 n’est donc que l’aboutissement logique d’une persécution ininterrompue et reportée de pays en pays. |
De rabat à paris. Les services vous saluent bienAmi de Nasser, du président algérien Ahmed Ben Bella, de Fidel Castro, autant d’ennemis personnels de Hassan II, Ben Barka avait aussi le don d’irriter les Etats-Unis en se positionnant rapidement, durant son exil, comme leader tiers-mondiste. Ce qui laisse croire que l’enlèvement du leader marocain a pu bénéficier, au moins, de la bienveillance des services américains. La CIA détient d’ailleurs une part de la vérité concernant le sort de Ben Barka : une part qui est toujours consignée dans des documents jamais déclassifiés par l’agence américaine.
De leur côté, les services français n’ont jamais daigné déclassifier les documents les plus sensibles du dossier Ben Barka. Les quelques documents “lâchés” ont été, au préalable, et comme nous l’explique le fils du célèbre disparu, dûment “noircis”, en d’autres termes, leur contenu a été effacé. Et le Maroc ? Non seulement les autorités marocaines n’ont jamais ouvert la moindre enquête sur la disparition d’un ressortissant marocain (alors qu’une plainte contre X a bien été déposée), mais elles ont constamment “snobé” les commissions rogatoires diligentées par les juges français chargés d’instruire l’affaire. Comment ? En répondant officiellement ne pas connaître l’identité des personnes recherchées, ou ne pas être en possession de leurs adresses. Etonnant quand on sait que ces personnes sont de hauts responsables de l’appareil sécuritaire, connues de tous… Autre détail plaidant clairement pour l’implication directe des autorités marocaines dans la disparition de Ben Barka : les truands français qui ont servi d’intermédiaires à divers niveaux, à leur tête le célèbre George Boucheseiche, ont choisi, après l’éclatement du scandale, de se réfugier… dans le plus beau pays du monde, le royaume de Hassan II. Sans oublier que les policiers impliqués ont bénéficié, de leur côté, de nombreux privilèges : promotions, agréments de transport routier, etc. |
Lignes rouges. Benzekri avait promis…On oublie souvent de le préciser, la famille de Ben Barka, déjà en exil au moment de sa disparition, n’a plus remis les pieds au Maroc tant que Hassan II était vivant. Ce n’est qu’en 1999 que Bachir, le porte-parole de la famille, a choisi de mettre fin à cet exil volontaire, peu de temps après le décès de Hassan II. Pour l’anecdote, on rappelle aussi que, dans les premières années suivant la disparition de Ben Barka, la police de Hassan II avait pour consigne de piétiner systématiquement toutes les gerbes de fleurs déposées devant le domicile du disparu, à Diour Jamaâ à Rabat, et de disperser toute manifestation dédiée au célèbre opposant. Ce n’est que vers la fin du règne de Hassan II et, plus encore, dans les premières années du règne de Mohammed VI, qu’un léger retour à la normale a été entamé.
Enfin, au tout début de la création de l’Instance équité et réconciliation, le défunt Driss Benzekri assurait à qui voulait l’entendre “avoir des garanties personnelles de Mohammed VI”. Quelles garanties ? Celles de pouvoir tout révéler, tout dire, sur les responsabilités marocaines dans la disparition de Ben Barka et de remonter tout en haut, jusqu’à Hassan II s’il le fallait. Il n’en a finalement rien été…
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TelQuel
1 Novembre 2012
http://telquel-online.com/En-
Mehdi Ben Barka assassiné le 29 octobre 1965 avec l’aide du gouvernement (…)
Mehdi Ben Barka assassiné le 29 octobre 1965 avec l’aide du gouvernement (…)
Mehdi Ben Barka assassiné le 29 octobre 1965 avec l’aide du gouvernement français
Publié le 29 octobre 2011
À la veille de son enlèvement et de son assassinat, il présidait le comité préparatoire de la Conférence de la Tricontinentale qui devait réunir à la Havane, en janvier 1966, les représentants des mouvements de libération des peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine. Figure intellectuelle et politique du mouvement anticolonialiste et opposant au roi Hassan II du Maroc, Mehdi Ben Barka est assassiné le 29 octobre 1965 près de Paris. Son corps n’a jamais été retrouvé.
Où a-t-on trouvé le corps mort ?
Qui a trouvé le corps mort ?
Le corps était-il mort quand on l’a trouvé ?
Comment a-t-on trouvé le corps mort ?
Qui était le corps mort ?
Qui était le père ou la fille ou le frère
Ou l’oncle ou la sœur ou la mère ou le fils
Du corps mort et abandonné ?
Le corps était-il mort quand on l’a abandonné ?
Le corps était-il abandonné ?
Par qui a-t-il été abandonné ?
Le corps mort était-il nu ou en costume de voyage ?
Quelle raison aviez-vous de déclarer le décès du corps mort ?
Avez-vous déclaré la mort du corps mort ?
Quels étaient les liens avec le corps mort ?
Comment avez-vous su la mort du corps mort ?
Avez-vous lavé le corps mort
Lui avez-vous fermé les deux yeux
Avez-vous enterré le corps
L’avez- vous laissé abandonné
Avez-vous embrassé le corps mort
(Harold Pinter)
Le 29 octobre 1965
Ce vendredi-là, à 12h15, Mehdi Ben Barka a rendez-vous devant la brasserie Lipp, 151 Boulevard Saint-Germain à Paris, avec le cinéaste Georges Franju qui envisage de réaliser un film sur la décolonisation intitulé “Basta !”. Il s’agit en réalité d’un piège, monté par le journaliste Philippe Bernier et un producteur de cinéma ancien repris de justice, Georges Figon, lié aux milieux intellectuels parisiens mais aussi à une bande de truands recrutée par les services secrets marocains. Et voici que deux policiers de la brigade mondaine, Louis Souchon et Roger Voitot, exhibant leur carte de police, invitent Ben Barka à monter à bord d’une voiture où se trouve également Antoine Lopez, un agent du SDECE (les services du contre-espionnage français de l’époque). Il est conduit à Fontenay le Vicomte (Essonne) dans la villa de Georges Boucheseiche, truand du gang des tractions avant. Dès lors, on perd sa trace. Nul ne le reverra vivant.
Ben Barka, militant de la cause pour la libération des peuples du tiers-monde
Né en 1920 à Rabat dans une famille de petits fonctionnaires, Mehdi Ben Barka a fait des études de mathématiques à Alger et réussit à devenir enseignant en mathématiques. Il enseignera notamment au Collège Royal du Maroc, où il dispensera sa science au futur roi Hassan II.
Parallèlement, il s’engage en politique contre le « protectorat » français sur le Maroc. Dès 1943, il participe à la création du parti de l’indépendance. En 1945, il est l’un des responsable de l’Istiqlal, le parti nationaliste qui a mené le Maroc à l’indépendance. En 1955, il participe aux négociations qui aboutiront au retour du roi Mohammed V que les autorités française avait exilé à Madagacar et, en 1956, à la fin du protectorat. De 1956 à 1959, Mehdi Ben Barka est président de l’Assemblée consultative du Maroc.
Représentant de l’aile gauche d’un parti qu’il juge trop conservateur, il provoque une scission et fonde en 1959 l’Union nationale des forces populaires du Maroc, de tendance socialiste, et se place dans l’opposition au régime de Hassan II : il dénonçait « ce régime médiéval qui tendrait à ressusciter les structures médiévales de la société marocaine ».
En novembre 1962, Mehdi Ben Barka doit échapper à un attentat mené contre lui par deux officiers du roi Mohammed V, notamment le général Mohammed Oufkir. Lorsque Hassan II décrête l’Etat de Siège le 16 juillet 1963, Mehdi Ben Barka s’enfuit du Maroc pour rallier l’Algérie. En automne 1963, Mehdi Ben Barka dénonce le conflit frontalier qui oppose le Maroc et l’Algérie et se met du côté des Algériens qu’il considère aggressés par le royaume marocain. Le royaume du Maroc le condamne ainsi à mort par contumace en novembre 1963.
C’est à Alger d’abord qu’il s’exile où durant les quelque six mois passés en 1964, il s’emploie à donner une perspective mondiale à une convergence des luttes de libération nationale. Son inspiration provient de Frantz Fanon, mais aussi du Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire, de Portrait du colonisateur (1957) et Portrait du colonisé d’Albert Memmi. Elle s’est nourrie dans les échanges avec la pensée contestatrice face à la puissance impériale britannique en Afrique de Jomo Kenyatta, Kwame Nkrumah et Julius Nyerere. Il désire créer une publication anticolonialiste « La Revue africaine », ainsi qu’un centre de documentation sur les mouvements de libération nationale.
La capitale algérienne était devenue le foyer intellectuel de la contestation révolutionnaire internationale. On y retrouvait les dirigeants des mouvements de libération et, en premier lieu, après les troubles en Angola (1961), en Guinée-Bissau (1963) et au Mozambique (1964), les exilés des colonies portugaises. Métis et minoritaires, les intellectuels du Cap Vert, notamment Amilcar Cabral, faisaient écho aux courants libérateurs venus du continent américain. L’une des figures les plus puissantes du mouvement noir aux Etats-Unis, Malcolm X, séjournait à Alger en 1964 ; Ernesto Che Guevara, avant d’aller au contact des maquis du Congo, y passe également au printemps 1965.
Puis Le Caire en Egypte l’accueille, suivi de Rome, Genève et La Havane à Cuba, villes où il est notamment chargé d’organiser avec d’autres la participation des mouvements de luttes révolutionnaires du tiers monde à la Conférence Tricontinentale (Asie, Afrique et Amérique latine) qui doit se réunir à La Havane en janvier 1966.
Hassan II, le roi du Maroc, commanditaire du rapt de Ben Barka
Le général Mohamed Oufkir, ministre marocain de l’Intérieur, Ahmed Dlimi, directeur de la sûreté nationale marocaine, et un certain Chtouki, chef des brigades spéciales marocaines, se trouvaient à Paris à cette date-là, le 29 octobre 1965. C’est d’ailleurs Oufkir qui a torturé Ben Barka et Georges Figon affirmera avoir vu Oufkir tuer Ben Barka avec un poignard dans la villa d’un des hommes de main, Boucheseiche, qui a affirmé que Mehdi Ben Barka, une fois son cadavre ramené au Maroc, fut dissout dans une baignoire emplie d’acide.
Le roi Hassan II refuse que son ministre de l’Intérieur, Oufkir, comparaisse devant la justice française. Le roi Hassan II, probable commanditaire du rapt ne sera jamais mis en cause. La justice française condamna par contumace les exécutants marocains, qui ne furent jamais inquiétés par la justice du Maroc. Le général Oufkir a trouvé une mort camouflée en suicide en 1972 et le colonel Dlimi, ancien directeur de la sûreté du Maroc, a été assassiné en 1983.
Le 5 octobre 2005, le ministre de la Justice auprès du nouveau roi du Maroc, Mohammed VI, désigne un juge d’instruction pour faire le point sur l’affaire. L’instruction est toujours en cours, même s’il ne fait désormais presque aucun doute que le crime a été ordonné au plus haut niveau de l’Etat marocain par le roi Hassan II lui-même et exécuté à Paris par des truands et des barbouzes avec la complicité des services de la République française.
De Gaulle, président français, complice de l’assassinat de Ben Barka
Ben Barka n’a manifesté aucune résistance lors de son enlèvement, croyant de bonne foi aux assurances exprimées par le biais des circuits politiques qui lui garantissaient la protection et la sécurité durant son séjour en France. En pleine campagne électorale pour la réélection du général De Gaulle à la présidence de la République, l’affaire soulève l’indignation des milieux politiques francais, notamment de l’opposition de gauche, François Mitterrand en tête. De Gaulle, dans une conférence de presse du 22 février 1966, minimise la part des services secrets français, qualifie l’enlèvement d’opération qui « n’a rien que de vulgaire et de subalterne », et fait porter toute la responsabilité sur le général Oufkir.
On ne dit pas officiellement jusqu’à quel niveau la République française a été impliquée dans l’assassinat de l’opposant marocain, alors que l’enquête judiciaire mène rapidement à des hommes politiques français proches du gouvernement, des policiers et des truands. Toute une série de procès auront lieu dans une parodie de justice. De façon bizarre, juste avant le procès qui commence le 5 septembre 1966, Figon est retrouvé mort, ainsi que les avocats de la famille Ben Barka. En 1967, c’est Fossati, un agent du Sdece partie prenante dans l’opération pour des transports aériens qui est aussi retrouvé mort de façon louche.
Le 5 juin 1967 la justice française condamne Oufkir par contumace, mais acquitte Dlimi, et tous les protagonistes français, à l’exception de Lopez et Souchon, à qui on fait porter le chapeau, et qui sont condamnés respectivement à huit et six ans de prison.
Le gouvernement français de l’époque a tout fait pour que la vérité soit cachée, et les gouvernements successifs n’ont pas véritablement aidé à ce qu’elle soit connue. Ce qui est sûr c’est que Foccart, le secrétaire de De Gaulle pour les affaires africaines est parfaitement au courant, tout comme Papon, le préfet de police de Paris. Ce qui est sûr, c’est que toutes les retranscriptions des écoutes téléphoniques de la bande des assassins de Ben Barka, qui ont été retrouvées, ont été données avant l’accomplissement de l’assassinat à Roger Frey, ministre de l’intérieur et à Georges Pompidou, le premier ministre de De Gaulle. De Gaulle a donc bien laissé effectuer ce crime sur le sol français avec les services de la police française.
Même si par trois fois, au fil des années et des changements de gouvernement, le « secret défense » sera levé par petits bouts, cependant, jamais la justice ne pourra se prononcer définitivement. Et 43 ans plus tard, l’affaire Ben Barka n’est toujours pas véritablement élucidée, n’est toujours pas classée, alors que presque tous ceux qui pourraient parler et être ainsi très gênants pour le gouvernement de notre pays ont été liquidés physiquement, ou sont désormais décédés. Une commission rogatoire a encore été lancée en mai 2005 à la demande de la famille Ben Barka. Les protagonistes français sont tous morts, alors le 23 octobre 2007, le juge d’instruction Patrick Ramaël a envoyé cinq mandats d’arrêt internationaux contre des Marocains : trois chefs de la gendarmerie royale marocaine de l’époque et deux barbouzes. Seront-ils inquiétés ?…
L’assassinat de Ben Barka encouragé par les dirigeants impérialistes
Mehdi Ben Barka aurait été suivi, traqué lors de ses déplacements par la C.I.A américaine et le Mossad israélien qui communiquait ces informations aux gouvernements marocains et français, à Rabat et Paris. Ben Barka refusait par exemple l’installation de bases militaires américaines sur le sol marocain. Il n’y a rien d’étonnant pour les dirigeants des États-Unis et leurs alliés de travailler la main dans la main en vue de l’aboutissement de ce crime.
Pour les dirigeants mondiaux capitalistes, mettre en convergence les mouvements de libération du tiers-monde est un réel danger. Or, c’est ce qu’entreprend Ben Barka. Au moment de son assassinat, le 29 octobre 1965, Mehdi Ben Barka préparait la Conférence Tricontinentale, qui devait se tenir à La Havane du 3 au 13 janvier 1966. La décision est prise de l’éliminer physiquement.
Il faut savoir que de nombreuses secousses se sont produites quelques années auparavant et qu’ils font tout pour préserver le navire du capitalisme. En avril 1955, la conférence Asie-Afrique de Bandung, avait annoncé l’essor des mouvements d’émancipation nationale, avant que l’embrasement ne se propage en Amérique latine, puis gagne les colonies portugaises d’Afrique. En 1956, ce fut Varsovie, Budapest au sein du bloc communiste, ainsi que l’échec de l’expédition franco-britannique de Suez après la nationalisation du canal par Nasser et les luttes pour l’indépendance de l’Égypte. Le 14 juillet 1958, la monarchie est renversée et la République proclamée en Irak. Le FLN fait traîner en longueur la guerre d’Algérie. La Guinée se sépare de la France en 1958. Le Congo veut s’affranchir de la Belgique. Kennedy échoue au renversement de Fidel Castro, dans la baie des Cochons en 1961…
D’autre part, face à l’impérialisme, des peuples d’Afrique et d’Asie s’organisent en créant un fonds de solidarité à Accra, au Ghana en 1957, dont Ben Barka est vice-président. Doit-il s’ouvrir à l’Amérique latine ? La question est posée au Caire en mars 1961 par Ben Barka, qui préside la commission sur le néocolonialisme, et l’alliance avec l’Amérique latine sera décidée en 1965. Rompre le sous-développement est non seulement un projet d’indépendance nationale, mais aussi une action concertée contre la dépendance du système capitaliste. Par rapport à l’hégémonie des Etats-Unis, « l’Afrique est l’Amérique latine de l’Europe », répète Ben Barka. Travailler à fédérer le Maghreb et l’Afrique prend une dimension anti-impérialiste.
Mais Ben Barka entend développer une dynamique autonome de la mouvance soviétique. Ce qui l’enthousiasme à Cuba, c’est le succès de la campagne d’alphabétisation dont il rêve pour le Maroc, et il trace l’esquisse d’une université tricontinentale. Ben Barka déclare le 3 octobre 1965 qu’à la Conférence de La Havane, la première située en Amérique latine, « les deux courants de la révolution mondiale y seront représentés : le courant surgi avec la révolution d’Octobre et celui de la révolution nationale libératrice ». Ce qui n’est pas pour plaire aux États-Unis.
Malgré deux défections importantes, la perte du pouvoir de Ben Bella en Algérie avec le coup d’état de Boumediène le 19 juin 1965, et la perte du pouvoir de Sukarno en Indonésie le 30 septembre 1965, il définit les objectifs de cette Conférence Tricontinentale fondatrice : aide aux mouvements de libération nationale, notamment au mouvement palestinien ; intensification des luttes, y compris armées, sur les trois continents ; soutien à Cuba ; liquidation des bases militaires étrangères ; opposition aux armes nucléaires, à l’apartheid et à la ségrégation raciale. La finalité est la « libération totale ».
C’est en recourant à la force armée et aux commandos assassins, en imposant des dictateurs ou en déclenchant des guerres comme en Algérie et au Vietnam que le système impérialiste pense se maintenir. C’est dans cet élan révolutionnaire de la Tricontinentale que se trouve la cause profonde de l’enlèvement et de l’assassinat de Ben Barka. Pour la même cause d’autres ont aussi été assassinés. En 1965 : le premier ministre d’Iran, Ali Mansour, est tué le 22 janvier ; un des chefs de l’opposition portugaise, Humberto Delgado, le 13 février ; Malcolm X, le 21 février ; le vice-ministre de la défense du Guatemala, Ernesto Molina, le 21 mai. Che Guevara sera abattu le 9 octobre 1967, Martin Luther King le 4 avril 1968, Amilcar Cabral le 20 janvier 1973, Henri Curiel le 4 mai 1978…
Éliminer Ben Barka était devenu une exigence majeure dans la répression internationale des insurrections du tiers-monde, qui ne recule devant aucune ignominie.
C’est cette perspective de libération mondiale …qu’on a voulu tuer
en assassinant Mehdi Ben Barka !
P.-S.
- Mehdi Ben Barka « Option révolutionnaire au Maroc » Rapport au secrétariat de l’UNFP, avant le 2° congrès, Rabat, le 1° mai 1962.
- numérisation : Journal Al mounadhil-a -> http://www.al-mounadhil-a.info
L’affaire Ben Barka a inspiré deux films : L’Attentat d’Yves Boisset (1972) et J’ai vu tuer Ben Barka de Serge Le Péron (2005).
Documents joints
Mehdi Ben Barka « Option révolutionnaire au Maroc » Rapport au secrétariat de l’UNFP, avant le 2° congrès, Rabat, le 1° mai 1962. (PDF – 253.6 ko)numérisation : Journal Al mounadhil-a -> http://www.al-mounadhil-a.info
L’Affaire Mehdi Ben Barka : Interview avec son fils, Bachir
Pour commencer, surtout pour les jeunes qui n’ont peut-être pas connaissance de « l’affaire » Ben Barka, pouvez-vous nous rappeler les circonstances de l’enlèvement de votre père ?
Le vendredi 29 octobre 1965, à 12h30, Mehdi Ben Barka, mon père, avait rendez-vous à la brasserie Lipp, boulevard Saint Germain, à Paris, avec un journaliste, un producteur et un scénariste, pour discuter de la préparation d’un film sur le thème des mouvements de libération nationale en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Ce film devait être présenté à l’ouverture de la conférence tricontinentale à la Havane en janvier 1966. Le film devait s’intituler Basta !
Ce rendez-vous était un piège. Avant d’arriver à la brasserie, mon père était interpellé par deux policiers français, qui lui ont présenté leurs cartes et lui ont demandé de les suivre. Il est monté dans leur voiture officielle. Il était en confiance. Mais dans cette voiture se trouvaient d’autres personnes, dont un agent – un « honorable correspondant » selon le terme convenu – du SDECE, c’est-à-dire des services secrets français, et également un truand, un homme de main. L’agent du SDECE portait une fausse moustache et une perruque pour ne pas être reconnu par mon père, qui le connaissait.
La voiture s’est dirigée vers la banlieue sud de Paris, précisément à Fontenay-le-Vicomte, et s’est arrêtée devant la maison d’un gangster notoire, Georges Boucheseiche. A partir de là, je dirais que s’arrêtent les certitudes et commencent les hypothèses sur ce qui a pu arriver ensuite à mon père. Ce que l’on sait, c’est que le général Oufkir, Ministre de l’Intérieur marocain, a été averti que « le colis » avait été livré. Son adjoint à la Sûreté, le commandant Ahmed Dlimi, fut également averti. Le lendemain, ils arrivent à Paris.
Il y a eu un certain nombre d’allers et venues dans cette maison. On ne sait pas de qui, exactement. Mais ce qui est certain c’est que c’est là que nous perdons la piste de mon père. On peut supposer qu’il a été assassiné, mais l’on ne sait pas par qui, ni comment, ni où se trouve son corps. Est-ce que le corps est resté en France, ou a-t-il été transféré au Maroc ? Ou alors, comme le supposent certaines hypothèses, le Mossad – les services secrets israéliens – se serait-il chargé de le faire disparaître ? Jusqu’à ce jour, 34 ans après les faits, nous n’avons pas de réponses définitives à ces questions.
Au départ, il y avait une volonté politique de la part des autorités marocaines d’éliminer mon père. Cette volonté s’est traduite par des tentatives d’assassinat et par deux condamnations à mort par contumace. Les idées que développait mon père représentaient une alternative politique à celles prônées par le régime et qui avaient démontré leur faillite dans les domaines sociaux, économiques et éducatifs.
Le pouvoir marocain n’était pas le seul impliqué dans cette affaire. Il a trouvé une assistance au sein des services secrets français et auprès de truands qui avaient déjà travaillé pour eux. Cette coordination entre polices française et marocaine avait déjà été utilisée contre les opposants marocains en France. Il y a aussi le rôle du Mossad israélien qui a apporté un soutien au moins « logistique » aux services secrets marocains dans l’exécution du crime. De nombreuses enquêtes menées en Israël, en France, aux États-Unis permettent d’affirmer avec certitude l’implication du Mossad dans cette affaire. Dès 1967, des révélations dans la presse israélienne à propos de cette participation du Mossad dans l’assassinat de mon père ont indiqué qu’elle avait provoqué une importante crise gouvernementale et même la démission du Premier Ministre israélien de l’époque.
On peut aussi supposer que la CIA était impliquée d’une manière ou d’une autre. Mon père préparait, en 1965, la conférence tricontinentale qui devait réunir les représentants des mouvements de libération nationale et des partis progressistes d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. A l’époque, de nombreux pays africains étaient encore sous domination coloniale. L’apartheid sévissait encore en Afrique du Sud. Il y avait encore les colonies portugaises, et même dans les pays devenus indépendants, des luttes populaires importantes se développaient. La conférence de la Havane devait mettre en place les modalités d’une action concertée et solidaire entre ces différentes luttes. Mehdi Ben Barka était le président du Comité préparatoire à cette initiative et son activité ne devait pas laisser indifférente la première puissance impérialiste. La conférence s’est tenue en janvier 1966, mais, malheureusement, sans la présence de celui qui l’avait préparée.
Nous n’avons pas de preuves concrètes de l’implication des États-Unis. Le magazine américain Time a révélé qu’en avril-mai 1965, par l’intermédiaire de l’ambassade des États-Unis au Maroc, les autorités marocaines avaient demandé officiellement aux autorités américaines de les aider afin de « récupérer » mon père. Nous n’avons pas trace de la réponse faite à cette demande. Par contre, en utilisant les possibilités offertes par la Freedom of Information Act, une loi américaine permettant aux citoyens d’accéder, dans certains cas, aux dossiers secrets les concernant, nous avons appris que la CIA détient dans ses archives, sous le nom de Mehdi Ben Barka 1800 documents de trois ou quatre pages chacun. Nous sommes presque parvenus à avoir accès à ces documents, mais au dernier moment, toute la procédure a été bloquée, sous prétexte que leur déclassification porterait atteinte à la sécurité nationale des États-Unis.
Dans les années 60, étant donné le caractère du régime gaulliste, avec les agissements des « barbouzes » et du Service d’Action Civique, on comprend aisément que l’on ait voulu à tout prix cacher la vérité. Mais depuis, il y a eu l’élection de Mitterrand en 1981, puis de longues années sous des gouvernements de gauche. Cela n’a rien changé par rapport au soi-disant « secret-défense » ?
A vrai dire, en tout cas jusqu’à présent, cela n’a rien changé quant à notre quête de la vérité. Au départ, en 1965, il y a eu une première plainte pour enlèvement qui a débouché sur un procès en Cour d’Assises qui ne nous a pratiquement rien apporté sur la connaissance de la vérité. Une deuxième plainte a été déposée en 1975, pour assassinat, qui court toujours. Il y a donc des juges d’instruction qui s’occupent toujours du dossier depuis 24 ans ! Mais nous n’avons toujours pas accès à l’ensemble du « dossier Ben Barka » qui était en possession des services secrets français. Déjà, en 1975, nous insistions sur le fait que, 10 ans après les faits, rien ne pouvait s’opposer à ce que nous connaissions la vérité. La raison d’état ne pouvait plus être invoquée comme prétexte pour entraver l’accès à ces documents.
Mais même aujourd’hui, 34 ans après les faits, cette raison d’état sert toujours de prétexte pour nous empêcher – je dis « nous », c’est-à-dire une épouse, des enfants, la famille de la victime – de connaître ce qui est arrivé à mon père.
En 1965, le général de Gaulle lui-même, quelques jours après l’enlèvement, avait écrit à ma grand-mère en lui assurant que tout serait fait, « avec diligence », pour que la vérité soit connue. On sait ce qu’il en a été. La raison d’état a bloqué cette promesse. François Mitterrand, candidat à la présidence de la République, à l’époque, dans un meeting à la Mutualité, sous une banderole du Comité pour la vérité sur l’affaire Ben Barka, demandait que les faits soient connus et que les auteurs soient jugés. Jean Lecanuet, candidat centriste, fit des déclarations dans le même sens. En 1974, Giscard d’Estaing a nommé Lecanuet Ministre de la Justice, et nous lui avons rappelé cet engagement précédant. Nous lui avons demandé de permettre aux juges d’instruire le dossier sans être bloqués par la raison d’état. Nous n’avons pas reçu de réponse.
L’élection de François Mitterrand aux présidentielles de 1981 a fait naître en nous un grand espoir. Cet espoir semblait se réaliser en 1982 lorsque le Premier Ministre Pierre Mauroy a ordonné à la DGESE (anciennement le SDECE) de livrer ses dossiers sur l’affaire Ben Barka au juge d’instruction. Mais finalement, seulement un tiers des dossiers ont été ouverts au juge et à la partie civile. Les deux-tiers restants, soit à peu près 270 pièces, ont été couverts par le secret-défense. Alors qui décide de ce qui est « secret-défense » et ce qui ne l’est pas ?
Bonne question ! En effet, nous ne savons pas si cette décision des services secrets de ne pas communiquer les dossiers était à leur initiative ou si la possibilité de les retenir était déjà implicite dans l’ordre donné par le Premier Ministre. Les services secrets peuvent-ils passer outre une instruction gouvernementale ? Ou alors, Pierre Mauroy a-t-il lui-même limité la portée de son ordre par une clause de sauvegarde ? Nous ne connaissons pas la réponse.
Enfin, depuis 1982, nous avons usé de toutes les procédures possibles. Par l’intermédiaire du juge d’instruction, nous sommes intervenus à plusieurs reprises auprès des ministres de la défense pour que le secret-défense soit levé, mais sans résultat, et souvent sans aucune réponse. Par la voix de nos avocats, et directement également en tant que famille, nous avons fait appel à François Mitterrand et ses premiers ministres, sans aucun résultat, et, comme je l’ai déjà dit, souvent sans la moindre réponse. Lorsque Jacques Chirac a été élu, je lui ai écrit pour qu’il use de son autorité de chef des Armées pour lever le secret-défense, mais là encore, sans réponse. Ce fut le black-out total, un black-out qui a persisté jusqu’à ces dernières semaines.
Comment expliquer ce mur de silence ?
Il me semble qu’il y ait deux explications possibles, et de toute façon, pour nous, l’une et l’autre sont tout à fait inacceptables. La première serait de dire que les révélations sur l’assassinat de mon père seraient trop compromettantes sur les responsabilités du régime marocain. La « raison d’état », dans ce cas, s’appliquerait au nom des relations entre la France et le Maroc. L’autre éventualité, c’est que l’ouverture de ces dossiers impliquerait de manière plus forte encore les services officiels français dans l’enlèvement et peut-être même dans le meurtre de Mehdi Ben Barka. Dans tous les cas de figure, qu’un gouvernement invoque la raison d’état pour cacher la vérité sur un assassinat politique est totalement inacceptable.
On a annoncé à la télévision que ces dossiers secrets pourraient enfin être ouverts prochainement. Qu’en est-il ?
La nouveauté, c’est que depuis quelques jours, nous avons été informés que la commission consultative du secret de défense nationale instituée par la loi de juillet 1998 devra rendre un avis sur le dossier Ben Barka vers la fin de l’année. La promulgation de cette loi était l’aboutissement de la pression de l’opinion publique sur le scandale que constitue l’utilisation du secret-défense pour protéger la raison d’état. Mais cette commission, comme son nom l’indique, n’est que consultative. En dernier ressort, c’est le Ministre de la Défense ou le Premier Ministre qui décideront de la levée ou du maintien du secret-défense concernant l’assassinat de mon père. Permettre, enfin, l’ouverture des dossiers secrets ne serait que justice. Une justice que nous exigeons par respect du combattant pour la liberté que fut mon père, car Mehdi Ben Barka a été assassiné pour son engagement au nom des valeurs de progrès, de démocratie et de dignité humaine. C’est aussi un devoir de vérité envers sa famille et envers l’Histoire. Voilà pourquoi, 34 ans après sa mort, nous continuons notre combat pour que la lumière soit faite sur la disparition de mon père.
- Bachir Ben Barka, le fils de Mehdi Ben Barka,
interviewé et photographié par
La Riposte en novembre 1999, Paris.