Présentation du livre « Les féministes blanches et l’empire »

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Rencontre avec Félix Boggio Éwanjé-Épée &Stella Magliani-Belkacem autour du livre 

« Les féministes blanches et l’empire »

Félix Boggio Éwanjé-Épée est étudiant en philosophie et membre des comités éditoriaux de ContreTemps et de RdL, La Revue des Livres
Stella Magliani-Belkacem travaille aux éditions La fabrique. Ensemble, ils ont contribué à Contre l’arbitraire du pouvoir (2012) et ont coordonné Race et capitalisme (Syllepse, 2012)

Présentation

Depuis la loi dite « sur le voile à l’école » de réelles fractures sont apparues entre les différentes composantes du mouvement féministe pour aboutir à des clivages profonds en termes de mots d’ordre, d’actions et de mobilisations. Dans le même temps, l’offensive raciste s’est affermie, greffant à sa rhétorique la question des « droits des femmes ». Il est de plus en plus courant d’analyser ce virage en terme d’« instrumentalisation du féminisme à des fins racistes ». Ce livre entend précisément interroger et discuter cet énoncé.
L’idée qu’un mouvement social, une politique d’émancipation, puissent être simplement utilisés, ou récupérés par l’ordre existant pour renforcer son discours rencontre bien des limites. Comment expliquer que la réaction ait pu soudainement se parer de vertus « féministes », elle qui a toujours été si hostile aux mouvements féministes, elle qui est si prompte à défendre le patriarcat ? Pour comprendre ce tournant, il faut envisager la chose non comme une simple « récupération » ou « instrumentalisation » mais plutôt comme une convergence d’intérêt, comme une affinité entre les objectifs, à court ou moyen terme, de larges franges du féminisme et du pouvoir raciste et impérialiste, à des moments historiques précis.

C’est dans cette perspective que les auteur-e-s de ce court essai entreprennent une généalogie des stratégies féministes : non pas une histoire détaillée, mais plutôt un coup de projecteur sur des situations historiques où la question raciale et/ou coloniale s’est trouvée au cœur du discours des féministes. Les suffragettes et « la mission civilisatrice », le féminisme de la deuxième vague et, plus près de nous, l’épisode de la loi sur le voile à l’école ou encore celui de la solidarité internationale, constituent ces « moments » dont l’étude met à jour les logiques qui ont conduit certaines féministes à promouvoir leurs objectifs aux dépens des colonisé-e-s et descendant-e-s de colonisé-e-s.

Le livre propose une discussion stratégique sur le féminisme et le racisme, un récit des occasions perdues et de certaines faiblesses héritées que les mouvements progressistes doivent comprendre et dépasser pour inventer des futurs émancipateurs.

Bonnes feuilles:  « Les féministes blanches et l’empire » (de Félix Boggio Éwanjé-Épée & Stella Magliani-Belkacem) [2]

Félix Boggio Éwanjé-Épée & Stella Magliani-Belkacem, Les féministes blanches et l’empire, Paris, éd. La Fabrique, 2012, 144 pages, 12 euros. 
Les bonnes feuilles sont à lire ou télécharger ci-dessous.

Un manque de prise sur les processus politiques

Dans la foulée des guerres du Golfe, du 11 septembre et de l’intervention occidentale en Afghanistan, les dix à vingt dernières années ont été le théâtre d’une incorporation de thèmes antisexistes à la rhétorique réactionnaire. Le « sale Arabe » des années 1970 a cédé la place aux « grands frères » voileurs, « intégristes », « barbus » et autres « obscurantistes ». Cette nouvelle vitalité du racisme, qui prend les allures respectables d’une lutte pour l’égalité hommes-femmes mais aussi d’un combat pour la laïcité, donne aujourd’hui lieu à une floraison de discours, de pratiques, de lois et de décrets visant spécifiquement l’exclusion des non-Blanc•he•s.

En France, ce racisme « respectable » a pris plus de consistance encore à l’occasion de la loi dite « contre le voile » et des débats qui l’ont entourée. Parmi les voix féministes qui ont nourri l’offensive, nous aimerions nous pencher tout particulièrement sur celles issues de la tendance « Luttes de classe », chevillée à la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), œuvrant notamment depuis la revue Cahiers du féminisme1. Leur prise de position reflète largement la tendance du féminisme qui a prétendu dénoncer la nécessité d’une loi sur le voile à l’école tout en se prononçant contre le port du voile. Ce positionnement ne se réduit pas au seul courant autour des Cahiers du féminisme : il s’ancre dans une tradition militante « à gauche de la gauche ». Dans les Cahiers, on peut trouver une expression cohérente d’une islamophobie spécifique aux franges parfois les plus radicales du mouvement social.

Si la guerre contre le terrorisme et le redéploiement de l’impérialisme occidental apparaissent comme le fondement de l’offensive islamophobe, il est néanmoins nécessaire d’identifier les faiblesses des mouvements d’émancipation, les « maillons faibles » qui rendent plus aisée l’instrumentalisation de leurs mots d’ordre.

Ce qui nous intéresse dès lors, c’est de saisir les motivations propres des féministes en guerre contre le voile. La préoccupation stratégique portée par les militantes des Cahiers du féminisme peut se lire très clairement :

Nous avons donc toujours considéré la question du voile comme une question directement politique, hautement révélatrice de la situation des femmes dans les pays sous loi musulmane et symptomatique de l’état de la société dans son ensemble. Par ailleurs, il n’y a jamais eu de doute à nos yeux sur le fait que le hijab n’est pas un vêtement comme un autre, une fantaisie vestimentaire, mais un « symbole clair d’asservissement des femmes », qui marque les femmes comme un « groupe subordonné » qui doit se soumettre et obéir. Cela ressort de tous les articles que nous avons publiés dans les sept numéros [des Cahiers du féminisme] qui ont directement traité de la question du voile entre 1979 et 19982.

Si le foulard constitue un symbole, il en est surtout un pour les féministes qui se targuent de le combattre. La « lutte contre le voile » permettait de condenser un grand nombre de thématiques, d’enjeux de luttes et de batailles à mener. En s’insurgeant contre le port du voile, on entendait par exemple lutter à la fois pour l’émancipation des femmes et contre une offensive religieuse dans les quartiers populaires :

Nous avons néanmoins sous-estimé, pendant plusieurs années, l’action et l’influence d’associations musulmanes et parfois islamistes en banlieue et dans certains quartiers populaires par le biais des prêches dans les mosquées et l’activisme de militants dans les cités3.

Il s’agissait de montrer à quel point l’offensive à contrer était puissante, en martelant que le voile correspondrait à un backlash religieux à l’échelle internationale, mené conjointement par les trois grandes religions :

[À propos de l’affaire de Creil,] il ne fallait donc faire preuve d’aucune « complaisance » même si les trois jeunes collégiennes risquaient d’en faire les frais, d’autant que l’on observait, nous en étions toutes d’accord, une « remontée du fondamentalisme catholique et juif4 ».

La lutte contre le voile à l’école semblait jouer également contre un prétendu repli dépolitisant :

En l’absence de perspectives claires « à gauche de la gauche », l’action religieuse occupa la place du militantisme politique pour certain•e•s jeunes. Hélas5 !

La rengaine prohibitionniste s’assaisonnait aussi de la solidarité avec les femmes en Algérie :

cette orientation [soutien inconditionnel à toutes les filles voilées menacées d’exclusion] était d’autant moins acceptable pour nous qu’en Algérie, les femmes qui ne portaient pas le foulard étaient directement menacées de mort par les intégristes6.

De la sauvegarde de l’école républicaine et laïque à la dénonciation des fameux « grands frères », une large partie du féminisme français a fait du voile un symbole : non pas celui de « l’oppression des femmes » (comme prétendu) mais celui de son manque de prise sur les processus politiques à l’œuvre en France comme dans le monde.

De la même manière que les suffragettes se targuaient d’être les seules en mesure de pénétrer la sphère privée indigène, les mouvements féministes propulsés à partir de 2003-2004 n’ont eu de cesse d’alimenter leur visibilité médiatique et politique en mettant en avant leur plus grande habilité à dénoncer et combattre les « problèmes liés à l’immigration ». Cela s’est joué, notamment, à travers les différentes campagnes menées contre le foulard à l’école, contre « les mariages forcés » et, plus largement, pour éclairer la condition « des femmes des quartiers ». C’est par exemple à partir du cas de Sohane Benziane, morte brûlée vive, que Vitry-sur-Seine fut choisie comme point de départ de « La marche des femmes des quartiers contre les ghettos et pour l’égalité7  » qui traversa la France, en février 2003, pour aboutir à l’imposante manifestation nationale du 8 mars 2003 : cette dernière fut probablement la plus importante mobilisation menée au nom du féminisme de ces dernières années (réunissant près de 20 000 personnes à Paris). En terme de visibilité médiatique, d’intérêt public et de mobilisation, l’« affaire » s’avérait payante. Autre exemple, la focalisation sur les « mariages forcés », après que « [l]e téléfilm Fatou, la Malienne, diffusé et rediffusé, projeté et discuté dans les écoles, et la marche de Ni putes, ni soumises, ont contribué à rendre la question encore plus publique8 » :

il semblerait que les pouvoirs publics s’accordent pour donner une priorité aux campagnes de sensibilisation à ce sujet. La mairie de Paris a notamment été à l’initiative d’une campagne de lutte contre le mariage forcé et l’Observatoire départemental des violences envers les femmes en Seine-Saint-Denis a également lancé en novembre 2006 une initiative de grande envergure contre les mariages forcés avec des actions de sensibilisation dans chacune des villes du 93 en direction de la population de ces villes, mais aussi et surtout en direction des élèves des lycées et collèges9.

Pour revenir à l’analyse plus précise du symbole qu’était le voile aux yeux des féministes parfois les plus actives « à gauche de la gauche », il faut comprendre que leur engouement pour les problèmes qu’elles percevaient chez les descendant•e•s de colonisé•e•s était le produit d’un regard bien plus vaste sur l’évolution de la situation politique. Des années 1960 aux années 1980, un processus de libération nationale, de décolonisation aux accents socialistes, s’était engagé à travers le monde. L’émancipation des femmes semblait aller de pair avec la révolution socialiste, la libération du tiers-monde et le démantèlement des régimes d’apartheid. C’est avec la révolution iranienne de 1979 que la désillusion allait frapper les milieux progressistes. Le caractère anti-impérialiste de la victoire de Khomeyni se dissociait de la question de l’émancipation des femmes, en tout cas aux yeux de nombre de féministes occidentales engagées contre la guerre ou l’impérialisme.

Comme le dit Claire Bataille,

les Cahiers du féminisme n’ont pas attendu 1989 pour s’intéresser à la question du voile islamique. Dès avril 1979, nous avions consacré un dossier-reportage aux luttes des femmes iraniennes qui avaient participé massivement au soulèvement qui allait renverser le régime du chah et à la « révolution » islamique sous l’autorité de l’ayatollah Khomeyni. Le 7 mars 1979, en effet, le droit au divorce fut supprimé et le port du hidjab (foulard islamique) rendu obligatoire10.

Dès lors, il fallait choisir : lutter contre l’impérialisme et la suprématie blanche ou lutter contre le sexisme. Dans la mesure où la première lutte impliquait de s’allier avec des hommes indigènes, accusés de perpétrer le sexisme à l’égard des femmes non blanches, elle risquait de saper la seconde. C’est peut-être pareil raisonnement qui pourrait éclairer l’appel du CNDF à manifester contre les violences faites aux femmes le 17 octobre 2009 : en choisissant cette date, cette manifestation venait invisibiliser le rassemblement qui se tenait le même jour – et ce comme chaque année – pour commémorer le massacre des Algérien•ne•s par la police française en 1961. Et ça n’a pas manqué : la manifestation à l’initiative du CNDF est apparue en une des versions web du Monde et de Libération, en une du tirage papier du Parisien Dimanche, sans qu’il n’y ait une seule ligne sur le rassemblement à Saint-Michel en mémoire de la lutte anticolonialiste. Même chose pour les grandes chaînes de télévision. Ajoutant l’injure à l’offense, l’appel du CNDF mettait en garde contre « le danger de voir la lutte pour l’égalité femmes/hommes passer au second plan au profit de la lutte contre les discriminations et pour la diversité ».

C’est dans cette « concurrence des luttes » que la question du voile a pris une telle envergure. Selon les féministes occidentales, le voile portait avec lui un véritable récit politique : celui du recul des forces progressistes dans le monde.

Des suffragettes aux féministes de gauche contre le voile, on relève la même politisation de l’intimité des femmes indigènes pour lutter contre la marginalisation de leur propre mouvement. Une large part des féministes occidentales de la décennie 1980 a appréhendé sa marginalisation comme un recul du féminisme dans le monde, alors qu’en vérité, c’est une certaine configuration d’alliance avec les mouvements du tiers-monde qui s’était brisée.

Cette configuration d’alliance reposait probablement sur l’élan initial du féminisme de la seconde vague que nous avons évoqué au chapitre précédent : la formation d’un mouvement en lutte contre l’oppression des femmes sur le modèle des luttes anticoloniales et antiracistes, mais aussi en solidarité avec ces dernières. Il est notable que la crise du féminisme de la deuxième vague en France s’est déroulée au même moment que la crise des nationalismes arabes et de la politique tiers-mondiste. Durant cette période – essentiellement la décennie 1980 –, en dépit de l’incorporation dans les discours gouvernementaux des droits des femmes, des droits des minorités et de la coopération internationale avec les pays du Sud, les disparités hommes-femmes, au sein des femmes, entre Blanc•he•s et non-Blanc•he•s, n’ont cessé d’augmenter dans les pays occidentaux, sous les effets conjugués des crises économiques, de la montée du chômage, de la libéralisation des droits du travail et des politiques de lutte contre l’inflation. Ce double mouvement – incorporation du féminisme et du tiers-mondisme dans un discours législatif et symbolique d’un côté, aggravation des conditions d’existence pour les non-Blanc•he•s et les femmes les plus exposées à la précarité matérielle de l’autre – s’est redoublé à l’international. Les politiques d’ajustement structurel et d’ouverture des économies du Sud ont été légitimées par un discours sur la capacité d’agir individuelle, l’entrée dans le salariat ou les compétences entrepreneuriales des femmes non européennes11.

La crise iranienne a constitué un vrai retournement aux yeux des féministes occidentales, en particulier chez les plus ancrées à gauche. Elle mettait en lien la crise d’un certain tiers-mondisme et le recul de l’idée des droits des femmes qui prévalait en Occident. Mais ce que l’on peut surtout retenir de cet épisode historique, c’est à quel point il s’avère révélateur de nouvelles possibilités d’alliances, de solidarité et de différents modes d’émancipation.

Tandis que l’impérialisme amorçait sa reprise en main des processus décoloniaux, l’Iran révélait une fracture nette entre les femmes des différentes couches sociales, entre celles qui soutenaient le régime du chah et celles qui allaient voir en Khomeini une opportunité pour améliorer leurs propres conditions d’existence.

Comme le dit la féministe islamique Shahla Sherkat, à propos de la place des femmes dans le régime du chah :

Participer à la vie politique et sociale ne valait que pour celles qui étaient proches du pouvoir. Ni le gouvernement du chah, ni ces femmes bourgeoises et éduquées ne portaient attention aux vrais besoins des femmes.

Elle évoque la transformation opérée par la révolution islamique :

Ces mêmes femmes qui étaient négligées ou maltraitées par les intellectuels de l’ancien régime, voilà que d’un coup elles sortaient de la clandestinité. Au temps du chah, leurs pères, leurs époux, convaincus que la société était corrompue, les retenaient au foyer. Mais une fois la république islamique proclamée, elles ont pu sortir hors de leurs quatre murs. Et là, en pleine guerre, bloquées dans les files de ravitaillement, elles ont commencé à se parler, à comprendre qu’elles avaient une histoire commune, qu’elles constituaient une solidarité12.

Par ailleurs, comme l’écrit la chercheuse iranienne Elaheh Rostami Povey,

la guerre Iran-Irak a réduit la réserve de travailleurs masculins. La demande en travail féminin a augmenté, non seulement parce que les hommes n’étaient pas formés mais parce qu’ils avaient des préventions idéologiques contre le fait d’occuper des « travaux de femmes » comme l’infirmerie, l’enseignement, le travail administratif ou de secrétariat. La demande en femmes en tant qu’enseignantes ou infirmières augmenta, en dépit des velléités initiales d’empêcher que des femmes soignent des patients hommes ou enseignent à des étudiants masculins. […] La demande en main-d’œuvre féminine continua d’augmenter tout au long de la guerre contre l’Irak dans les secteurs privé et public. […] Un grand nombre d’institutions islamiques se mirent en place et appelaient au travail volontaire des femmes.

À la fin des années 1980, « la contradiction entre l’idéologie de l’État islamique et l’expérience des femmes, leur engagement au cours de la période révolutionnaire, les amena à lutter sur la question des droits des femmes13». Le régime issu de la révolution islamique, en dépit de son volet répressif indéniable, avait su satisfaire les aspirations des fractions les plus pauvres de la société iranienne, en matière d’emploi, de redistribution et d’éducation. La place que les femmes avaient pu acquérir dans la main-d’œuvre au cours de la guerre Iran-Irak donna aux mouvements féministes, religieux et séculiers, un rôle important au sein des mouvements d’étudiant•e•s, de travailleurs et de travailleuses iranien•ne•s.

La pluralité des modes d’émancipation des femmes, loin d’être l’hypothèse d’un relativisme culturel, procède bien de la pluralité des conditions des femmes et des disparités sociales au sein des mouvements de libération.

La transformation des conditions de vie des femmes dans le monde entier mettait à l’ordre du jour la définition de nouvelles solidarités féministes, appuyées sur les stratégies très diverses des femmes non blanches dans les pays occidentaux et dans les pays du Sud. Or, comme le montre l’exemple de l’Iran, une prise en compte réelle de ces différents modes d’émancipation supposait une remise en cause de l’universalité du référent « femmes ». Il ne s’agissait pas de remettre en cause les différentes analyses matérialistes de l’oppression spécifique des femmes. Ce qui était en jeu, c’était plutôt le point aveugle de ces mêmes analyses face à la pluralité des conditions des femmes, dans la mesure où cette diversité des modes d’émancipation et des situations d’oppression est profondément liée à la racialisation des femmes non occidentales : comme l’explique la féministe antiraciste Himani Bannerji, « la différence de genre comme partie intégrante de l’évaluation du travail des femmes débouche sur des problématiques complexes, puissamment asymétriques, une fois qu’elle est racialisée14». À travers les migrations, la perception médiatique des pays du Sud ou encore l’invisibilité du salariat féminin non blanc au service des personnes (femmes de ménage, aides à domicile, gardes d’enfants, etc.), les disparités raciales au sein du féminisme s’avéraient finalement incontournables.

Pour une large partie des féministes françaises, l’aveuglement vis-à-vis de ces disparités faisait de la compassion envers les femmes des pays musulmans et envers celles des « quartiers » un élément indispensable du grand récit sur le backlash antiféministe. Selon les féministes ancrées « à gauche de la gauche », cette insistance sur le voile et sur le recul des droits des femmes dans le monde entier et en France doit s’interpréter comme une manière de dénoncer l’écart entre le discours dominant sur l’égalité hommes-femmes et une situation réelle de plus en plus dégradée. Comme l’expliquent les militantes des Cahiers du féminisme, « la solidarité entre femmes ne peut naître que de luttes communes sur des revendications qui prennent en compte la situation des femmes les plus exploitées et opprimées15  ». En tant que marxistes, elles prétendent n’avoir pas « cru à une “sororité” spontanée entre toutes les femmes, quelles que soient leurs appartenances sociales16  ». À ce titre, il peut paraître paradoxal d’associer leur prise de position sur le voile à un maintien d’un référent « femmes » occidental. Mais nous soutenons que c’est justement en renforçant une certaine idée universelle de l’oppression des femmes que ces féministes ont tenté d’appréhender les inégalités qui se creusaient parmi les femmes, derrière la façade des concessions symboliques et des progrès législatifs.

Ce récit des féministes « progressistes », tout en relevant à juste titre les limites des conquêtes féministes en Occident et les tentatives de les remettre en cause depuis l’ère Reagan-Thatcher, a bel et bien étouffé la puissance d’agir d’une partie des opprimées du patriarcat.

À s’inscrire dans un agenda impérial et raciste, des suffragettes aux antivoiles, le féminisme a bien cédé à la réaction une partie de sa rhétorique et de ses références. Quand mesdames Massu et Salan organisaient des cérémonies de dévoilement tandis que l’Algérie était mise à feu et à sang par les militaires français, elles ne faisaient que reprendre le travail stratégique commencé par le suffragisme. Aujourd’hui, c’est peut-être aussi le trop grand alignement du féminisme « majoritaire » (des courants les plus réformistes aux féministes « à gauche de la gauche ») qui a permis à Nicolas Sarkozy, le soir de son élection, de concilier les idéaux républicains, le récit national, avec sa politique à venir :

Je veux dire […] à toutes les femmes martyrisées dans le monde, je veux leur dire que la fierté, le devoir de la France sera d’être à leurs côtés. La France sera au côté des infirmières bulgares enfermées depuis huit ans, la France n’abandonnera pas Ingrid Betancourt, la France n’abandonnera pas les femmes qu’on condamne à la burqa, la France n’abandonnera pas les femmes qui n’ont pas la liberté.

Quant à la figure de proue du Front national, comme le rappelle Laure Daussy17, « la position de Marine Le Pen sur l’IVG est souvent citée comme un des critères de son évolution par rapport à la doxa » de son parti : « moi j’ai dit très clairement que je n’étais pas pour l’abrogation de la loi Veil18  ». Son utilisation de la cause des femmes, on en trouve la parenté dans tout le processus qui a conduit à faire du « problème de l’immigration » un enjeu légitime du féminisme.

Cet épisode montre bien qu’un discours dénonçant la détérioration des conditions des femmes peut tout à fait s’appuyer sur le privilège blanc pour faire gagner en audience ses arguments et ses analyses critiques. Le privilège blanc représente un atout pour les mouvements d’émancipation blancs (prolétariens comme féministes) mais il constitue en même temps un point aveugle, dans la mesure où il invisibilise des luttes radicales ou des franges des opprimé•e•s susceptibles de les radicaliser ou de leur donner un nouveau souffle.

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  • 1. Leur positionnement nous intéresse précisément en raison de leur appartenance au parti qui a largement contribué à relancer dans les années 2000 le « débat sur le foulard à l’école » par la voix d’un membre de sa direction, Pierre-François Grond, à l’initiative de la grande orchestration de l’exclusion d’Alma et Lila Lévy du lycée Henri Wallon à Aubervilliers (pour plus de détails sur cette « affaire », lire notamment Laurent Lévy, « La gauche », les Noirs et les Arabes, La fabrique, 2010).
  • 2. Claire Bataille, « D’un voile à l’autre, de piège en piège », in Cahiers du féminisme. Dans le tourbillon du féminisme et de la lutte des classes (1977-1998), Josette Trat (coord.), Syllepse, 2011, p. 262.
  • 3. Ibid, p. 265.
  • 4. Ibid, p. 264.
  • 5. Ibid, p. 267.
  • 6. Ibid, p. 271.
  • 7. À l’initiative de Ni putes ni soumises.
  • 8. Beate Collet, Claudine Philippe et Emmanuelle Santelli, « Émergence de la question du “mariage forcé” dans l’espace public en France », revue Asylon(s), n5, septembre 2008, Palestiniens en / hors camps, http://www.reseau-terra.eu/article809.html
  • 9. Ibid.
  • 10. Claire Bataille, op. cit., p. 261.
  • 11. Voir à ce propos Hester Eisenstein, Feminism Seduced: How Global Elites Use Women’s Labor and Ideas to Exploit the World, Paradigm Publisher, 2010.
  • 12. Citée in Jean-François Colosimo, « Deux dames de Téhéran », La Pensée de midi, Actes Sud 2009/1.
  • 13. Elaheh Rostami Povey, « Workers, Women and the Islamic republic », in International Socialism, n105. http://www.isj.org.uk/index.php4?id=53&issue=105
  • 14. Himani Bannerji, « La passion de la nomination : identité, différence et politique de classe », in Race et capitalisme, Félix Boggio Éwanjé-Épée et Stella Magliani-Belkacem (coord.), Syllepse, 2012.
  • 15. Josette Trat, « De nouveaux défis pour les féministes », in Cahiers du féminisme, op. cit., p. 331.
  • 16. Ibid, p. 330.
  • 17. « Marine Le Pen pour la loi Veil. Et le FN ? », http://www.arretsurimages.net/ [3], le 22 novembre 2010.
  • 18. Marine Le Pen interrogée sur France Inter, le 22 novembre 2010.
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date:

25/10/2012 – 11:23

Félix Boggio Éwanjé-Épée [5] et Stella Magliani-Belkacem [6]


Liens:
[1] http://www.contretemps.eu/lectures
[2] http://www.contretemps.eu/lectures/bonnes-feuilles-f%C3%A9ministes-blanches-lempire-f%C3%A9lix-boggio-%C3%A9wanj%C3%A9-%C3%A9p%C3%A9e-stella-magliani-belkac
[3] http://www.arretsurimages.net/
[4] http://www.contretemps.eu/sites/default/files/feministesblanches.gif
[5] http://www.contretemps.eu/auteurs/f%C3%A9lix-boggio-%C3%A9wanj%C3%A9-%C3%A9p%C3%A9e
[6] http://www.contretemps.eu/auteurs/stella-magliani-belkacem

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