Nous avons face à nous tous les signes avant-coureurs d’un génocide

Gaza : « Nous avons face à nous tous les signes avant-coureurs d’un génocide »

Pour Amnesty International, qui publie mercredi 24 avril son rapport annuel, la guerre à Gaza est emblématique d’un ordre mondial « au bord de la rupture ». Entretien avec la chercheuse Budour Hassan, qui enquête pour l’ONG sur les exactions commises par Israël.

Reculs démocratiques, multiplication de conflits meurtriers pour les populations civiles et qui bafouent le droit international, grand retour en arrière sur la « justice de genre », aggravation des conséquences du chaos climatique, développement vertigineux de l’intelligence artificielle et des instruments de surveillance numérique… L’ONG Amnesty International publie mercredi 24 avril son rapport annuel, accablant, sur les droits humains dans le monde.

Le document égrène sur 500 pages la litanie des violations flagrantes des règles par des gouvernements, des entreprises, qui marquent « un tournant dans l’histoire du droit international ». L’ordre mondial bâti après 1945 est « au bord de la rupture », alerte la secrétaire générale Agnès Callamard.

La guerre d’Israël à Gaza depuis plus de six mois, en réponse aux « crimes monstrueux du Hamas » dans le sud du pays le 7 octobre 2023, qui s’est muée « en une expédition punitive contre toute une population », marquée par « de nombreux signes avant-coureurs d’un génocide », selon l’ONG, en est l’une des illustrations les plus terribles.

Entretien avec Budour Hassan, la chercheuse palestinienne d’Amnesty International sur Israël et les territoires palestiniens occupés, basée dans la ville de Jérusalem-Est occupée ainsi qu’à Ramallah, à l’occasion de son passage à Paris.

Mediapart : En quoi les événements qui se déroulent à Gaza depuis plus de six mois symbolisent-ils « l’échec moral absolu de nombreux architectes du système établi après la Seconde Guerre mondiale » ?

Budour Hassan : Il ne s’agit pas simplement d’une extinction du droit international, de l’affaissement d’un ordre mondial fondé sur des règles. C’est aussi un coup dur porté à la légitimité du droit international, et des droits humains en tant que concept. Quand on voit des êtres déshumanisés au point de ne pas être reconnus comme des humains, que reste-t-il des droits humains ?

Le peuple palestinien endure à Gaza une répétition de la Nakba [la catastrophe de 1948, soit le déplacement de force de plus de 750 000 Palestiniennes et Palestiniens – ndlr] en pire. Nous avons face à nous tous les signes avant-coureurs d’un génocide : un blocus illégal dévastateur affame la population, la majorité des habitants ont été déplacés, de haut représentants du gouvernement israélien tiennent des propos génocidaires, plus de 34 000 personnes sont mortes, majoritairement des civils, des femmes et des enfants ; des camps de réfugiés, des infrastructures essentielles, des hôpitaux, des écoles, des universités sont détruits, etc.

Mais Israël continue de bénéficier d’une impunité de la part de la communauté internationale, des plus grandes puissances, au premier plan son allié historique, les États-Unis, qui se présentent comme garants de l’ordre juridique mondial mais qui, en réalité, aident activement Israël, lui fournissent la logistique, l’armement, le soutien politique, diplomatique, militaire pour mener à bien ces attaques.

Que signifient le droit international, le droit de la guerre, les règles de proportionnalité, les principes de protection des civils lorsqu’ils sont bafoués chaque jour sans répercussions ? Ce n’est pas faute d’outils. Le problème est le manque de volonté d’utiliser ces outils.

Voyez ce qu’il s’est produit lorsque Israël a accusé douze des treize mille employé·es de l’Unrwa dans la bande de Gaza d’avoir participé aux massacres du 7 octobre 2023. Des dizaines de pays se sont basés sur son rapport, qui ne présentait aucune preuve, pour rompre ou suspendre leurs financements. Or, ces accusations ne sont pas fondées. Un rapport indépendant vient de le prouver. Israël a menti encore une fois.

Nous parlons d’un pays présenté comme une démocratie, la seule démocratie du Moyen-Orient. Mais si c’est une démocratie, pourquoi bafoue-t-elle ainsi le droit international ? Pourquoi ne permet-elle pas aux enquêteurs, aux journalistes d’entrer à Gaza ? La seule réponse est : Israël a quelque chose à cacher.

Amnesty International dénonce un deux poids, deux mesures…

Oui, les droits humains, le droit international apparaissent de manière flagrante sélectifs, utilisés contre les pays auxquels les États-Unis sont opposés, pas lorsqu’il s’agit de pays soutenus par les États-Unis.

En plus du double standard, des intérêts militaires et technologiques avec Israël, on ne peut pas non plus éliminer le racisme du tableau : le racisme antipalestinien, anti-arabe, le fait de ne pas considérer les Palestiniens comme pleinement humains.

Les Nations unies réclament une enquête internationale indépendante sur les fosses communes découvertes dans les deux principaux hôpitaux de la bande de Gaza, le complexe médical Nasser, à Khan Younès, et le plus grand hôpital de Gaza, Al-Shifa. Parvenez-vous à enquêter sur ces charniers ? 

Il faudra des années pour saisir toute l’ampleur de ce qui se passe depuis le 7 octobre 2023 à Gaza, comme il a fallu des décennies pour réaliser ce qui s’est produit au Chili, en Argentine, sous Franco en Espagne…

Enquêter sur ces charniers, récolter des preuves de ces crimes de masse est quasi impossible à cause des entraves des autorités israéliennes. Les médecins légistes sont rares. La plupart des médecins qui entrent à Gaza le font pour sauver des vies.

Comment, pourquoi ces personnes ont-elles été tuées ? Qui sont-elles ? Ont-elles été tuées lors d’affrontements ou exécutées ? S’agit-il de patients morts à cause du blocus israélien ou leur situation était-elle déjà désespérée ? Ont-elles été torturées, agressées sexuellement ?

En enterrant ainsi les corps, Israël détruit les preuves de ses crimes. Sans compter la violence supplémentaire pour les familles qui ne peuvent offrir un enterrement digne à leurs proches, ce qui en islam, comme dans d’autres religions, est central.

Nous craignons la découverte de charniers similaires dans de nombreux endroits de Gaza. À l’hôpital Al-Shifa, nous avons discuté avec les médecins chargés de l’extraction et de l’identification des corps.

Ils nous racontent en pleurant à quel point c’est difficile pour eux parce qu’ils n’ont pas le matériel adéquat. Ils ne disposent même pas de tests ADN. La seule façon d’identifier un corps reste aléatoire : un membre de la famille se manifeste et reconnaît l’un des siens, à ses habits par exemple.

Israël doit laisser entrer à Gaza les experts, les enquêteurs en droits humains, les journalistes. Sans cela, nous ne connaîtrons pas la vérité. Il y a le travail formidable des journalistes palestiniens, mais il ne suffit pas à documenter l’ampleur des crimes de masse. Tout cela nécessite un effort multidisciplinaire. Travailler sur des vidéos en sources ouvertes est utile, mais cela ne remplacera jamais les enquêtes sur le terrain, les entretiens en personne.

La situation est également critique en Cisjordanie, où Amnesty International dénonce l’usage « indigne » et généralisé par Israël de la reconnaissance faciale, « pour renforcer les restrictions du droit de circuler librement et maintenir son système d’apartheid ». Comment analysez-vous cela ? 

Entre le 12 et le 16 avril, des centaines de colons israéliens se sont livrés à des raids violents contre des villages palestiniens, notamment à Al-Mughayyer, Duma, Deir Dibwan, Beitin et Aqraba, en représailles à la disparition d’un adolescent retrouvé mort. Des colons ont mis le feu à des habitations, des arbres et des véhicules, et plusieurs Palestiniens ont été tués par des colons ou par les forces israéliennes.

La violence est inhérente à l’installation et à l’expansion de ces colonies, ainsi qu’au maintien de l’apartheid. Il est temps que le monde le reconnaisse et fasse pression sur les autorités israéliennes pour qu’elles respectent le droit international en cessant d’agrandir les colonies et en démantelant toutes les colonies existantes. C’est un crime de guerre.

Depuis le 7 octobre, la violence coloniale a considérablement augmenté, les colonies n’en finissent pas de s’étendre. Les attaques de colons sont quotidiennes, envers les bergers, les agriculteurs palestiniens, ils volent les terres, les moutons, l’eau, brûlent les maisons avec la protection de l’armée. Des bases militaires sont brutalement devenues des colonies. Quiconque vient en Cisjordanie ne reconnaît plus le territoire.

Un nouveau rapport de l’Unrwa révèle les tortures et les violences sexuelles infligées aux Palestinien·nes détenu·es à Gaza par les forces israéliennes. Êtes-vous confrontée à des témoignages similaires ? 

Nous préparons un rapport sur les prisonniers soumis à la torture à Gaza, voire à la mort en détention. La déshumanisation actuelle dans les prisons israéliennes est totale. Depuis le 7 octobre, au moins une trentaine de Palestiniens de Gaza sont morts en détention, au moins quatorze en Cisjordanie.

Depuis le 7 octobre également, Israël refuse au Comité international de la Croix-Rouge (CICR) tout accès aux prisons. Il refuse également aux Palestiniens de Gaza détenus toute visite familiale, tout contact avec les familles, ainsi que toute consultation juridique. Ils ne peuvent même pas écrire une lettre.

Certes, ce n’est pas une surprise, le ministre de la sécurité nationale israélien, Itamar Ben Gvir, ayant promis de rendre encore plus difficiles les conditions de vie des prisonniers palestiniens après le 7 octobre. Mais je reste frappée par l’ampleur des tortures et des violences perpétrées, psychiques, physiques, les coups, les menottes toute la journée, les attaques de chiens, la privation de nourriture, d’eau, d’accès aux toilettes, etc.

Avant le 7 octobre, les détenus pouvaient étudier, avoir des livres, une radio voire un téléviseur dans leur cellule, faire du sport, grâce à de longues décennies de lutte, aux grèves de la faim. Tous ces droits leur sont aujourd’hui totalement refusés, même un traitement médical pour ceux qui sont malades.

Les violences sexuelles font évidemment partie du schéma de torture systématique, surtout depuis le 7 octobre. Elles concernent hommes et femmes mais elles sont encore plus taboues chez les hommes.

Plusieurs détenus libérés, parmi lesquels des médecins, des enfants, des femmes qui ont été torturés, nous ont montré des cicatrices de brûlures de cigarettes sur leurs jambes, près de leurs oreilles. Plusieurs ont eu besoin d’une hospitalisation.

Lors du décompte des prisonniers, qui a lieu plusieurs fois par jour, si quelqu’un ne respecte pas l’ordre de s’asseoir d’une certaine manière, s’il relève la tête au lieu de la baisser, il peut être brutalement battu. C’est ce qui arrive aussi aux prisonniers qui refusent d’embrasser le drapeau israélien.

Nombre de détenus, des pères, des mères, y compris allaitantes, nous racontent la douleur d’être séparés de leurs familles, de leurs enfants. Un père tenait son enfant par la main lorsqu’il a été arrêté à un point de contrôle. Il a lâché la main de son fils qui s’est enfui pendant qu’il était conduit en prison où il croupit.

Rachida El Azzouzi

« Dites-nous où sont nos enfants ». Les premiers corps exhumés des fosses communes de l’hôpital Al-Shifa après le siège israélien

Dans le nord de la bande de Gaza, des professionnels de la santé ont exhumé les premiers cadavres des fosses communes situées à l’intérieur et autour de l’hôpital Al-Shifa après avoir affirmé que les forces israéliennes avaient tué des centaines de Palestiniens et laissé leurs corps se décomposer pendant les deux semaines de siège du complexe hospitalier.

 

Au moins 381 corps ont été retrouvés dans les environs du complexe depuis le retrait des forces israéliennes le 1er avril, a déclaré mardi le porte-parole de la défense civile de Gaza, Mahmoud Basal, ajoutant que ce chiffre total n’incluait pas les personnes enterrées dans l’enceinte de l’hôpital.

La plupart des restes décomposés qu’ils ont découverts avaient été enterrés ou ont été trouvés en surface, ont déclaré les responsables à CNN lundi. Les chars israéliens ont écrasé d’autres personnes à mort, laissant certaines d’entre elles complètement défigurées et impossibles à identifier, a indiqué M. Basal.

Des témoins et des civils qui étaient bloqués à l’intérieur de l’hôpital lorsqu’il a été pris d’assaut affirment que les environs « étaient pleins de corps », selon Basal. « Les forces d’occupation ont labouré ces corps et les ont enterrés », a-t-il ajouté.

« Nous sommes ici pour récupérer les restes des corps qui se trouvent dans les monticules de sable que l’occupation israélienne a labourés en un grand tas », a déclaré à CNN Ahmad Alaiwa, un médecin d’Al-Shifa.

Certains des corps ont été retrouvés sous de la terre ou des bâches en plastique, a déclaré le directeur général de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus, dans un message publié mardi sur X. « Les hôpitaux ne devraient jamais être militarisés », a-t-il déclaré dans un message vidéo.

Selon un rapport de l’ONU, le personnel de l’Organisation mondiale de la santé et du Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies (OCHA) est arrivé à l’hôpital Al-Shifa au début du mois. Les autorités israéliennes ont refusé à plusieurs reprises aux équipes humanitaires l’accès au complexe, selon les Nations Unies.

« Shifa est littéralement devenu un cimetière… Il y a encore des corps dans cette cour », a déclaré Jonathan Whittall, responsable des affaires humanitaires pour OCHA, dans un message vidéo posté sur X, samedi.

En réponse à une demande de commentaire de CNN, les Forces de défense israéliennes ont déclaré qu’en collaboration avec l’ISA (Agence de sécurité israélienne), elles avaient « achevé les opérations contre les agents et les infrastructures terroristes » à Al-Shifa, et qu’« environ 500 suspects affiliés à des organisations terroristes ont été appréhendés et 200 terroristes ont été éliminés ».

Il a indiqué que l’opération avait été « menée à la suite de renseignements précis fournis par l’ISA et la direction du renseignement concernant les activités d’organisations terroristes dans la région, notamment l’utilisation de Shifa comme centre de commandement et de contrôle et comme quartier général militaire ».

« Les forces ont trouvé de grandes quantités d’armes, des documents de renseignement dans tout l’hôpital, ont affronté des terroristes dans des combats rapprochés et ont engagé le combat tout en évitant de blesser le personnel médical et les patients. »

Les personnes appréhendées ont été transférées pour interrogatoire complémentaire à l’ISA et à l’unité 504 de la direction des renseignements, ajoute le communiqué.

Les FDI ont confirmé leur retrait d’Al-Shifa le 1er avril, déclarant que « des centaines de terroristes ont été tués ou capturés ».

« La base terroriste de Shifa a été éliminée », a déclaré à cette occasion le ministre israélien de la Défense, Yoav Gallant. CNN ne peut pas vérifier de manière indépendante les déclarations des FDI.

Depuis des années, Israël affirme que les combattants du Hamas se réfugient dans des mosquées, des hôpitaux et d’autres lieux civils pour éviter les attaques israéliennes. Le Hamas a démenti ces affirmations à plusieurs reprises.

Israël a lancé son offensive militaire à Gaza après que le groupe militant Hamas a attaqué Israël le 7 octobre, tuant au moins 1 200 personnes, dont 36 enfants, et enlevant plus de 250 autres.

Les attaques israéliennes contre Gaza ont tué au moins 33 360 Palestiniens et blessé 75 993 autres personnes, selon le ministère de la santé de l’enclave.

« L’odeur des morts est omniprésente », a déclaré à CNN Motasem Salah, un responsable du ministère de la santé de Gaza qui dirige les efforts de reconstruction.

« Nous essayons d’identifier les corps de ces civils car leurs familles attendent des nouvelles de leurs proches, qu’ils soient vivants ou disparus. »

Allégations de crimes de guerre

À la suite du siège de deux semaines, les installations spécialisées du complexe hospitalier sont « complètement hors service », selon Salah, le responsable du ministère de la santé. Il a averti que les bombardements israéliens ont écrasé le système médical de Gaza, réduisant d’autant les ressources pour les opérations de secours et de récupération.

« Nous n’avons pas de pathologiste, ni d’expertise pour documenter les crimes de l’occupation », a-t-il déclaré.

Les experts de l’ONU ont accusé Israël de « refuser l’accès aux soins de santé aux personnes qui en ont le plus besoin », dans une déclaration du 3 avril.

« Le monde est témoin du premier génocide montré en temps réel au monde par ses victimes et justifié de manière inimaginable par Israël comme étant conforme aux lois de la guerre », ajoute le communiqué. « L’ampleur des atrocités ne peut pas encore être pleinement documentée en raison de leur nombre et de leur gravité, et représente clairement l’assaut le plus horrible contre les hôpitaux de Gaza. »

Le droit international interdit de prendre pour cible les hôpitaux en temps de guerre, mais ces normes changent si des combattants ennemis utilisent l’établissement pour attaquer l’ennemi.

Les Palestiniens à la recherche de leurs proches

La vidéo de CNN en provenance d’Al-Shifa a montré lundi d’énormes blocs de béton endommagés s’échappant des bâtiments détruits par les explosions. Des employés de l’ONU portant des casques blancs enjambaient des couches de débris, tandis que des dizaines d’ouvriers locaux utilisaient des pelles pour rechercher des corps. D’autres portaient délicatement des dépouilles décomposées dans des linceuls blancs. Des enfants palestiniens observaient la scène avec lassitude, au son des avions israéliens qui bourdonnaient au-dessus de leur tête.

Les habitants de Gaza se sont rassemblés à l’hôpital pour rechercher les membres de leur famille disparus. Ghassan Riyad Qunaitta a déclaré que son père âgé faisait partie des personnes retrouvées dans les fosses communes.

« C’était un civil », a déclaré Qunaitta à CNN. « Que pouvons-nous dire ? Ils l’ont sorti de sa maison et l’ont tué. » CNN ne peut pas vérifier de manière indépendante que le père de Qunaitta a été tué par les forces israéliennes.

Les FDI ont pris d’assaut la maison de ses proches située à côté du complexe et leur ont demandé de fuir vers le sud, laissant son père près de la clôture du service de chirurgie – où son corps a été retrouvé lundi, dit-il.

« Nous avons perdu sa trace depuis lors et nous n’avons retrouvé son corps qu’aujourd’hui… Cela fait presque une semaine qu’ils se sont retirés. Nous avons cherché jusqu’à aujourd’hui et nous ne l’avons trouvé que maintenant. »

Une autre Palestinienne présente à l’hôpital, Nuha Swailem, a déclaré à CNN qu’elle était à la recherche de son mari disparu, qui, selon elle, avait été arrêté par les forces israéliennes au cours du raid.

« Nous ne connaissons pas leur sort ni celui de mon mari, s’ils sont… enterrés ou détenus », a-t-elle ajouté. « Dites-nous où sont nos enfants ? Dites-moi où est mon mari ? »

Les Palestiniens présents à Al-Shifa ont déclaré à CNN qu’ils souhaitaient offrir à leurs proches des funérailles dignes, déplorant l’indignité de leur mort. Les agences de l’ONU ont travaillé avec le ministère de la santé de Gaza pour offrir des funérailles dignes aux corps non identifiés trouvés à Al-Shifa, selon un message posté sur X mardi.

« Nous voulons retrouver les restes de ces corps et leur donner une sépulture convenable », a déclaré Alaiwa, l’un des médecins d’Al-Shifa. « Les parents et les familles veulent savoir ce qu’il est advenu de leurs proches, s’ils sont morts ou ont été arrêtés, ou s’ils sont portés disparus. »

Swailem, la mère palestinienne, dit, pensive : « Pourquoi les ont-ils arrêtés ? Quel crime ont-ils commis ? Le seul crime, c’est que nous sommes le peuple de Palestine ».

Khadr Al-Za’anoun de Wafa, l’agence de presse officielle palestinienne, a contribué à ce rapport.

Dans les hôpitaux de Gaza

Il n’est pas facile de travailler sous une attaque militaire continue, de se réveiller et de fermer les yeux sur les blessures et les cadavres, de se sentir impuissant face à tout cela.

Je suis né au printemps 1999 dans le village de Khuza’a, à l’est de la ville de Khan Younis, dans la Bande de Gaza. Ma famille vient d’un village qui s’appelle Salama, près de Jaffa sur la côte palestinienne, d’où elle a été déplacée par les forces sionistes en 1948. Khuza’a était un endroit plein de champs verdoyants et de fleurs, loin du centre ville et près de la barrière frontalière qui sépare Gaza d’Israël. La plupart de ses résidents travaillaient dans l’agriculture ou dans l’artisanat traditionnel, mais notre famille s’assurait que nous les cinq enfants – trois sœurs, un frère, et moi – recevions une bonne éducation.

Nous avons grandi au milieu des guerres : 2008, 2012, 2014, 2021. Le camp principal de la Grande Marche du Retour – le mouvement de protestation violemment réprimé par l’armée israélienne en 2018 – était à moins de 350 pieds (105 mètres) de chez nous. Notre école était régie par l’Agence de Secours et de Travaux des Nations Unies (UNRWA). Comme elle aussi était à quelques mètres de la barrière, nos cours pouvaient être interrompus pendant des heures, parfois des jours, par des bombardements depuis les tanks ou des tirs depuis les tours de contrôle. Souvent, les employés de l’UNRWA venaient nous prendre à l’école et nous évacuaient dans leurs voitures pour nous mettre à l’abri. Beaucoup de nos camarades de classe et amis ont été tués, généralement alors qu’ils travaillaient avec leur famille dans les fermes adjacentes à la barrière. A l’école, nous les pleurions en posant des couronnes de fleurs sur leurs sièges vides.

En 2017, j’ai terminé mes études secondaires et me suis inscrit à l’école de médecine, où j’ai dirigé le syndicat des étudiants, rejoint le comité d’organisation de la première conférence internationale multidisciplinaire sur le cancer du sein, organisé une campagne pour le remboursement de la dette des étudiants en médecine, et facilité le premier accord d’échange étudiant entre mon université et une université d’Istanbul. J’ai obtenu mon diplôme l’année dernière et ai commencé à planifier mon avenir. Des amis et des connaissances m’ont suggéré de quitter Gaza, de poursuivre mes études à l’étranger, puis de revenir travailler chez moi dans l’un des champs spécialisés de la médecine qui souffrent de pénurie. Dans ce but, je me suis préparé à étudier au Royaume Uni. (Mes sœurs se sont orientées vers la médecine dentaire, la psychologie et la nutrition ; mon frère est encore au lycée.) Ce qui est magnifique avec les gens de Gaza, c’est qu’ils font toujours des projets, encore et encore. Nous savions que n’importe quelle invasion israélienne pourrait annuler nos projets, mais nous avons vécu et grandi dans l’espoir.

*

La guerre a tout changé. Au deuxième jour, le 8 octobre, les Forces d’Occupation Israéliennes – les appeler « Forces de Défense » serait inexact – bombardaient aveuglément notre quartier, principalement avec des obus terrestres, mais aussi avec des frappes aériennes. Ce jour là, nous avons perdu un voisin et sa famille tout entière sous les décombres. Mes parents, mes frères et sœurs, et moi n’avions plus d’autre choix que de partir et d’aller chez des parents à Bani Suhaila, plus près du centre ville.

Je me suis immédiatement porté volontaire pour travailler au service d’urgence du Complexe Médical Nasser, le plus grand hôpital de la moitié Sud de Gaza. Nous triions les patients en fonction de la gravité de leurs blessures, puis les traitions : arrêter les hémorragies, recoudre les blessures, poser des attelles sur les fractures, contrôler une hémorragie interne, demander des radios et des tests de laboratoire. Parce que nos familles avaient peu d’espace et que la charge de travail à l’hôpital était lourde, j’ai dû y vivre. Nous faisions face à une immense étendue de blessures : membres tranchés, crânes écrasés, peau arrachée, brûlures sur tout le corps, enfants déchiquetés.

Abed Zagout/Anadoly/Getty Images, Palestiniens déplacés qui cherchent un abri le 29 octobre 2023 dans l’hôpital Nasser, Khan Younis, Gaza.

Je n’ai pas souvenir de n’avoir reçu qu’un ou deux patients en même temps ; chaque frappe aérienne blessait des dizaines de personnes. Un jour, une femme enceinte est arrivée avec un trauma crânien, des fractures aux deux pieds, et un effondrement des poumons. Il était clair qu’elle était mourante et le médecin des urgences a décidé de faire immédiatement une césarienne en urgence, même alors qu’ils n’y avait plus d’anesthésiques. Ils ont mis au monde le bébé, qui a été emmené dans l’unité de soins intensifs de néonatalogie. La mère a lutté pour survivre dans l’unité de soins intensifs pendant dix jours jusqu’à sa mort. Son mari aussi était mort dans le bombardement ; seul l’enfant a survécu.

C’est devenu la routine de recevoir des patients défigurés au point de ne pouvoir les identifier, ou de voir des enfants seuls survivants de leur famille, ou de laisser un patient mourant pour pouvoir traiter quelqu’un dont la vie pouvait être sauvée. Nous essayions en même temps de rester à l’écoute des nouvelles des bombardements et de leur localisation, nous nous efforcions de rester en contact avec nos êtres chers, scrutions les arrivées aux urgences par peur d’y voir quelqu’un de notre famille ou de nos amis.

Et trop souvent, c’était le cas. Un jour, nous avons reçu un grand nombre de patients blessés. Parmi eux, se trouvait mon cousin Tareq qui était mon voisin à Khuza’a. J’ai dû traiter ses blessures, le rassurer, calmer ses craintes. Un autre jour, j’ai reçu un corps sans vie. Alors que je rédigeais le certificat de décès, j’ai réalisé qu’il s’agissait d’Abdulrahman, mon camarade de l’université et mon collègue à l’hôpital. J’ai découvert son visage – il avait été balafré par les roquettes, mais comment avais-je pu ne pas le reconnaître ?

L’hôpital s’était transformé en abri. Des milliers de personnes déplacées étaient entassées dans le bâtiment ; elles dormaient dans les cours, les couloirs, et les chambres de malades, faisaient la queue aux toilettes et devant les prises de courant. Pour atteindre la salle des urgences pendant mes gardes de nuit, je devais enjamber les corps endormis.

Omar al-Najjar, Personnes déplacées qui dorment à l’extérieur du Complexe Médical Nasser, Khan Younis, Gaza, le 29 octobre 2023.

Nous mangions mal. Tous les jours, nous avions du riz au déjeuner et un morceau de pain avec du fromage au dîner. Deux mois plus tard, quand le pain a commencé à manquer, nous mangions des haricots en conserve à la cuiller. Alors que la guerre avançait, davantage de médecins résodents sont arrivés à l’hôpital. Souvent, il y avait tant de monde dans les locaux que nous dormions par terre sans matelas. Dans ces conditions, les maladies se sont diffusées. Les gens se réveillaient un jour avec une infection respiratoire et le lendemain avec une maladie gastro-intestinale.

Nous devions cependant essayer de fournir le nécessaire à nos proches. Ma mère m’appelait, moi son fils aîné, parce qu’il n’y avait plus de pain à la maison ; j’ai souvent quitté l’hôpital en blouse pour faire la queue pour du pain, de l’eau, et du gaz. Toutes les semaines, j’ai volé deux ou trois heures pour vérifier l’état de ma famille à Bani Suhaila. Au cours de l’une de ces visites, trois missiles de F16 ont frappé le bâtiment où ils vivaient. Heureusement, les roquettes n’ont pas explosé, mais un incendie s’est déclenché et la cage d’escalier s’est effondrée. Nous avons dû jeter mes trois nièces depuis le troisième étage à des voisins à l’extérieur qui les ont attrapées. J’ai remercié Dieu d’avoir été là. Si j’avais été informé de l’incendie depuis l’hôpital, j’aurais été paralysé par l’impuissance.

En plein milieu de la guerre, j’ai quand même postulé pour des programmes de 3ème cycle dans trois universités, deux à Londres et une à Aberdeen, ainsi que pour une bourse de maîtrise auprès du Consulat britannique. Je me souviens m’être assis dans la rue par un froid jour de décembre, essayant de capter un signal Wi-Fi afin de découvrir si j’avais été admis. J’ai été admis dans les trois programmes et admis pour la bourse, mais il y a quelques jours, ma demande de bourse a été annulée ; Il fallait faire une demande de visa dans un délai très court et une interview en personne.

*

Le 1er décembre, après la fin d’un cessez-le-feu humanitaire temporaire, les FOI sont devenues folles furieuses. Alors que l’intensité des bombardements progressait dramatiquement, mes parents, mes frères et sœurs, et mes tantes ont dû partir pour Khan Younis. Comme pratiquement tout le monde à Bani Suhaila avait dû agir de même, la ville était bondée. J’ai essayé sans succès de leur trouver un abri. Pendant cinq jours, ils ont dormi sur le sol d’une cour d’école sans literie ni couverture, exposés au ciel. Ils n’ont presque rien mangé et à peine bu pour éviter d’avoir besoin des toilettes où des dizaines de personnes faisaient la queue.

Omar al-Najjar, La silhouette de Khan Younis le lendemain de la pause humanitaire, Gaza, le 1er décembre 2024.

Pendant ce temps, aux urgences, il n’y avait ni lits disponibles pour les patients, ni personnel médical suffisant pour traiter les blessures. Des bruits résonnaient à mes oreilles : les pleurs d’un père sur son fils enfoui sous les décombres ; les gémissements d’une mère sur son enfant, dont la main était tout ce qu’elle avait pu sauver ; les dirigeants du personnel des urgences nous disant de « le laisser mourir en paix » à propos d’un patient pour lequel il n’y avait ni lit ni personnel pour traiter ses graves blessures. J’ai vu des asticots sortir des blessures de personnes qui avaient été coincées pendant des jours dans les hôpitaux plus au nord après l’irruption des forces d’occupation dans les locaux et l’arrestation du personnel médical. Alors que les cas d’extrême urgence s’accumulaient, nous étions face à un très grand risque de perdre quantité de blessés, qui auraient survécu si nous avions pu les traiter à temps.

C’est la pire situation que j’aie jamais vécue. J’étais impuissant, à la fois à l’hôpital et face à ma famille. Le cinquième jour, au sommet de mon désarroi, le visage inondé de larmes, je me suis retiré dans un coin de la salle d’opérations, et j’ai commencé à appeler tous les numéros sur mon téléphone jusqu’à ce que je trouve un abri pour ma famille. Arrivé à « M », j’ai trouvé un ami à Rafah à qui je n’avais pas parlé depuis cinq ans et à qui j’ai expliqué la situation. Il a proposé d’héberger ma famille, mais pas moi. Il y avait d’autres familles chez lui et l’espace était restreint. Je n’ai fait aucune objection. Ce qui importait, c’était ma famille : dans la cour d’école, ils auraient soit été tués par des éclats d’obus, soit seraient morts de froid ou de faim.

Mais ma mère a refusé de partir sans moi. Nos réseaux de communication étaient tout le temps interrompus ; elle a insisté pour que nous restions proches. Je devais décider, soit de rester à l’hôpital tandis que ma famille vivrait dans la cour d’école, soit quitter l’hôpital – et donc les blessés dont je sauvais la vie, la mère que je rassurais à propos de son fils, le père que je guidais dans ses terreurs – pour un autre hôpital près de la maison de mon ami où ma famille pourrait vivre. J’ai choisi de partir.

*

Maintenant je suis bénévole 24 heures sur 24 à l’Hôpital Koweitien de Rafah. Je me consume de l’intérieur. Je dors au mieux cinq heures entrecoupées par jour et je ne mange que des boîtes de conserve. J’ai des crampes musculaires, mon dos ploie, et ce maudit sentiment d’impuissance me hante toujours.

Un patient dialysé vient me voir avec des complications ; un patient diabétique m’arrive avec un coma faute de trouver son insuline ; un patient souffrant d’hypertension m’arrive le cerveau au bord de l’explosion faute d’avoir accès à ses médicaments ; un patient atteint de troubles neurologiques m’arrive en état de convulsion qui l’étouffera un de ces jours parce que ses médicaments sont introuvables ; un patient asthmatique m’arrive toutes les nuits, suffoquant, bleu, parce que son inhalateur a disparu et que la fumée se répand depuis les feux qui servent aux gens à cuire leur repas et faire chauffer de l’eau en l’absence d’électricité ou de gaz. Et puis, il y a toutes les blessures dues aux bombardements eux mêmes.

Les hôpitaux sont devenus nos maisons. Ils nous ont rassemblés sous leurs toits ; Nous avons dormi dans leurs chambres et leurs couloirs. Chaque coin représente des souvenirs, de ceux qui étreignent le cœur. Ce n’est pas facile de vivre ici au milieu des souffrances, de travailler sous les attaques militaires continuelles, de se réveiller et de fermer les yeux à la vue des blessés et des cadavres. Nous devons rassembler nos forces pour supporter tout cela. Je ne sais pas d’où vient cette force.

Qu’est-ce que la guerre m’a fait ? Comment suis-je passé d’interne en médecine plein de rêves à quelqu’un qui doit supporter cette agonie, voir des malades jour et nuit, annoncer la mort de patients, avoir affaire à des cas plus complexes que je ne l’avais jamais imaginé ? Tous mes projets ont disparu. Ma mère, mon père, ma sœur et mon frère sont toujours dans la maison de mon ami ; ma sœur mariée et ses trois enfants vivent sous une tente. Jusqu’à ce que l’occupation se retire de Khan Younis, nous n’avons pu avoir des informations sur le sort de notre village que via les réseaux sociaux par les récits des FOI qui fanfaronnaient tout en démolissant nos maisons, nos rues, les terrains de jeu et les mosquées comme s’il s’agissait d’un jeu. Quand j’ai fini par y retourner, j’ai vu que notre maison et notre quartier avaient été complètement détruits, rasés au sol, effacés de la carte. Pas un seul bâtiment n’était resté debout.

Omar al-Najjar, Khuza’a, Gaza, avant et après la campagne israélienne de bombardement.

Maintenant,mon but est d’aider ma famille, de lui trouver un toit où s’abriter. Il y a deux mois, j’ai commencé une campagne de levée de fonds pour trouver de l’argent pour reconstruire notre maison. Mais la souffrance pèse encore lourdement sur moi.

Le 17 octobre, j’avais pris un patient avec de multiples fractures pour faire des radios. Plus de trente patients blessés étaient arrivés après que les FOI aient bombardé une maison habitée. Et puis, j’ai vu des gens entassés autour de la télévision qui montrait les images de l’hôpital al-Ahli en flammes. Mes jambes m’ont lâché. Je suis tombé par terre et me suis recroquevillé dans un coin en larmes.

Depuis lors, les FOI ont frappé, assiégé et ravagé la plupart des principaux centres médicaux de Gaza, dont Nasser. Avant qu’ils n’envahissent les locaux, j’ai entendu mes collègues dire que les forces d’occupation ciblaient quiconque bougeait à l’intérieur. Quand l’invasion a commencé, j’ai appris que les médecins ont été confinés dans certaines zones et empêchés de rejoindre les patients ailleurs dans le bâtiment ; la nourriture et l’eau potable ont été épuisées ; les eaux usées ont envahi les salles ; l’électricité a été coupée. Certains des collègues avec qui j’étais en contact, dont un médecin et un pharmacien, ont été arrêtés ; nous n’avons entendu aucune nouvelle à leur sujet. Nasser est devenu un danger pour la santé, impropre à n’importe quelle sorte de soins médicaux.

Depuis le début de la guerre, 485 travailleurs médicaux ont été tués à Gaza. Vingt-six hôpitaux et soixante deux centres de santé sont hors de service, y compris les hôpitaux Indonésien de Beit Lahia, al-Awda de Jabalia, al-Amal de Khan Younis, et al-Shifa de Gaza ville, où l’armée a laissé derrière elle des centaines de corps dans une fosse commune. A quel genre d’occupation avons-nous à faire ? Elle n’épargne pas les enfants, ni les vieillards, ni les femmes, ni les blessés – ni même les morts.

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