Où commence… et où finit le racisme ? Par Étienne Balibar

Étienne Balibar

Figure incontournable du débat philosophique sur le racisme, Étienne Balibar, entre autres co-auteur de Race, nation, classe (La Découverte, 2018) et de Cosmopolitique. Des frontières à l’espèce humaine (La Découverte, 2022), a lu avec passion notre livre de dialogue entre Marylin Maeso et Norman Ajari Où commence le racisme, qui vient de paraître chez Philosophie magazine Éditeur. Dans ces lignes, il relève les tensions entre universalisme et essentialisme. Et se demande comment l’antiracisme peut continuer de se référer à la notion de race, de manière critique.

 

«Introduits et sollicités par Philosophie Magazine, les deux jeunes philosophes Marylin Maeso et Norman Ajari confrontent leurs “arguments” – évoluant au cours du débat – à propos du racisme, dans un beau livre d’entretiens, distribués autour de sept grands thèmes et suivis d’un lexique des concepts à l’œuvre et des références théoriques invoquées. Sur une question envahie de polémiques et surchargée d’érudition parfois dilatoire, ils nous offrent une réflexion éclairée, scrupuleuse, questionnante, qui vient à point pour recentrer les débats autour de l’essentiel. La forme dialoguée de leur intervention permet à chacun de préciser ses positions, dans un style remarquablement clair. Elle est particulièrement adaptée pour faire voir le caractère intrinsèquement antinomique d’une question qui, sur la base même des engagements communs clairement affirmés contre l’idéologie raciste et le racisme institutionnel, en faveur des “minorités” discriminées (souvent majoritaires…) dont il s’agit de faire reconnaître l’égale dignité humaine, n’en comporte pas moins nécessairement des points de vue irréductibles, ce que Michel Foucault appelait des “points d’hérésie”. Or c’est la discussion de ces points d’hérésie qui, loin de tout unanimisme, peut permettre à la solidarité de progresser dans les faits. Je suis heureux et honoré de rendre compte de cet ouvrage important. Mais surtout, bien que n’étant pas l’inventeur du “racisme sans races” ainsi que m’en crédite trop généreusement le préfacier de l’ouvrage Martin Legros, je saisis avec avidité l’occasion qui m’est offerte d’entrer moi aussi dans la discussion des questions qu’il soulève. D’autres suivront, je l’espère.

Parce que la place est réduite, je me limiterai à trois points qui me semblent stratégiques, en priant le lecteur d’excuser le schématisme de mes remarques. Je remonterai en quelque sorte des conclusions du livre à son point de départ.

Avec de grandes précautions dans l’usage des mots, un grand respect de l’interlocuteur, et un soin tout particulier mis à ne pas reproduire des stéréotypes relevant de la propagande ou de l’académisme, on peut penser que Maeso et Ajari illustrent et élaborent deux attitudes divergentes quant au fondement d’une politique antiraciste et d’un antiracisme “politique” (ce qui n’abolit évidemment pas la dimension éthique, inhérente au problème) : d’un côté, un universalisme dénué d’illusion sur les manipulations dont il peut faire l’objet de la part de l’État, mais intransigeant sur l’injonction d’égalité (et donc d’abolition des discriminations) que comporte l’idée de république démocratique ; de l’autre, un essentialisme stratégique qui se garde de fétichiser les origines ou les “racines”, mais qui refuse lui aussi de transiger sur la nécessité d’entendre la revendication de dignité ancrée dans l’existence même de ceux que le racisme assigne à la condition abjecte de sous-hommes, et qui puisent dans cette condition l’élan d’une solidarité, la capacité d’une émancipation. La confrontation est particulièrement intéressante lorsqu’elle aborde à des questions concrètes, chargées de symbolisme en même temps que de violence sociale, telles que la laïcité scolaire. Elle permet à Marylin Maeso de passionnantes considérations sur les conditions sociologiques et psychologiques d’une éducation à la tolérance, et fournit à Norman Ajari l’occasion de réflexions comparatives et critiques bienvenues sur les formes très différentes du traitement de la “différence” dans l’espace public auxquelles conduisent aujourd’hui des traditions libérales concurrentes. À l’horizon de ce débat se profilent deux conceptions du sujet politique, sinon incompatibles, du moins hétérogènes : celle qui valorise la citoyenneté active, en tant qu’invention démocratique collective, et celle qui valorise la révolte des exclus et des victimes de stigmatisation, dès lors qu’ils n’acceptent plus de se cacher et de courber la tête. Je crois la question bien posée, c’est-à-dire sans solution toute faite, mais je me demande aussi si, dans la présentation qui nous en est faite, une troisième “stratégie” n’est pas négligée : celle qu’incarnent des théoriciens de l’utopie post-racialeen tant que force de transformation “cosmopolitique”,comme chez Paul Gilroy dans le monde anglo-saxon, ou la pensée de la “relation” et du “tout-monde” initiée par Édouard Glissant dans le monde francophone. À voir et à suivre.

En second lieu, je voudrais m’arrêter sur le débat au cours duquel nos interlocuteurs s’interrogent sur les analogies, les recoupements, mais aussi les incompatibilités et les conflits qui surgissent entre la question de l’antisémitisme et celle de la négrophobie, avec les mobilisations qu’elles engagent. Ce qui ressort très bien de la discussion, en premier lieu, c’est que la confrontation des deux problèmes, sur le plan politique comme sur le plan philosophique, est constitutive de la problématique du “racisme”, depuis ses “causes” et ses “manifestations” jusqu’aux “valeurs” qu’on lui oppose. C’est la notion même de l’autre qui, ici, se divise et cherche à se réunifier, depuis les “déclarations” de l’Unesco en 1950-51, sous-tendues pas une nouvelle universalité des droits de l’homme, au lendemain de l’extermination des Juifs d’Europe et sur le fond d’une dénonciation désormais incontournable de la “colour line”, jusqu’à la désastreuse “concurrence des victimes” qui alimente le problème récurrent de l’exemplarité. Nos auteurs n’éludent aucune difficulté, ni celle de savoir dans quelle mesure on peut projeter, ou transférer une thèse comme celle de Sartre (“l’antisémitisme fait le Juif”) à la condition de “noirceur” ancrée dans une tout autre histoire (ainsi que l’a partiellement tenté Frantz Fanon), jusqu’à celle de savoir comment expliquer et combattre les “rencontres” nauséabondes entre défense de l’identité juive et suprémacisme blanc, ou les confusions plus ou moins innocentes entre l’antisémitisme et l’antisionisme. Mais surtout, par-delà leurs divergences ponctuelles qui autorisent finalement des mises en garde partagées, ils s’accordent pour penser que la question ne se pose plus dans les termes d’un face-à-face : le tiers qu’on ne peut plus exclure est représenté par l’islamophobie. Or, soit qu’on identifie celle-ci sans détour comme une forme de racisme (Norman Ajari), soit qu’on tienne à faire valoir certaines distinctions conceptuelles (Marylin Maeso), le fait est qu’aucun combat antiraciste, visant à la fois l’antisémitisme et la négrophobie, ne peut plus dans un pays comme le nôtre (et dans le monde en général) faire l’impasse sur l’urgence de contrecarrer et délégitimer aussi l’islamophobie. Ce point est un acquis important de la discussion.

Pour finir, je voudrais revenir à la question de l’articulation entre les catégories de “race” et de “racisme”. Évidemment, le livre entier n’a pas d’autre objet, et donc le risque de la simplification est ici très grand. Je suis frappé par trois choses, en le disant très vite. D’une part une certaine incertitude continue de régner quant à la question de savoir si les critères “biologiques” ont ou non une validité, s’agissant non pas bien entendu de définir des “races” comme entités objectivement repérables dans la multiplicité des différences anthropologiques, qui font de l’unité de l’espèce humaine un continuum de variations individuelles et collectives, mais de décrire le contenu de ces différences. Il me semble que la discussion gagnerait à faire comprendre que, même sous le vernis pseudo-scientifique du “racisme biologique” au moyen duquel l’antisémitisme, le colonialisme et la ségrégation post-esclavagiste avaient trouvé un langage commun à la fin du XIXe siècle, ce qui était en jeu n’avait en réalité rien à voir avec les sciences de la vie, mais tout avec les fantasmes liés, d’une part, à l’érotisation des corps dominés, d’autre part à l’obsession de la généalogie. Bien entendu l’une et l’autre sont “construites”, mais l’une et l’autre sont irréductibles à la “croyance”. Sur cette base, il est peut-être possible de démêler le vrai du faux dans la terrible formule de Sartre : le “racisme anti-raciste”, dont Marylin Maeso rappelle opportunément l’effet dévastateur qu’elle a produit sur Fanon, pourtant grand admirateur du philosophe et de son engagement. L’enjeu n’en est rien d’autre que la question de savoir s’il peut y avoir une racisation de l’autre sans, à l’origine ou par contre-coup, une auto-racisation (dont le type est le “suprémacisme blanc”). D’où le troisième point saillant de la discussion : la remise en jeu des oppositions entre le discours de Jean-Paul Sartre et celui de Claude Lévi-Strauss, dont on aurait pu penser qu’ils appartiennent à une époque philosophique révolue, et qui peuvent nous aider à penser, non pas le “racisme sans races”, mais la situation actuelle de retournement politique et épistémologique où la “racisation” – effet social du racisme institutionnel et idéologique – ne cesse de “reproduire la race”, en tant que représentation efficace (ou comme on dit, “performative”), y compris lorsqu’elle se tourne contre ses constructeurs.

Un seul mot pour conclure : le dialogue de ces deux philosophes ne manque pas, comme il se doit, de recourir à des catégories spéculatives fondamentales, qu’on peut dire dialectiques. Pour Norman Ajari , c’est de négativité qu’il s’agit avant tout, sur ses deux versants destructeur et libérateur. Pour Marylin Maeso , d’historicité et plus précisément de cette “trace” qui constitue la race et que l’antiracisme ne réussit jamais à neutraliser, ou que du moins il ne peut croire effacée. Mais dans les deux cas, l’enjeu de la réflexion est une profonde articulation de la violence et de la pensée : unité de contraires qui n’est pas acceptable, et que pourtant il faut soutenir. C’est pourquoi le racisme n’est pas un simple objet d’analyse. On sait où il “commence”, du moins on peut le chercher, mais on ne sait toujours pas où il finit.»

 

Paru le 12 mai dernier chez Philosophie magazine Éditeur, Où commence le racisme ? Désaccords et arguments est disponible ici.

SOURCE

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