Ma famille a survécu au massacre de Deir Yassine. 75 ans plus tard, nous exigeons toujours la justice

 Dina Elmuti pour Mondoweiss  | Traduction J.Ch. pour l’AURDIP |

Ce jour là il y a 75 ans, ma grand-mère et sa famille ont survécu au Massacre de Deir Yassine en 1948. J’ai hérité des souvenirs de ma famille, des cicatrices qui les accompagnent et du devoir de ne jamais oublier.

 Photo : Coupure de presse de l’en-tête d’un journal local de 1948, peu après le massacre, et présentant certains des orphelins du massacre de Deir Yassine. La photo de feue la grand-mère de l’auteure, Fatima Asad, se trouve au milieu de la rangée du haut. (Avec l’aimable autorisation de Dina Elmuti)

Les maisons de pierre en terrasses se tiennent en apparence intactes derrière les grilles fermées de l’enceinte de l’hôpital psychiatrique Kfar Shaul. Pratiquement suspendu dans le temps et inaccessible au public, c’est une métaphore appropriée pour l’occultation persistante des atrocités qui y furent commises.

Soixante quinze ans plus tôt aujourd’hui, le 9 avril, le tranquille village de tailleurs de pierres de Deir Yassine est devenu le site du massacre qui continue de se répercuter avec une effroyable portée pour le peuple palestinien.

Lors de ma première visite à Deir Yassine en 1998 – pour le 50ème anniversaire du massacre – j’ai descendu ses sentiers pavés de moellons et admiré les cactus épineux en fleurs qui menaient à la maison familiale de ma grand-mère. Ses paroles résonnent encore dans ma tête, chaque syllabe frappant mon esprit comme les couteaux qui ont répandu le sang des villageois.

« N’oublie jamais ce qui s’est passé ici. Inscris le dans la pierre. Grave le dans ton cœur à jamais », m’avait elle imploré, tapotant des doigts sur sa poitrine.

Pour de nombreux survivants de la Nakba, les moindres détails des atrocités dont ils ont été témoins restent présents dans leur mémoire comme si cela s’était passé la veille. Ma grand-mère se souvenait de la puanteur des cadavres ensanglantés et le macabre spectacle du corps de son grand-père contorsionné, criblé de balles sur le perron de leur maison.

Le traumatisme que nos aînés ont enduré pendant la Nakba habite dans nos êtres et fait maintenant partie de nous. Des générations plus tard, il traverse nos corps et nous laisse une blessure à l’âme. La transmission intergénérationnelle du traumatisme chez les petits enfants des survivants de la Nakba est une histoire sans paroles.

Aucuns mots de quelque langage humain que ce soit ne pourra jamais entièrement décrire les atrocités commises à Deir Yassine, ni d’aucun des massacres successifs israéliens. C’est un tourment unique qui se répand sévèrement dans nos veines, un cauchemar éveillé qui siège sur nos poitrines, qui nous serre la gorge et ouvre nos bouches à des cris silencieux.

Quand ma grand-mère est morte, j’ai ressenti un immense chagrin à la perte de ma première narratrice. Conserver en vie les récits de la Nakba est devenu un urgent devoir après la mort des derniers survivants et avant que le détail des horreurs ne s’efface de la mémoire collective.

Ma première visite à Deir Yassine m’a amené à explorer la mémoire historique autour de la Nakba et à mettre en évidence toute ma vie de travailleur social spécialisé dans les traumatismes et de raconteur d’histoires.

Des cibles à éliminer

Le matin du 9 avril 1948, le village de Deir Yassine a ressenti le souffle de la mort. Au milieu de l’après-midi, les rues étaient un abattoir sanglant et le cimetière d’horreurs indicibles. Les forces sionistes frappaient, poignardaient, alignaient et exécutaient les villageois – comme un peloton d’exécution. Leur violence et leur rage allaient au-delà de l’exécution des villageois captifs. Les villageois survivants, comme mon grand oncle Daoud, qui avait 17 ans à l’époque du massacre, ont affirmé que les forces sionistes ont terrorisé, volé, violé, brutalisé et dynamité les villageois à coups de grenades. Elles ont écrasé, ouvert à la baïonnette et éviscéré le ventre des femmes enceintes encore en vie, et mutilé et décapité des enfants devant leurs parents.

Tout le monde, des enfants à naître et des nourrissons aux personnes âgées, était une cible à éliminer.

Presque les deux tiers des personnes massacrées étaient des enfants, des femmes et des homme âgés de plus de 60 ans. Ces brutes sionistes ont tiré plusieurs cadavres jusqu’à la carrière de pierres du village où ils les ont enterrés et brûlés. Insensibles à ces barbaries, ils ont mangé avec appétit à côté des cadavres carbonisés.

Le bilan des morts du massacre se situe entre 110 et 140 villageois, même si les dirigeants de l’Irgoun ont exagéré le bilan à 254 pour accroître la terreur et déclencher l’expulsion massive des Palestiniens des villes et villages voisins.

Aujourd’hui, Deir Yassine sert d’ADN de notre Nakba actuelle, demeurant un emblème obsédant de l’effacement et de la dépossession systématiques et du déplacement forcé continus des Palestiniens. Depuis lors, le négationnisme et les mythes propagés au cœur de l’idéologie sioniste ont permis la violence cautionnée par l’État commise contre les Palestiniens.

Incapacité à oublier

La destruction délibérée de la mémoire est intrinsèque au processus génocidaire, mais il est impossible d’oublier l’inoubliable. Ou quelque chose qui n’a jamais pris fin. La Nakba n’a pas commencé ni pris fin en 1948. Elle demeure une catastrophe continue, traumatisme sur traumatisme aggravé.

Lorsqu’il s’agit d’oublier de telles catastrophes, on touche à l’immoralité, la cruauté, ou la réprobation. Nier la souffrance des victimes, c’est nier les faits, l’histoire, la mémoire elle-même. Pour quiconque au monde, cette réponse approcherait l’incompréhensible et l’impensable.

Pour quiconque excepté le peuple palestinien.

Oublier, ou plutôt nier, que des massacres aient jamais eu lieu a été la réponse coupablement commune dans le discours autour de la Nakba. Les références aux souvenirs des survivants rencontrent souvent la méfiance et le déni, et leurs témoignages sont entachés de litiges et de controverses. Ces témoignages continuent cependant d’entraver un discours de cruauté voilée, permettant de lutter durablement contre l’imposition du silence et de l’oubli.

Les souvenirs qui menacent et ébranlent l’intégrité d’un État sont difficiles à réconcilier avec sa trajectoire et son image actuelles, et c’est pourquoi les Sionistes continuent de diffamer et tout traiter d’antisémite. Les sionistes se présentent comme les victimes, revendiquant leurs souffrances et la menace existentielle contre eux avec des actions délibérées de manipulation et de distorsion volontaire de la mémoire, réduisant ainsi leur propre responsabilité.

C’est une défense psychique ou une pathologie psychologique. L’hôpital psychiatrique étendu sur tout le sang et les os des maisons familiales de Deir Yassine symbolise en lui-même le passé inconscient et refoulé de déni par une nation. Une nation née sur les cendres du peuple palestinien.

Un devoir de mémoire

Le feu a été éteint à Deir Yassine il y a 75 ans, laissant dans son sillage une impression de carbonisation, dont aucune quantité de nettoyage ou de déni ne pourra jamais éliminer les taches. L’ampleur de l’importance des agressions systématiques commises par les sionistes demeure largement non reconnue et les générations d’architectes qui ont planifié la Nakba et de bouchers qui l’ont menée à bien continuent d’aller sur leurs tombes sans repentir.

Mais le peuple palestinien n’attend pas désespérément un semblant de reconnaissance ou de faux remords. Nos souvenirs, nos récits et nos vies existent. Ils ont toujours existé. La responsabilité de protéger et de préserver nos souvenirs et notre récit collectif, face à toute tentative pour les effacer, restera à notre charge.

Nous continuerons à fracasser la façade des distorsions délibérées et à troubler le silence arrogant qui entoure la Nakba. Nous continuerons de résister, de raconter et d’empêcher sa mémoire de se calcifier dans l’effacement et l’oubli.

Comme les cactus criblés de balles qui portent les cicatrices de Deir Yassine – fleurissant après le carnage et la destruction – nous resterons une épine dans le flanc de l’occupation. Nous continuerons à nommer les victimes et à raconter l’histoire de ceux qui se battent avec détermination pour leur vie et leur dignité, transformant le traumatisme en détermination.

Nous avons hérité du devoir de ne jamais oublier ce qui est arrivé, de l’inscrire à jamais dans notre mémoire.

Dina Elmuti est une travailleuse sociale et clinicienne des traumatismes, avec une formation dans le traumatisme développemental, l’adversité de la petite enfance, et le traumatisme générationnel. Elle a travaillé avec des ONG s’occupant des enfants en Palestine et des communautés de réfugiés et d’immigrants à Chicago.

Le massacre de Deir Yassine vu par les Israéliens

Dimanche 9 avril dernier, la Palestine commémorait le massacre du village palestinien de Deir Yassine, perpétré par des groupuscules sionistes le 9 avril 1948. J’ai eu envie de savoir comment ce pan tragique de l’histoire était connu et perçu côté israélien.

Journaliste de formation, auteure en herbe

Dimanche 9 avril dernier, la Palestine commémorait le massacre du village palestinien de Deir Yassine, perpétré par des groupuscules sionistes le 9 avril 1948 causant la mort d’une centaine de personnes (le chiffre exact a son importance, nous y reviendront). Quatre mois plus tard, l’Etat d’Israël était créé. Et 69 ans plus tard, la souffrance est encore vive.

Illustration 1
Dimanche 9 avril donc, j’ai eu envie d’écrire sur Deir Yassine, mais sous un angle différent. Je me suis demandée: Que pensent les israéliens de ce massacre? En ont-ils connaissance? Le reconnaissent-ils comme tel? Si oui, remettent-ils alors en question la façon dont « leur » Etat s’est créé?

Si ces questions me sont spontanément venues, c’est parce que j’ai appris au cours de mes voyages et de mes rencontres que la propagande sioniste en Israël était extrêmement puissante et qu’elle lavait le cerveau des Israéliens dès le plus jeune âge, les confortant dans l’idée qu’ils étaient légitimes sur une terre légitime, et que les Palestiniens (les « arabes » dans la rhétorique sioniste) étaient des indésirables dont il fallait au mieux s’accommoder, au pire se débarrasser.  Mon entretien avec la professeure israélienne Nurit Peled-Elhanan m’avait particulièrement éclairée sur ce sujet.

Bien évidemment, il n’est pas question en Israël de parler de « Nakba » (« la catastrophe » en arabe, expression qui renvoie à l’exil forcé de près d’un million de Palestiniens en 1948) et encore moins de reconnaître que l’Etat d’Israël s’est créé suite à une invasion en bonne et due forme, et non à une « guerre ». Ainsi donc, il me semblait intéressant de savoir comment les Israéliens percevaient le massacre de Deir Yassine, et même s’ils en avaient connaissance tout court. Pour cela, j’ai décidé d’aller chercher d’information directement à la source, et d’interroger LA personne qui pourrait me répondre au mieux sur cette question.

Eitan Bronstein était tout désigné. Co-directeur et Co-fondateur du laboratoire de recherches De-Colonizer, le moins que l’on puisse dire c’est qu’Eitan Bronstein navigue à contre-courant de la société dans laquelle il évolue depuis son enfance. Considéré comme un traître en Israël, son travail et ses positions politiques font grincer bien des dents. Néanmoins, son statut d’homme israélien lui permet de mener à bien son travail et de le diffuser bon an mal an en Israël et à l’étranger.

Sur la page Facebook de De-Colonizer, on peut lire ceci: « De-Colonizer tire son nom du blog éponyme d’Eitan Bronstein Aparicio, fondateur de l’ONG Zochrot (…). Ce blog décrivait les chemins qu’il a lui même empruntés afin de décoloniser son identité d’Israélien. De-Colonizer a été établi en Janvier 2015 avec Eléonore Merza, anthropologue du politique et spécialiste de la société israélienne contemporaine ».

L’ONG Zochrot avait (et a toujours) pour objectif ambitieux de sensibiliser la société israélienne à la Nakba afin de déconstruire l’idéologie sioniste colonialiste sur laquelle elle se fonde. Dans la même veine, le laboratoire de recherches De-Colonizer a pour objectif de créer des outils et des connaissances nouvelles à disposition du grand nombre pour débattre et déconstruire, en dressant « la perspective d’un futur dépassant le régime colonialiste et raciste dans lequel nous vivons actuellement au profit d’un nouvel espace commun dans lequel touTEs seraient égaLES/aux. Nous pensons que la tension et les cycles de violences dans lesquels nous vivons aujourd’hui prennent leur source, en 1948, dans ce qu’on appelle la Nakba (ce terme arabe qui signifie « catastrophe » ou « cataclysme » désigne l’expulsion de 750 000 PalestinienNEs et la destruction de la très grande majorité de la vie palestinienne) et que nous considérons comme le résultat inévitable des efforts menés afin de créer un État Juif au Proche-Orient. »

Le laboratoire De-Colonizer a notamment produit des cartes absolument remarquables sur les localités palestiniennes, juives et syriennes détruites depuis le début du sionisme et jusqu’en 2016. Elles sont consultables ici.

J’ai donc décidé de contacter Eitan Bronstein afin de lui poser des questions sur le massacre de Deir Yassine. Je partais du principe que celui-ci, à l’instar de la Nakba, n’était pas reconnu par Israël. Eitan m’a complètement détrompée et m’a apporté des éléments très intéressants.

Voici la restranscription de notre échange:

« Le massacre de Deir Yassine est-il reconnu en Israël?

– Oui tout à fait! En fait, il faut revenir en 1948 pour comprendre. Immédiatement après le massacre, Ben Gourion l’a officiellement reconnu et s’est même excusé auprès du roi Abdellah de Jordanie. Mais c’était facile pour lui de le faire! Car il s’est positionné en déclarant que le massacre avait été perpétré non pas par les forces armées sionistes, mais par des groupuscules extrémistes qui avaient quitté les rangs des forces sionistes officielles, et qui étaient hors contrôle.

– Donc il s’est dédouané en quelque sorte?

– Oui exactement. D’une part, il a porté la responsabilité du massacre sur les groupuscules « rebelles » alors qu’en réalité, sans l’assistance des forces sionistes, ils n’auraient jamais pu prendre le village de Deir Yassine qui résistait avec force. D’autre part, énormément d’autres massacres ont été commis par l’armée sioniste mais n’ont jamais été reconnus. Et enfin, ses excuses lui ont fourni un narratif confortable pour assoir le sionisme.

– Quel est-il ce narratif?

– Le narratif sioniste consiste à dire que tout cela faisait partie de ce qu’ils appellent « la guerre d’indépendance » et que les éventuels massacres perpétrés étaient du fait des groupuscules rebelles. D’ailleurs, Deir Yassine est considéré comme une exception. Il y a une croyance extrêmement forte qui est qu’en 1948, les forces sionistes ne tuaient pas d’innocents, ils ne tuaient que pour les « bonnes » raisons, c’est à dire dans le cadre d’une « guerre ».

(Ce narratif se retrouve très largement aujourd’hui dans l’idée que Tsahal serait « l’armée la plus morale du monde ». Ceci est mon ajout personnel)

– Et dans la société israélienne, qu’en est-il?

– Deir Yassine fait partie du narratif israélien, on l’apprend même à l’école, encore aujourd’hui il me semble. Il y a eu des atrocités commises contre les palestiniens, ça fait partie du narratif, mais c’est présenté encore une fois comme étant la résultante d’une guerre, d’une bataille et non de massacres. Deir Yassine faisant office d »exception » dont la faute reviendrait à des groupuscules rebelles. D’ailleurs, les pouvoirs publics israéliens ne commémorent pas le massacre, refusent la mise en place d’un monument au souvenir. Ils veulent surtout que ce soit effacé de l’espace public, négligé dans les esprits. Une des premières activités que nous avions mise en place dans le cadre de « Zochrot » c’était justement la commémoration du massacre de Deir Yassine. Mais ça n’a jamais été soutenu par l’Etat.

– Est-ce que le fait d’apprendre l’existence du massacre de Deir Yassine permet aux israéliens de remettre en question la façon dont s’est créé l’Etat d’Israël?

– Non, pas du tout! Il n’y a aucune remise en question à ce niveau-là. »

Il ajoute:

– J’aimerais aussi partager une information très intéressante sur Deir Yassine, et sur le nombre de victimes. Ce nombre a été exagéré des deux côtés!

– Ah oui? Comment cela?

– D’après les recherches, il y aurait eu à peu près 110 victimes. Mais juste après le massacre, les Palestiniens ont annoncé 250 victimes. Ils ont délibéremment exagéré le chiffre dans une tentative désespérée de pousser les nations Arabes à réagir et à venir à leur secours. Les sionistes de leur côté, ont également largement diffusé ce chiffre exagéré, mais dans un tout autre but: faire fuir les Palestiniens! Leur faire peur, afin qu’ils fuient leurs terres. Malheureusement, cette stratégie cynique a très bien fonctionné. Beaucoup de Palestiniens ont fui après Deir Yassine, j’ai même rencontré des palestiniens qui m’ont dit qu’ils avaient fui à cause de Deir Yassine alors qu’ils habitaient loin de la zone concernée. Deir Yassine est un épisode si traumatisant dans la mémoire collective palestinienne qu’encore aujourd’hui énormément de familles s’en rappellent comme étant la cause première de leur fuite. Les massacres de manière générale sont vraiment la cause principale de leurs exils et déplacements. Ils pensaient tous revenir après quelques jours… Ils attendent toujours. »

Ce fut vraiment un échange très intéressant avec Eitan Bronstein, que je remercie et que je salue pour la qualité de son travail. Ce qui s’est passé en 1948 a des conséquences et des répercussions directes sur l’actualité d’aujourd’hui en Palestine, d’où l’importance de réhabiliter cette mémoire, et de déconstruire les mythes et les propagandes.

Illustration 2
Visuel reprenant le nombre de victimes avancé par les Palestiniens et utilisé par les sionistes pour répandre la peur.
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