Extrait du livre  «  Une histoire politique du ring noir »

Nous avons le plaisir de publier en exclusivité un extrait du livre  «  Une histoire politique du ring noir » De Tom Molineaux à Muhammad Ali de Chafik Sayari

Avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse.  

En proposant d’aborder l’histoire de la domination raciale aux États-Unis depuis le ring Chafik Sayari ne pouvait être plus… percutant ! Essai absolument passionnant.

Chapitre 23

La naissance de Muhammad Ali

Les lueurs de l’étoile et du croissant

L’histoire de la religion musulmane sur le continent nord-américain débute avec la déportation des premiers esclaves en provenance d’Afrique de l’Ouest. Si le culte continua à être pratiqué durant un certain temps, sa présence s’érodera progressivement en raison, entre autres, de l’éclatement incessant des communautés et des familles et la conversion progressive à la religion chrétienne. S’il fut difficile d’en assurer la transmission, le recul progressif et inévitable de cette religion ne signifia pas pour autant sa disparition définitive. Comme le souligne Maboula Soumahoro, le rapport que les Africains-Américains ont entretenu à l’islam fut continu et peut se « décline[r] en trois périodes. La première s’étend de la traite négrière à la fin du 19e siècle. La seconde comprend les balbutiements du nationalisme noir et du panafricanisme. […] Enfin, la troisième période recouvre le renouveau de l’islam afro-américain, au vingtième siècle[1] ». Or s’il existe toujours le risque d’une lecture réductionniste, qui consiste encore à considérer l’islam ­africain-américain comme « un langage de résistance plutôt que comme une ‘‘vraie religion”[2] », l’appropriation de cette religion par une petite partie de la communauté africaine-américaine se réalisa notamment dans une visée émancipatrice.

En effet, dès le 19e siècle, quelques intellectuels de la diaspora noire formulèrent une critique de la religion chrétienne en raison de la justification que cette dernière avait apporté à l’institution esclavagiste. Manning Marable note que « malgré ses origines ­moyen-orientales, [le christianisme] était incontestablement devenu une religion européenne, discriminatoire et oppressive. Il [Blyden] insistait sur le fait que parmi les grandes religions, seul l’islam permettait aux Africains de préserver leurs traditions[3] ». De ce point de vue, la pensée d’Edward Blyden fut fondamentale. Outre sa critique de la religion chrétienne, Blyden fut l’un des premiers intellectuels noirs à faire le postulat de l’existence d’une culture et d’une spiritualité propres au peuple noir, posant par-là les prémices de ce qui deviendrait le panafricanisme. L’héritage de Blyden, dont le projet ultime consistait en un retour en Afrique, s’enracina notamment sur le sol américain avec l’apparition, au début du 20e siècle, de temples musulmans qui devaient donner lieu à la naissance d’un islam qui fut, pour ses fondateurs, « un instrument essentiel de la lutte pour l’égalité [4]».

À la suite de la fondation du Moorish Science Temple of America en 1913 par Ali Drew, nombre d’autres organisations virent le jour dans les grandes villes du Nord. La plus éminente, la Nation of Islam, sera fondée en 1932 par Wallace Fard. Ainsi, sans s’y réduire, la résurgence d’un islam noir aux États-Unis fut intimement liée à une tentative de reconquête culturelle qui permettait une désidentification à l’égard du récit nationalo-religieux dominant. C’est ce dont témoigne d’ailleurs Muhammad Ali dans une interview qu’il donnera à Alex Haley en octobre 1964 :

Avant de rejoindre l’organisation, j’ai assisté à des réunions dans de nombreuses mosquées. […] Dès lors, j’ai commencé à voir les choses avec un regard neuf. Je me souvins alors que dans notre maison à Louisville, toutes les photos qui tapissaient les murs étaient ceux d’hommes blancs. Il n’y avait pas de Noir. Le visage de Jésus était blanc. Mais quel peintre a pu voir Jésus ? Toute ma vie, j’avais vu l’homme noir se faire fouetter par l’homme blanc. Il lui était resté fidèle jusque dans les prisons de l’homme blanc. Et moi-même, j’ai dû admettre que jusqu’alors, au lieu d’aimer ce que je suis, j’avais toujours détesté être noir[5].

Ce fut là l’une des principales raisons qui persuada Clay de rejoindre la Nation of Islam. Si la dimension spirituelle pesa dans sa décision, ce qui le frappa davantage encore fut le message de l’organisation et l’attitude de ses membres. Rompant radicalement avec la logique intégrationniste des autres organisations religieuses engagées dans le combat pour les droits civiques, la Nation of Islam avait créé un récit mythique qui, aussi contestable fût-il, n’en fournissait pas moins des motifs de fierté. En observant le charisme, le verbe incandescent et la saine arrogance de Malcolm, Clay se rendit compte qu’un nouveau genre d’homme était en train d’émerger. Même James Baldwin, pourtant critique à l’égard du discours séparatiste de l’organisation, n’avait pas dissimulé l’impression que lui fit sa première rencontre avec la Nation of Islam. Dans un passage de La prochaine fois le feu, Baldwin manifeste son trouble en même temps que son ravissement à l’occasion d’un prêche tenu à Harlem :

Deux choses m’amenèrent à prêter plus d’attention aux « Musulmans noirs ». L’une était l’attitude de la police. J’avais, après tout, à ce même coin de rue [au coin de la 125e rue et de la 7e avenue de Harlem], vu des hommes mis au bas de leur estrade pour avoir dit des choses moins virulentes […] Mais ces policiers ne faisaient rien […] parce qu’ils avaient reçu des instructions et parce qu’ils avaient peur. C’étaient en effet le cas et j’en fus ravi. Ils m’auraient fait pitié si je n’étais pas passé si souvent entre leurs mains. […] Le comportement de la foule, son recueillement, fut l’autre facteur qui m’obligea à remettre en question mon opinion des orateurs et de leur message. […] Ils semblaient profondément convaincus […] et [l’] attitude [des auditeurs] n’était pas celle des gens qu’on console ou qu’on drogue mais celle de gens en train de recevoir une secousse[6].

C’est peut-être une telle secousse que ressentit Cassius Clay. Deux jours à peine après être devenu champion du monde, il affirma : « Si quelqu’un me montre que cette religion est la meilleure solution pour résoudre le problème noir, je me dois de l’écouter[7] ». Ainsi, si la religion n’était pas pensée sans sa dimension émancipatrice, le christianisme, aux yeux de Clay, était perçu comme une idéologie blanche. Reprenant à son compte la maxime de la Nation of Islam, selon laquelle le paradis du Blanc est l’enfer du Noir, le boxeur déclarera en octobre 1964 que « la religion chrétienne a été utilisée pour laver le cerveau de l’homme noir en Amérique. Elle vient lui enseigner à chercher son paradis dans l’au-delà, tandis que l’homme blanc jouit du sien sur terre ». Selon cette logique, un Noir désireux de se libérer totalement du joug forgé par l’Amérique ne pouvait demeurer chrétien :

Je ne suis pas chrétien. Je ne peux pas l’être quand je vois ce que subissent tous ces Noirs qui luttent pour imposer l’intégration. Ils sont lapidés, mordus par des chiens et ensuite des dingues font exploser une église noire… Les gens me disent souvent que je serais un bel exemple si seulement je n’étais pas musulman. Je ne compte plus le nombre de fois où l’on m’a demandé pourquoi je ne pouvais pas me contenter d’être comme Joe Louis ou Sugar Ray. Eh bien, ils ne sont plus là et les conditions de vie des Noirs sont les mêmes, non ? On en bave toujours autant[8].

Pourtant, les détracteurs de Clay n’en démordaient pas, allant jusqu’à affirmer qu’il avait été relativement épargné par les effets du racisme ! Et d’une certaine manière, ses déclarations tenues durant les Jeux olympiques de Rome ne pouvaient que conforter l’image d’un jeune homme qui s’était radicalisé au contact de la « secte musulmane ». Or derrière sa saine assurance, qui semblait rejaillir sur son entourage, Clay conservait au fond de lui les épouvantables histoires de lynchages entendues durant son enfance, dont celui du jeune Emmett Till en 1955. Logiquement, il tenta de suivre les recommandations de son père concernant les dangers à défier les lois blanches, à savoir « de ne pas entrer dans des magasins réservés aux Blancs, de ne pas contredire l’homme blanc, de ne pas regarder les femmes blanches, de ne pas désobéir aux policiers[9] ». En cela, son enfance fut celle de millions d’autres enfants noirs ayant vécu dans la crainte qu’un seul geste, en apparence insignifiant, soit le dernier. Ainsi, si la rencontre avec Malcolm lui permit de fourbir ses armes contre l’intégrationnisme, sa propre expérience l’avait déjà confronté, pensait-il, aux apories de cette idéologie.

Les funérailles de l’intégrationnisme

Quelques jours après que le FBI eut décidé d’ouvrir un dossier sur le boxeur, Elijah Muhammad annonça, à l’occasion d’un discours retransmis sur les ondes, que Cassius Clay n’était plus. Devenu membre officiel de la Nation of Islam, le boxeur se ferait désormais appeler Muhammad Ali. Si cette annonce était attendue, elle secoua toutefois le monde de la boxe et la société américaine. Ayant jeté par-dessus bord tout compromis, Muhammad Ali était désormais condamné à combattre sur plusieurs fronts.

Même si le boxeur soutient l’inverse dans sa première autobiographie, l’attitude de la Nation of Islam à son égard fut dictée par l’opportunisme. En effet, quelques semaines avant qu’il ne remporte son combat face à Liston, Elijah Muhammad ordonna à ses disciples de garder leurs distances vis-à-vis d’un boxeur qui serait probablement défait. Seul Malcolm X, alors suspendu de ses fonctions, avait vu juste quant à l’issue de la rencontre. Or, surprise par le dénouement du combat, la Nation of Islam esquissa immédiatement un rapprochement avec le jeune champion du monde. Alors que le journal de l’organisation n’avait même pas daigné évoquer la tenue du combat, l’attitude de la Nation of Islam changea radicalement. Quelques heures après la victoire du jeune prodige, Elijah Muhammad décida de s’exprimer pour la première fois : « Je suis heureux que Cassius Clay soit assez courageux pour dire qu’il est un musulman[10]. » Le leader de la Nation of Islam avait immédiatement compris les bénéfices qu’il pouvait tirer de la célébrité du boxeur et d’un champion du monde poids lourds noir. Pourtant, jusque-là, Elijah Muhammad n’avait cessé de mettre en garde les membres de son organisation contre le sport professionnel, en assimilant les sportifs noirs, et en particulier les boxeurs, à des esclaves condamnés à satisfaire les désirs d’un public blanc. Cette défiance à l’égard du sport explique, par exemple, le fait que lors de leur première rencontre, Malcolm X ignorait tout de l’existence de Cassius Clay : « Jusqu’à ce moment, je n’avais jamais entendu parler de lui. Nos deux mondes étaient véritablement différents. Elijah Muhammad avait mis en garde les musulmans contre toutes les formes de sport. » Le 15 octobre 1962, c’est Elijah lui-même qui rédigeait un article sur les « démons du sport et du jeu[11] ». Cette attitude de défiance à l’égard du sport devait évoluer avec la conversion d’Ali, car Elijah Muhammad était désormais conscient de tenir l’ambassadeur idéal pour succéder, sur le terrain médiatique, à un Malcolm X qui prenait trop de place à son goût. En outre, en adoubant le boxeur, il pouvait le contrôler et le soustraire à un Malcolm de plus en plus critique vis-à-vis des limites politiques de l’organisation. Enfin, Elijah Muhammad a pu penser que le compagnonnage potentiellement explosif entre les deux hommes pouvait lui faire ombrage.

Toutefois, Ali ne fut pas réduit au silence puisqu’il sera contraint, dans un premier temps, de s’expliquer sur sa conversion et son adhésion à la Nation of Islam. Se refusant à recourir à des éléments de langage qui auraient pu calmer le déchaînement de la presse et du public, il défendit fermement le credo séparatiste de l’organisation. C’était là une manière de justifier sa conversion et de se défendre contre les attaques des leaders du mouvement des droits civiques et de Martin Luther King en particulier, lui qui affirma aussitôt : « Quand Cassius a rejoint les Black Muslims et a commencé à se faire appeler Cassius X, il est devenu le champion de la ségrégation raciale et tout ce contre quoi nous nous battons[12]. » Ces mots de King, qui sera honoré quelques mois plus tard par le prix Nobel de la paix, étaient troublants puisqu’il semblait mettre sur le même plan l’idéologie séparatiste d’une organisation politico-religieuse, qui s’était construite contre la croyance qu’un changement surviendrait de la bonne volonté de l’homme blanc, et des principes qui avaient façonné le visage de l’Amérique. Pour King, le rayonnement de la Nation of Islam était susceptible de compromettre ses efforts et ceux des autres leaders noirs en effrayant les libéraux blancs et le pouvoir politique central. Cette logique de conciliation fut illustrée par la fameuse Marche sur Washington du mois d’août 1963. Après s’être opposé à la marche, le gouvernement de John Fitzgerald Kennedy fit tout ce qui était en son pouvoir pour émousser le tranchant d’un événement qui s’annonçait être un tournant majeur dans l’histoire africaine-américaine. Comme le rapporte Howard Zinn :

C’est à cette occasion que Martin Luther King fit, devant 200 000 Américains blancs et noirs, son fameux discours « I have a dream… » Discours superbe, certes, mais totalement dénué de cette colère que ressentaient de nombreux Noirs. John Lewis, un jeune responsable du SNCC originaire d’Alabama qui avait été arrêté et battu de nombreuses fois, tenta d’exprimer ce sentiment d’indignation. Il en fut empêché par les organisateurs de la marche qui exigèrent qu’il renonce à certaines critiques très dures sur le gouvernement et à ses appels à l’action directe[13].

La réponse d’Ali aux propos de King fut claire. Sans nommément le désigner, il procéda à une critique des moyens et des buts que ce dernier poursuivait. Pour Ali, l’âge de la politesse était définitivement révolu, tout comme les vaines attentes d’une réparation, d’un pardon ou de l’oubli. Comment pouvait-on lui donner tort quand, un mois à peine après le fameux discours de Martin Luther King à Washington, une bombe explosait dans l’église baptiste de Birmingham et ôtait la vie à quatre fillettes noires ? Pour Ali, il s’agissait désormais de se dissocier de l’américanité et de ses supposées valeurs auxquelles croyait fermement Martin Luther King quand il affirmait, de la cellule de cette même ville de Birmingham où il avait été emprisonné, que « le but de l’Amérique elle-même est la liberté ». À cette américanité, il s’agirait progressivement, pour Ali, de substituer une négritude qui ne serait plus fardeau, honte et stigmate mais fierté. Aussi, si le combat pour la dignité demeurait primordial, c’est par d’autres armes qu’il devait être désormais poursuivi. Cette dignité se façonnerait par l’estime de soi, l’amour des siens, la clairvoyance à propos de sa situation et de son histoire et en conséquence par une opposition absolue à l’intégrationnisme. Épousant la logique de la Nation of Islam, selon laquelle les Noirs n’avaient pas à s’imposer dans des lieux où ils n’étaient pas les bienvenus, Ali condamna fermement l’intégration et les actions menées à cette fin :

Je ne vais pas me faire tuer en tentant d’imposer ma présence à des gens qui ne veulent pas de moi. L’intégration n’est pas une bonne chose. Les Blancs n’en veulent pas, les musulmans n’en veulent pas. […] Je ne suis jamais passé devant un juge. Je n’ai jamais mis les pieds à une manifestation pour l’intégration et je n’ai jamais porté la moindre pancarte[14].

Dans cette perspective, l’intégrationnisme pouvait difficilement se concilier avec l’affirmation de soi. L’affirmation de sa pleine humanité, mais d’une humanité qui ne serait plus définie par l’oppresseur, ne pouvait que heurter certains partisans du mouvement des droits civiques. Elle dépassait le combat même contre la déségrégation. Il ne pouvait exister à ce niveau ni conciliation ni acte gratuit dans la mesure où cette politique, dont Malcolm X avait popularisé les grandes lignes, consistait à se déprendre d’une haine de soi et à réévaluer, à la dynamite, les valeurs dont se gargarisait l’Amérique suprémaciste, qu’elle fût ségrégationniste ou libérale. Cette politique d’affirmation était perçue comme un acte de violence. Or la crainte qu’Ali commençait à inspirer, et plus précisément la crainte que son comportement ne serve d’exemple à la jeunesse noire, s’était diffusée hors des rings. Là où Joe Louis apparaissait comme une force domestiquée, Ali promettait de venger n’importe quel affront : « Je crois à la loi du talion. Je ne tends pas l’autre joue. La NAACP peut bien affirmer “Tendez l’autre joue”, mais elle est ignare[15]. »

Le sacrifice de Malcolm X

Cette rhétorique qu’Ali ferait désormais sienne, mêlant fierté raciale, défiance envers la société blanche et hostilité à l’endroit de l’idéologie intégrationniste, n’aurait pu être possible sans la rencontre et l’influence de Malcolm X. C’est le verbe et le pouvoir de persuasion de ce dernier qui finiront par le convaincre de la voie à prendre. Aussi, malgré ses dénégations ultérieures, l’influence la plus décisive qui s’exerça sur Ali, au sens où elle fut celle qui lui permit de s’arracher à ces illusions de jeunesse, fut bien celle de Malcolm. Pour toute une génération, il fut l’annonciateur de temps nouveaux et ce n’est pas sans raison que l’écrivain Louis Lomax parle du « Saint-Paul de la Nation of Islam » ou qu’Amiri Baraka confesse : « Malcolm fut l’influence politique la plus décisive de ma vie. Son arrivée sur la scène politique eut le rôle d’un catalyseur qui changea entièrement ma vision du monde […] Quand Malcolm parlait d’autonomie et d’autodéfense, ce fut une révélation pour toute notre génération. Ses idées me firent réévaluer ce que je devais faire de ma vie[16]. »

Or au moment où il fut intronisé au sein de la Nation of Islam, Muhammad Ali n’adhéra pas seulement à des principes religieux mais il décida de faire siennes, et sans jamais les contester, toutes les positions d’Elijah Muhammad. Il acquiesça religieusement à toutes les paroles du vieux sage et alla jusqu’à accepter, comme preuve de dévotion, de rompre toute relation avec Malcolm X. Il fallut peu de temps pour qu’Ali n’obéisse à cet ordre, puisqu’une dizaine de jours à peine après avoir fêté son titre en compagnie de Malcolm, la relation entre les deux hommes touchait à sa fin. Cette décision condamna un peu plus Malcolm X. Elle signifiait que, malgré l’espoir qu’il avait entretenu jusqu’alors, les portes de la Nation of Islam lui étaient désormais définitivement fermées. Sans s’en douter, Ali avait été une prise de guerre d’Elijah Muhammad.

C’est ainsi que le baptême de Muhammad Ali coïncida avec la mise à mort symbolique de Malcolm, puisque le 8 mars 1964 son exclusion des rangs de l’organisation fut officialisée. Dès lors, Ali devint un soldat zélé de l’organisation, n’attribuant sa victoire qu’au seul soutien spirituel de « l’honorable » Elijah Muhammad et répétait, à qui voulait l’entendre, que Malcolm avait trahi la Nation et que « plus personne ne l’écoute ». Un tel mépris et cette ingratitude qu’il afficha sans l’once d’un remords feront dire au journaliste Sunni Khalid qu’Ali avait jeté Malcolm « comme une vulgaire côtelette de porc ». Perdant un soutien de poids, Malcolm se savait en danger. Les menaces de mort se multipliaient au point que son épouse, Betty Shabazz, fut contrainte de demander à Ali d’intercéder en sa faveur. Mais ce dernier ne fit rien et se contenta de répondre que le sort de Malcolm lui était indifférent. Désormais considéré comme une figure majeure de l’organisation, Ali devait enfoncer le clou quelques semaines plus tard en affirmant que Malcolm s’était marginalisé lui-même et qu’il n’était plus rien :

Notre maître l’a sorti de la rue alors qu’il était un ex-taulard et un voyou, et ce sont les enseignements d’Elijah Muhammad qui lui ont permis de se rendre sur les plateaux de télévision. Mais il a échoué. Qui va-t-il représenter maintenant[17] ?

La dernière rencontre

Au printemps 1964, Malcolm X s’envola pour un pèlerinage à La Mecque qu’il avait initialement projeté d’effectuer en compagnie de Muhammad Ali et de Louis Farrakhan. Mais la rupture étant définitivement actée, c’est en compagnie de Rudy X, frère de Muhammad Ali, et du fils dissident d’Elijah Muhammad, qu’il traversa pour la première fois l’océan. Si Malcolm a souhaité remplir un devoir religieux, ce voyage est davantage motivé par des raisons politiques. Quelques années après l’accession à l’indépendance de la majeure partie du continent africain, Malcolm souhaite internationaliser le combat des Noirs américains et bénéficier d’un soutien diplomatique en vue d’une intervention à la tribune des Nations unies. Ainsi, après s’être vu refuser l’accès au territoire français, il se dirigea vers le continent africain où il rencontrera successivement Gamal Abdel Nasser, Jomo Kenyatta et Kwame N’Krumah. C’est lors de cette dernière étape, à Accra, alors capitale du panafricanisme et où le presque centenaire W. E. B. Du Bois s’était éteint quelques mois plus tôt, que les deux hommes devaient se croiser pour la dernière fois. Alors qu’il s’apprêtait à rejoindre l’aéroport de la ville, Malcolm aperçut fortuitement Ali et son escorte sortir d’un hôtel. Maya Angelou, amie de Malcolm, fut témoin de la scène et évoqua le désir de ce dernier de renouer le dialogue puis son affliction devant l’attitude pleine de morgue d’Ali[18]. Pourtant, avant de quitter les lieux, Malcolm pria ses hôtes de veiller sur le boxeur. Rien, pas même son amour-propre, ne viendrait supplanter le combat des siens. Ainsi, quelque temps après cette rencontre, Malcolm expédia un télégramme à Ali. Ignorant que ce serait là la dernière adresse au boxeur, il y était notamment écrit :

Parce que des millions des nôtres, en Afrique, dans les pays arabes et en Asie t’aiment aveuglément, tu dois toujours être conscient de tes responsabilités. Tu ne dois pas dire ou faire quelque chose qui sera utilisé par nos ennemis pour déformer la belle image que les gens ont de toi[19].

À la réception de ce message, Ali se contenta de quelques mots. Mais ce n’était pas une de ses formules dont il avait le secret. Ces quelques mots avaient valeur d’adieu : « Tu as quitté l’honorable Elijah Muhammad. C’était une mauvaise décision, frère Malcolm. »

La mort du plus grand

Si Malcolm conserva le silence durant les mois qui suivirent son éviction de la Nation of Islam afin de ne pas donner satisfaction aux adversaires de l’organisation, ses derniers discours seront en revanche de violents réquisitoires contre les conceptions religieuses et politiques d’Elijah Muhammad. Lors des fameux discours prononcés le 15 et le 16 février à Rochester, faisant suite à l’attentat de la Nation of Islam contre sa propre famille, il en vint à qualifier Elijah Muhammad de « charlatan religieux », compara les Black Muslims au Ku Klux Klan avant de révéler les négociations auxquelles il regrettait d’avoir participé en vue de l’octroi d’une terre pour les Noirs, entre Elijah Muhammad et le chef du Parti nazi américain, Lincoln Rockwell. La rupture était désormais consommée et la création de la Muslim Mosque Inc par Malcolm X entraîna une perte de 20 % des effectifs de la Nation of Islam[20]. Longtemps brimé au sein de l’organisation, Malcolm tenta de rattraper le temps perdu pour parfaire sa stratégie politique et remédier aux insuffisances et négligences de la Nation of Islam qu’il avait identifié bien avant son exclusion. Mais cinq jours plus tard, il devait succomber, en plein discours, sous les balles des hommes à la solde de la Nation of Islam. Et ironie du sort, l’un d’eux, avait officié comme garde du corps de Muhammad Ali.

Aussitôt interrogé sur l’assassinat de Malcolm X, Muhammad Ali se contentera de déplorer la tragédie puis évitera toutes les questions sur le sujet, lui qui avait affirmé, quelques semaines plus tôt, que « Malcolm X et tous ceux qui attaquent ou parlent d’attaquer Elijah Muhammad mourront[21] ». Tout juste niera-t-il l’implication de la Nation of Islam dans cet assassinat. Ali avait perdu son éloquence et son silence sur le sujet durera de nombreuses années. Dans sa première autobiographie, qui parut en 1975, il mentionne à peine sa relation avec Malcolm, élude le soutien que ce dernier fut le seul à lui apporter face à Liston et n’évoque son meurtre qu’à travers les menaces dont il fut lui-même l’objet. Comment Ali en était-il arrivé là ? Avait-il craint de s’engager plus en avant dans la voie qu’emprunta Malcolm ou bien avait-il été hypnotisé par le charisme d’Elijah Muhammad ? Selon Mike Marqusee, « ce qui est au cœur de sa rupture avec Malcolm et qui explique sa décision de suivre Elijah Muhammad, c’est qu’Ali se doutait que Malcolm lui demanderait un engagement politique qui le mettrait en danger[22] ». Et pour cause, Malcolm ne vit pas en Ali une simple mascotte à exhiber. Ainsi, quatre jours avant qu’Ali ne devienne membre de la Nation of Islam, Malcolm l’avait convié au siège des Nations unies afin de lui présenter des personnalités politiques en vue de préparer son projet consistant à mettre en accusation les États-Unis dans l’enceinte même de l’ONU.

À peine âgé de 22 ans, Ali se cherchait encore, tout en niant l’apport de l’homme qui modifia à jamais le cours de son existence. En outre, les années passant, Ali pensa que quitter l’organisation équivalait à se suicider. En 1967, et en pleine tourmente à la suite de son refus d’aller combattre au Vietnam, il confessera au journaliste Dave Kindred : « J’aurais voulu quitter la Nation of Islam depuis longtemps mais vous avez vu ce qu’ils ont fait à Malcolm X… Je ne peux pas quitter l’organisation. […] Ils me tueraient aussi[23]. » Aussi, il fallut attendre les années 1980 pour entendre Ali déclarer que tourner le dos à Malcolm avait été la plus grande erreur de sa vie.

Le fantôme de Malcolm X et le Phantom punch

À la suite de la tragique journée du 21 février 1965, Ali vivra durant des mois dans un perpétuel climat de terreur. Pour éviter que les compagnons de Malcolm ne se vengent, le FBI mit à sa disposition des hommes chargés d’assurer sa sécurité. C’est donc avec une dizaine de gardes plantés autour de son camp d’entraînement et l’esprit quelque peu agité qu’Ali se préparait pour son second combat face à Sonny Liston. Il avait beau avoir décidé de ne plus commenter l’événement, le fantôme de Malcolm était toujours présent. Au printemps 1965, et en raison des menaces qui pesaient désormais sur lui, plusieurs villes refuseront d’accueillir le combat. C’est donc à Lewiston, une petite ville du Maine, que se tiendra finalement la rencontre où seulement 2 400 spectateurs viendront garnir les travées du stade, soit la plus petite fréquentation de l’histoire pour un championnat du monde poids lourds. L’ambiance de ce second combat face à Liston n’avait plus rien à voir avec la première rencontre. La présence des gardes sur les toits des bâtiments avoisinant le stade l’avait rendu tout aussi sinistre que les rumeurs sur le possible assassinat d’Ali.

Pour les nombreux observateurs qui demeuraient persuadés que la première rencontre avait été truquée, ce second combat permettrait de rétablir la logique sportive. Liston aurait en quelque sorte l’occasion de se racheter en expédiant définitivement Cassius Clay. Mais encore une fois, les espoirs des journalistes furent rapidement douchés. S’il n’avait fallu que six rounds à Ali pour devenir champion du monde un an plus tôt, lors de ce second combat, une reprise lui suffira pour conserver son titre. Fidèle à sa philosophie, Ali commença sa danse, et, au terme d’une poignée de secondes durant lesquelles de rares coups furent échangés, Liston s’étala de tout son long au premier coup reçu. Malgré la volonté de Liston de reprendre le combat, l’ancien champion Jersey Joe Walcott mettra fin aux débats. Comment Ali avait-il pu envoyer un boxeur aussi solide que Liston au tapis avec un coup aussi peu appuyé en apparence ? Pour la petite foule présente, il n’y avait aucun doute : Liston s’était couché ! Aussitôt, elle se mit à crier au combat truqué. Malgré l’avis contraire des reporters présents au premier rang comme Larry Merchant, Jim Murray ou les boxeurs José Torres et Rocky Marciano, l’idée fit son chemin. Si selon l’un de ses proches, Liston se coucha en raison des menaces de la Nation of Islam, d’autres évoqueront des pressions du milieu.

[1]               . Maboula Soumahoro, La couleur de Dieu ? Regards croisés sur la Nation d’Islam et le rastafarisme, 1930-1950, thèse de doctorat, 2008, p. 172.

[2]               . Nadia Marzouki, L’islam, une religion américaine ?, Paris, Le Seuil, 2013, p. 152

[3]               . Manning Marable, Malcolm X : une vie de réinventions, op. cit., p. 74

[4]               . Idem.

[5]               . « Alex Haley interviews Muhammad Ali », Playboy Magazine, octobre 1964.

[6]               . James Baldwin, La prochaine fois, le feu, op. cit., p. 55.

[7]               . « Clay admits joining Black Muslims sect », Lodi News Sentinel, 28 février 1964, p. 5.

[8]               . Cité dans David Zirin, « Mohamed Ali : combats en héritage », art. cité.

[9]               . « Why Muhammad Ali rejected Martin Luther King’s approach to civil rights », History News Network, www.rawstory.com, 22 septembre 2016.

[10]             . « Clay admits joining Black Muslims sect », Lodi News Sentinel, 28 février 1964, p. 5.

[11]             . Voir Maureen Smith, « Muhammad Speaks and Muhammad Ali : Intersections of the Nation of Islam and sport in the 1960s », dans Timothy Chandler et Tara Magadlinsky (éd.), With God on their Side, Sport in the Service of Religion, Londres, Routledge, 2002.

[12]             . Jonathan Eig, Ali, Paris, Marabout, 2017, p. 190.

[13]             . Howard Zinn, « Ou bien explose-t-il ? », dans Howard Zinn (dir.), Une histoire populaire des États-Unis. de 1492 à nos jours, Marseille, Agone, 2002, p. 503-530.

[14]             . David Zirin, « Mohamed Ali : combats en héritage », art. cité.

[15]             . Randy Roberts et Johnny Smith, « Who Was the Real Muhammad Ali ? », History News Network, 21 février 2016, https://historynewsnetwork.org/.

[16]             . Amiri Baraka, cité par Emmanuel Parent, Jazz Power : anthropologie de la condition noire chez Ralph Ellison, Paris, CNRS, 2015.

[17]             . Cité par Myron Cope, « Muslim champ », The Saturday Evening Post, 1er novembre 1964, p. 35.

[18]             . Maya Angelou, Un billet d’avion pour l’Afrique, Paris, Le Livre de poche, 2012, p. 181-182.

[19]             . Cité par Rob Sneddon, The Phantom Punch : The Story Behind Boxing’s Most Controversial Bout, Camden, Down East Books, 2015, p. 100.

[20]             . Jonathan Eig, Ali, op.cit, p 197.

[21]             . Ibid., p. 213.

[22]             . Cité par Frédéric Roux, Alias Ali, op.cit., p. 247.

[23]             . Dave Kindred, Sound and Fury : Two Powerful Lives, One Fateful Friendship, Camden, Down East Books, 2015, p. 204.

Une histoire politique du ring noir

De Tom Molineaux à Muhammad Ali

Collection : « Radical America »

Auteur-e : Chafik Sayari

Parution : Avril 2021
Pages : 300
Format : 150 x 210
ISBN : 978-2-84950-904-3-PAP

Présentation

Aux États-Unis, le ring a toujours été un terrain de mise en scène de la domination raciale et de sa contestation. Tel est le point de départ d’un récit sensible et incarné, faisant revivre la trajectoire de quelques-uns des plus grands boxeurs noirs de l’histoire américaine. De la période esclavagiste au mouvement des droits civiques des années 1960, en passant par les deux guerres mondiales, la figure du boxeur noir n’a cessé de cristalliser les espoirs de la population afro-américaine mais aussi la haine et le désir de vengeance du pouvoir et de ses alliés.
On croisera dans les pages de ce livre de nombreux boxeurs, dont Tom Molineaux, ancien esclave qui devint célèbre lorsque ses victoires portèrent atteinte au prestige racial blanc ; Peter Jackson, victime, comme tant d’autres boxeurs noirs, de la barrière de couleur qui le priva de la consécration suprême sur le ring ; Jack
Johnson, premier champion du monde noir des poids lourds en 1908, ou encore Muhammad Ali, « le plus grand ».
Dans Histoire politique du ring noir, sport et politique, racisme et histoire des États-Unis s’entremêlent et dessinent des figures comme autant de coups portés, reçus et esquivés.

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