Propositions pour une régularisation effective des personnes sans-papiers en Belgique

Les débats en cours dans le mouvement de soutien aux grèves de la faim sur les stratégies de régularisation sont un signe encourageant de vitalité politique. En 1999 et 2008-2009, c’est cette vitalité qui était parvenue à fonder de nouvelles voies de régularisation. L’actuelle dynamique de soutiens à la régularisation, sous l’impulsion des occupations de l’USPR et des grèves de la faim à l’ULB, à la VUB, au Béguinage et au « See U », ainsi que des comités de soutien gagne en intensité chaque jour (occupations, action au siège du PS, cartes blanches, rassemblements, Marche à venir du 20 juin, pétitions, etc.).

Le mouvement pour la régularisation retrouve une intensité inédite depuis 2008-2009. Ainsi les exigences nécessaires d’instaurer des critères clairs et permanents de régularisation ainsi qu’une commission indépendante trouvent une actualisation en temps réel.

Les grèves de la faim dont la situation sanitaire dans les différentes occupations est de plus en plus préoccupante ont donc réouvert un espace politique. On le sent bien dans l’accroche du dernier article RTBF de Aline Wavreille : « Depuis fin janvier et la première occupation dans l’église du Béguinage, les revendications des personnes sans-papiers ont quelque peu évolué. Aujourd’hui, les grévistes de la faim demandent une régularisation de leur situation personnelle » (15/06/21).

C’est depuis cette situation qu’il nous parait important de formuler des propositions politiques.

Depuis le début des occupations et à plus forte raison depuis les grèves de la faim, le Secrétaire d’Etat à l’Asile Sammy Mahdi a mis en garde contre une demande de « régularisation massive » (agitant le spectre de 2009.) Sans expliquer les raisons d’une telle méfiance. Ce climat nous enferme dans un cercle vicieux. Chaque fois que Sammy Mahdi parle de ce « danger », nous répondons « loi de régularisation avec critères clairs et permanents et commission indépendante ».

Nous risquons alors d’oublier une nouvelle donne : les grèves de la faim, comme un corps à corps entre les personnes sans-papiers et le secrétaire d’Etat. Ce sont ces grèves qui ont rendu Sammy Mahdi plus attentif et empathique. Un dialogue continu avec les collectifs de sans-papiers s’est engagé et le problème de la régularisation est désormais sur la table du gouvernement au nom de « circonstances exceptionnelles ».

Il s’agit d’une modification sensible du rapport de force, obtenue par le mouvement. Quels processus de détermination des critères et de qualification de « l’exceptionnel » contre la politique du « cas par cas » proposons-nous sur cette base ? 

Pour y répondre, il faut d’abord rappeler brièvement, ce qui constitue la situation intenable menant les collectifs sans-papiers aux grèves de la faim.

La fabrication d’une situation intenable

Depuis plus de 30 ans, les Etats membres et l’UE ont systématiquement restreint les possibilités de migrer et d’immigrer légalement[1] depuis les pays tiers, réduisant l’accès au droit d’asile. Elles ont également pénalisé l’aide à l’entrée et au séjour, au nom de la lutte contre le trafic d’êtres humains[2]. De leurs côtés, les accords de Dublin (dernier accord en 2013) ont vu s’éroder le droit d’asile lui-même, un droit essentiellement délégué aux pays du Sud de l’Europe.

Les voies légales de migration ont été ainsi progressivement réduites à peau de chagrin en même temps que les migrants sans-papiers ont été de plus en plus persécutés à l’intérieur des frontières de l’espace Schengen. La régularisation du séjour pour « circonstances exceptionnelles » ou « raisons médicales » (9bis et 9ter) demeure alors le dernier recours pour les personnes présentes sur le territoire belge.

Or cette procédure n’a cessé depuis plus d’une décennie de produire en masse des refus, donc de fabriquer des sans-papiers, par des décisions toujours laissées au pouvoir discrétionnaire de l’administration (Office des étrangers, accompagnant par là le mouvement de fermeture de l’UE). « Le ‘réservoir’ de sans-papiers ne vient pas de rien, la majorité est arrivée dans des procédures soit d’asile, soit de regroupement familial, soit comme étudiant (…) Cette fabrique de sans-papiers est un symptôme d’une politique migratoire sans vision » (Sylvie Sarolea, UCLouvain, RTBF, 15/06/21). Logiquement, depuis les années 1990, environ tous les dix ans, on atteint par l’accumulation des situations individuelles, une situation critique. Ceci génère des luttes collectives visant à sortir de l’arbitraire du cas par cas.

L’instauration de rapports de force

Les campagnes de régularisation de 1999-2000 (commission indépendante de régularisation) puis de 2009 (projet de loi non voté mais aux effets administratifs) sont le produit de ces luttes collectives menées par des collectifs de sans-papiers, et de la constitution d’un rapport de force souvent soutenu par des grèves de la faim.

Depuis 2009, on est clairement dans une situation qui cristallise un contentieux migratoire sous une forme inédite. Les grèves de la faim menées cette année durant le confinement par des migrants sans-papiers originaires du Maroc en Centres-Fermés, plongés dans l’impossibilité de l’installation comme du retour, littéralement asphyxiés, en étaient déjà un signe précurseur. Cette situation s’est ensuite généralisée.

Les sans-papiers qui occupent le Béguinage, l’ULB, la VUB, le « See U » vivent en Belgique depuis de nombreuses années, ont des enfants qui vont à l’école, des relations, des projets, et y travaillent sous le joug de patrons qui les exploitent souvent en toute impunité. Bref, ils sont belges mais sont maintenus dans l’absence de droit et la clandestinité par une politique de non-régularisation irresponsable et aveugle. Ils savent que la majorité d’entre eux n’a aucune chance d’obtenir des papiers en réintroduisant « en l’état » et sans négociations collectives préalables une procédure à l’Office des Etrangers. C’est en effet, l’accumulation de refus qui les asphyxie et a produit les conditions de l’actuel mouvement de lutte.

Proposer un retour à l’introduction des dossiers au cas par cas, c’est les renvoyer à l’arbitraire des mesures.

Conditions pour une politique pertinente de régularisation à partir des occupations

Nous proposons au contraire de partir des situations concrètes des sans-papiers en Belgique, tenant compte des trajectoires migratoires, des violences subies, des dangers et des risques pris. Ces situations constituent ce qui acte l’impossibilité de retour et la volonté profonde de vivre ici, y compris aux risques de sa vie.

La production de critères « clairs et permanents » doit dès lors s’appuyer, comme première étape, sur les situations concrètes des quelques 500 occupants du Béguinage, de l’ULB, de la VUB et du « See U ». En effet, la situation collective des occupants représente une diversité de situations hétérogènes et complexes, mais assez représentatives de la situation des sans-papiers en Belgique. Sans cela, nous n’aurons pas de critères pertinents.

Cette démarche est minimale s’il s’agit de prendre au sérieux l’acte de grève de la faim lui-même, action extrême, liant le sort des uns au sort des autres, dans la constitution d’un rapport de force.

La lutte pour la prolongation ou la régularisation du séjour de l’ensemble des occupants du Béguinage, de l’ULB, de la VUB et du « See U » est, au fil des discussions qui s’y engagent, l’espace central susceptible de générer de facto des critères pertinents du point de vue des existences rendues clandestines par les politiques de non-régularisation depuis 2009.

Nous avons besoin d’un engagement préalable clair du gouvernement (permis de séjour et de travail) et du directeur de l’Office (Freddy Roosemont). Promouvoir la réintroduction individuelle des dossiers à l’Office des Etrangers, sans un accord négocié, risquerait de démembrer le mouvement, aux échanges et au rapport de force en cours et d’affaiblir ainsi durablement l’action collective tout en renvoyant une part importante des occupants dans la clandestinité (suite à un nouveau refus de l’OE).

Or, des voies de résolution sont proposées dans le mouvement. Des ouvertures collectives sont ainsi possibles. La notion de « circonstances exceptionnelles » doit, a minima, faire l’objet d’un travail politique et administratif. Quoi qu’on pense de la loi du 15/12/1980, les « circonstances exceptionnelles » n’y sont pas définies bien qu’elles sont depuis « appréciées au cas par cas » (impossibilité de retour à charge de l’étranger).

On peut supposer que ces circonstances exceptionnelles collectives ont été transformées depuis 1980 par les désordres du monde : guerres post-coloniales, dérèglements climatiques, nouvelles formes d’extractivismes, de pauvreté et d’exploitation, impérialisme multipolaire. A plus forte raison encore en plein milieu d’une pandémie mondiale qui a bousculé en profondeur les relations géo-politiques et les économies européennes.

 Les nécessités de relance des économies libérales font en effet aussi « circonstances exceptionnelles » comme l’indique la proposition relative aux métiers en pénurie approuvée à l’unanimité par les bancs patronal et syndical au sein du Comité de gestion d’Actiris en Région bruxelloise. Mais pour cela, il faut être précis et obtenir des garanties d’obtention d’un permis de travail à durée indéterminée qui, contrairement à d’autres permis, n’attache pas le travailleur à un patron et lui permet de se mouvoir sur un marché du travail. Ce sera l’une des clefs de l’avenir le plus immédiat des occupants.

Ces éléments prospectifs n’ont rien d’exhaustif mais ils font sentir l’urgente nécessité de parvenir à la réalisation de critères en adéquation aux « circonstances exceptionnelles » donc instruite des réalités sociales, économiques, (géo)politiques actuelles vécues et portées par les migrants sans-papiers (il y existe d’ailleurs déjà un travail préparatoire de recommandations en vue des élections fédérales, régionales et européennes du 26 mai 2019 produit par la Coordination des sans-papiers sur base d’une enquête à partir des conditions de vie en Belgique). Ceci romprait concrètement avec la politique de l’actuel gouvernement réduisant l’exceptionnel à des volets humanitaires restreints (apatrides, mutilations génitales, étudiants étrangers, regroupement familial restreint).

Aux réponses abstraites, aux signifiant vides qui circulent pour créer une intensité affective d’hostilité envers les migrants sans-papiers (« appel d’air », « envahissement », « contrôle des frontières »,  « ne pas instaurer de nouvelles voies de migrations ») les sans-papiers de l’USPR répondent au ras du réel, sur le plancher de leurs existences quotidiennes dans la grande complexité de leurs vécus. A nous d’être à la hauteur de ce moment d’une grande force prospective qui ouvre la boîte noire de l’Office des Etrangers, de l’arbitraire des procédures et du racisme d’Etat. Il s’agit d’une opportunité collective.

A partir des enjeux politiques soulevés par la régularisation collective des grévistes de la faim de la VUB, ULB, du Béguinage ainsi que du « See U », un processus constituant autour d’une commission indépendante (comme celle mise en place par la loi du 22 décembre 1999) peut être amorcé. La commission indépendante de l’OE pourrait alors établir sur cette base les critères qui pourraient entrer dans le cadre d’une future loi de régularisation, les mettre en œuvre, en assurer le suivi et en évaluer les effets. Les chambres de cette commission devraient être composé d’un magistrat, d’un avocat, d’un membre d’une ONG internationale spécialisé dans les droits des migrants, ainsi que d’un représentant des collectifs de sans-papiers.

La décision d’établissement des critères qui entreront dans la loi pour engager cette politique de régularisation devra être soumise au pouvoir discrétionnaire des sans-papiers eux-mêmes. Les propositions de critères seront donc systématiquement évaluées, amendées et validées par les membres des actuels collectifs de sans-papiers mandatés pour siéger dans le cadre de cette commission indépendante.

Tenons-nous à la hauteur du momentum politique en exigeant la régularisation des grévistes de la faim comme première épreuve du réel de la migration, comme étape nécessaire vers une politique de régularisation juste et humaine, mais aussi responsable face aux malheurs du monde. Il ne reste que quelques jours avant la fin de l’année académique. Nous devons faire de la Marche du 20 juin (départ 15H, église du Béguinage) pour la dignité et la régularisation, collectivement et de façon unitaire un point de bascule, un point de bifurcation démocratique.

Signataires 

David Jamar, professeur de sociologie (UMONS)

Martin Vander Elst, anthropologue (UCLouvain)

Jacques Moriau, Université Libre de Bruxelles, Institut de Sociologie

Guy Lebeer, Professeur de l’Université – ULB

Corinne Gobin, maître de recherche FNRS à l’ULB

Isabelle Stengers, philosophe, ULB

Didier Debaise, Maître de recherche FNRS, ULB

Matteo Gagliolo, Professeur à l’ULB

Grégory Cormann, professeur de philosophie (ULiège)

Pascale Jamoulle, anthropologue, chargée de cours à l’UMONS et professeure à l’UCL

Serge Deruette, professeur de sciences politiques (UMONS).

Ariane Gemander, assistante-doctorante à l’ULB

Elodie Verlinden, Ph. D, Université libre de Bruxelles (ULB)

Leila Mouhib, politologue, ULB-UMONS

Elsa Roland, sciences de l’éducation (ULB)

Marion Jacot-Descombes, membre GECO ULB

Véronique Clette-Gakuba, chercheuse, ULB (METICES)

Marianne Van Leeuw Koplewicz, éditrice (Editions du Souffle)

Anas Amara (permanent JOC Bruxelles, Comité de soutien USPR)

Nada Laadra (JOC Bruxelles, étudiante VUB, Comité de soutien USPR)

Jeremie Piolat, anthropologue, LAAP, UCL

Chloé Allen, anthropologue, UCLouvain/LAAP

Maryam Kolly, sociologue USL-B

Khadija Senhadji, socio-anthropologue et militante décoloniale

Guillermo Kozlowski,

Aline Wiame, maître de conférences en arts et philosophie (Université Toulouse)

Coraline Caliman, assistante sociale, secteur droit des étrangers

Quentin Pasetti, Assistant sciences politiques UMONS

Marie Deridder, chercheure associée à l’UCLouvain

Marie Sklodowska, Curie postdoc fellow à Uppsala University

Youri Vertongen, politologue, USLB

Jean Vandewattyne, UMONS

Montassir Sakhi, sociologue, KUL

François Rinschbergh, sociologue, USL-B

Andrew Crosby, VUB

Nissaf Sghaïer, doctorante en histoire, Université Saint-Louis Bruxelles

[1] A travers la convention de Schengen (1990), puis à travers le protocole de Sangatte (1991), l’Immigration Act (1999), les accords de coopération en matière de contrôle des frontières, on assiste à l’externalisation du contrôle des frontières de l’Europe.

[2] En Belgique, les règles de base applicables en la matière, pénalisant l’assistance à l’entrée ou au séjour  » illégal « , sont décrites dans la loi du 15 décembre 1980 et dans l’arrêté royal d’exécution du 8 octobre 1981. Cette législation a été durcie en 1995, par les loi du 13 avril 1995 et du 02/09/2015 définissant distinctement le  » trafic d’êtres humains).

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