Splendeurs et misères de l’autonomie indigène. 2005-2020

Splendeurs et misères de l’autonomie indigène. 2005-2020 : Le PIR, ou l’histoire courte d’une réussite politique et de sa conjuration

« La mariée ne peut espérer des compliments que de sa mère ou à la rigueur de sa propre bouche » – Proverbe algérien.

Ce bilan pourra être considéré soit comme une contribution critique au débat sur les progrès et les échecs du mouvement décolonial en France soit comme une fable. Il sera fable si les forces politiques à prétention révolutionnaire s’obstinent à nier l’existence d’une résistance blanche active en leur sein et à refuser de trancher ce nœud gordien de la race qui empêche toute alliance stratégique entre les classes populaires blanches et non blanches et qui perpétue la domination impérialiste. Si cet objectif n’était pas atteint, nous espérons qu’il aura au moins valeur de pièce à conviction devant le tribunal de la petite histoire de l’immigration post-coloniale.

Ce bilan n’engage que ses auteurs.

Splendeurs et misères de l’autonomie indigène. 2005-2020 : Le PIR, ou l’histoire courte d’une réussite politique et de sa conjuration
Illustration : Jacob Lawrence, panel 5 (1955) de la série « Struggle: From the History of the American People »

I – Ruptures

L’autonomie indigène radicale est avant tout une affaire de ruptures avec la gauche qu’il nous a fallu qualifier de « blanche » pour expliciter le divorce. Si le mot « ruptures » est au pluriel, c’est que la séparation n’est pas que physique : elle est intellectuelle, spirituelle et esthétique.

1. Rupture avec la gauche et premières déclarations de guerre

Les émeutes de 2005 n’ont pas seulement été un détonateur qui allait ébrécher le plafond de verre des discriminations raciales et sauver du chômage endémique des milliers d’indigènes, recrutés dans la panique, notamment dans le secteur des médias (il fallait rendre visibles les minorités dites « visibles » mais « invisibilisées ») mais aussi dans certaines branches du privé ou du public. À défaut de mettre fin au racisme et de rendre justice aux insurgés, les émeutes ont accéléré la promotion sociale de la couche la mieux dotée et la plus diplômée de l’indigénat comme elles ont propulsé des figures médiatiques toujours actives comme la militante et chroniqueuse Rokhaya Diallo, l’écrivaine Faiza Guène, les journalistes under control du Bondy-blog ou alors des figures militantes acceptables et non moins corsetées comme Mohamed Mechmache. Elles ont aussi et, peut-être surtout préparé le terrain de l’antiracisme politique qui s’imposera définitivement comme une réalité politique en 2015, après le succès de la première Marche de la Dignité. Il ne faut cependant pas surestimer leur rôle, pourtant crucial. En effet, quelques mois plus tôt, « l’appel des indigènes de la République » faisait une entrée fracassante dans le débat public et venait bousculer la bonne conscience universaliste française. Il était porté par une avant-garde antiraciste et anti-impérialiste décidée à en finir avec le mythe d’une gauche universaliste et authentiquement solidaire de l’immigration post-coloniale, elle qui venait de s’illustrer dans sa complicité ou son soutien actif à la promotion de la loi islamophobe du 15 mars 2004. Si l’appel a rencontré un énorme succès, rien ne dit que cette première victoire se serait transformée en force politique si les émeutes n’avaient pas eu lieu tout comme on peut s’interroger sur la possibilité d’un prolongement politique de ces mêmes émeutes si l’appel des Indigènes n’avait pas existé. En réalité, nous pensons que les deux phénomènes se sont alimentés l’un l’autre. L’un a pulvérisé le mythe de la république aux yeux du monde et a révélé sa nature consubstantiellement discriminatoire et son régime de quasi-apartheid social, tandis que l’autre produisait les outils théoriques et stratégiques au service d’une nouvelle utopie : celle de la décolonisation de la France et pourquoi pas du monde ? Pour ce faire, il fallait fonder une nouvelle communauté politique en rupture avec l’ancienne.

Le divorce avec la gauche blanche était prononcé et cela n’allait pas se faire dans la douceur. Plus le noyau dur formé principalement d’indigènes affirmait son autonomie, plus les alliés blancs s’éloignaient avec plus ou moins de fracas, de déchirements ou de déception. Ceux qui nous ont espéré écolo-compatibles sont partis, ceux qui nous ont espérés gauche ou extrême-gauche compatibles se sont éloignés, de même que ceux qui nous ont espérés progressistes, féministes ou pro LGBT. Plus nous affirmions notre autonomie vis-à-vis du champ politique blanc tant sur le plan organisationnel que théorique, plus nous multipliions le nombre de nos adversaires. N’appartenir ni à la gauche, ni à la droite mais au sud du nord allait creuser une profonde incompréhension.

Ainsi à la faveur de ce divorce se sont épanouies dans le champ militant d’abord puis dans le champ académique et médiatique les notions de « races sociales » et de « blanchité » qui ne sont en rien des élaborations du PIR mais que celui-ci a politisé en France, dans le contexte d’une « République coloniale » à partir de l’histoire spécifique des populations indigènes de France – traite transatlantique, colonisation, immigration ouvrière – et de leurs conditions spécifiques au sein de l’État-nation, celle d’un « tiers-peuple » illégitime, exclu de la représentation politique et socialement ségrégué. Ont suivi en termes d’élaboration, les concepts propres au PIR de « champ politique blanc » ou de « majorité décoloniale ». Notre ennemi : la « Modernité occidentale » définie par nous comme « Une globalité historique caractérisée par le Capital, la domination coloniale/postcoloniale, l’État moderne et le système éthique hégémonique qui leur est associé. »

Le scandale qui a suivi l’appel et le clivage qui a traversé toutes les gauches confondues allait se poursuivre pendant quinze ans, composant et recomposant des lignes de fractures ou d’alliances nouvelles jusqu’à épuisement total des dernières forces vives de la gauche blanche.

2. Rupture théorique et naissance d’un nouveau sujet politique

« On s’la ramène, haut et fort, avec nos sales gueules de métèques[1] ! »

Contrairement à ce qui a pu être écrit ici et là, l’« identité » indigène, telle qu’elle s’est exprimée dans l’Appel n’avait de lien ni avec un quelconque culte des racines ni avec une mythologie des origines ni avec une auto-substancialisation en tant que victime éternelle. Les idées d’orgueil ou de fierté d’être indigène nous étaient étrangères. Cultiver l’indigénat ou une quelconque « indigénitude » n’était pas notre propos et nous étions loin de penser que l’indigène était « beautiful » ! L’Appel n’incitait à aucune autocomplaisance, aucune autocélébration et encore moins à l’esprit de revanche. La « différence indigène » n’existait pas, sinon en négatif, comme communauté d’oppression, comme assignation contradictoire et à la différence et à l’assimilation. Quelle différence positive pouvait unifier l’Antillais, le sans-papier sénégalais ou la fille d’Algériens immigrés ? Aucune évidemment. L’identité indigène, si elle existait, était une identité de rupture avec une histoire (des histoires multiples), une identité de mémoire broyée, déformée ; une mémoire de l’oppression subie par les ancêtres et qui se poursuivait dans le pays d’« accueil », ce même pays qui a colonisé la terre d’origine, massacré, mis en esclavage ou contraint à l’exil ses populations.

Il n’était donc pas question d’injecter quelques gouttes de mélanine dans le drapeau français mais d’en changer carrément la palette. Nous refusions, en effet, de considérer que la France était d’une essence immuable, irrémédiablement fixée et homogène ; nous refusions – et d’ailleurs on ne nous le permettait pas vraiment – l’obligation de se fondre dans ce « creuset national ». Non par fierté ni, par caprice, pour s’arc-bouter à des identités figées et autres souvenirs, mais parce que la non-reconnaissance républicaine des histoires et des trajectoires qui déterminent la pluralité des identités est constitutive du nationalisme colonialiste. Nous refusions par conséquent le principe assimilationniste et sa forme euphémisée, l’intégration, qui masquent l’assignation paradoxale à renoncer à nous-mêmes sans pour autant être reconnus par l’autre. L’alternative était, au contraire, de quitter radicalement cette problématique imposée. Il ne s’agissait pas d’aménager « des voies de passage entre les deux zones », pour reprendre une formule de Frantz Fanon, mais de reconstituer l’ensemble de l’espace. S’il fallait ébaucher une autre France comme « nation », il faudrait l’imaginer comme réalité historique ouverte ainsi que l’a fait, dans un autre contexte, l’austro-marxiste Otto Bauer[2] : « A aucun moment l’histoire d’une nation n’est achevée. Le sort, en se transformant, soumet ce caractère (national), qui n’est évidemment rien d’autre qu’une condensation du destin passé, à des changements continuels […]. Par là, le caractère national perd aussi son prétendu caractère substantiel, c’est-à-dire l’illusion que c’est lui l’élément durable dans la fuite des événements. […] Placé au milieu du flux universel, il n’est plus un être persistant, mais un devenir et une disparition continuels.» En un mot, ce n’était pas à nous de disparaître, mais à l’État-nation. En bref, le post-colonisé était le nouveau sujet politique qui devait accomplir cette mission. Adieu « Blacks » et « Beurettes » en voie d’intégration. Bonjour l’« Indigène discordant ».

3. Rupture stratégique, rupture avec le syndicalisme de quartier et conquête du pouvoir

Pour nous, l’indépendance politique était la condition première de la libération des indigènes. Elle ne constituait pas une simple profession de foi en faveur de l’autonomie mais la conquête par les indigènes de leur liberté de pensée, de décision et d’action par rapport à l’idéologie coloniale et raciale, par rapport à l’État et ses institutions ainsi que par rapport à l’ensemble des forces politiques non-indigènes. L’indépendance politique n’était pas contradictoire avec l’unité d’action avec d’autres forces non-indigènes pourvu que ces convergences soient décidées en toute liberté, qu’elles contribuent à l’évolution des rapports de forces au bénéfice des indigènes et qu’elles participent effectivement de la construction de la Puissance politique indigène. Ainsi nous assumions de devenir une organisation politique qui, même si elle avait conscience de la difficulté, n’en visait pas moins le pouvoir, ou en tout cas, ne renonçait pas à cet objectif stratégique. Ayant, le pouvoir en ligne de mire, les indigènes rompaient non seulement avec la gauche mais aussi avec les autres organisations indigènes qui, lorsqu’elles n’étaient pas assujetties à une activité associative étaient pour la plupart des syndicats de quartier. En effet, rompre avec le champ politique blanc, c’était rompre avec les traditions de luttes indigènes qui toutes sans exception se débattaient dans les filets de la gauche blanche, souvent parce qu’elles étaient subventionnées, qu’elles étaient inscrites dans le paradigme idéologique de la gauche et donc désaffiliées de leur propre histoire. Les organisations autonomes comme le MIB pouvaient faire exception d’un point de vue formel mais restaient théoriquement amarrées aux grilles d’analyses globales de l’extrême gauche, même si sa célèbre formule « traitement colonial des banlieues » annonçait une tentative d’émancipation. Et ce n’est pas un hasard si, dès notre apparition, c’est le MIB qui bénéficiera de toutes les largesses de la gauche radicale, lui qui avait subi une forte ostracisation pendant les luttes les plus offensives et les plus dures contre la double peine et les crimes policiers. Ainsi, lorsque les indigènes apparaissent, la gauche redécouvre ses vertus (après que le MIB ait refusé de signer l’appel des Indigènes[3] et fait peau neuve sous le nom de FSQP) et s’emploie à le maintenir sous perfusion en finançant ses nouvelles activités dont le premier Forum Social des Quartiers Populaires qui aura lieu en juin 2007 à Saint-Denis ou les commémorations de la Marche pour l’égalité en 2013. Ses nouveaux parrains espéraient ainsi faire barrage aux Indigènes – non sans un certain succès – et y ont mis les moyens. Ainsi, et contrairement à la légende entretenue par certains mibiens ou gauchistes blancs, ce n’était pas tant notre illégitimité en tant qu’indigènes « bobos », « intellos » détachés du terrain qui était notre principale tare mais bien plutôt notre totale indépendance, ce qui par contraste révélait la subordination des auto-proclamés « terters ».

4. Rupture avec le progressisme : une offense à la beauté blanche

Si la rupture théorique et organisationnelle avec le champ politique blanc doublée d’une stratégie politique de conquête du pouvoir avait durci les forces blanches à l’égard du MIR/PIR, la critique radicale de la pensée progressiste allait définitivement creuser le fossé. Car si une frange minoritaire de la gauche (tous courants confondus) pouvait admettre l’existence d’un racisme structurel et la nécessité de l’auto-organisation, elle allait définitivement nous tourner le dos lorsque nous nous sommes attaqués à ce qui constituait le cœur des luttes d’émancipation blanches : le féminisme, la lutte contre l’antisémitisme, les luttes LGBT… Nos analyses sur le philosémitisme d’État, l’impérialisme gay, l’idéologie du métissage, la contestation de l’universalité du féminisme ou des identités sexuelles, la défense des masculinités non blanches… ont tour à tour fait l’effet de bombes. Nous touchions ici au noyau dur de ce qui pouvait faire office de dignité blanche au regard de ce qui constituait sa laideur (colonialisme, racisme, antisémitisme, sexisme, homophobie). Si la critique du fraternalisme, du paternalisme ou du féminisme colonial existait déjà depuis longtemps, les Indigènes sont venus porter l’estocade : non seulement ces luttes d’émancipation n’ont rien d’universel mais elles sont toutes modelées par un projet civilisationnel et eurocentrique qui a comme référent universel la condition et la défense des classes prolétaires blanches, qu’elles soient ouvrières, femmes ou homosexuelles. Ainsi les luttes d’émancipation blanches étaient renvoyées à leur particularisme et à leur singularité. Il ne s’agissait plus simplement de les adapter ou de les « décoloniser ». Avec les Indigènes, nous avions même le droit de les rejeter. Notre « insolence » nous amenait en effet à poser les problèmes sous un nouvel angle :

La lutte contre l’antisémitisme telle que pratiquée par la gauche est-elle vraiment efficace pour sortir les Juifs de leur ghetto ou simplement une forme de bonne conscience philosémite qui ne fait que prolonger l’antisémitisme de papa ? La femme indigène est-elle vraiment plus opprimée que l’homme indigène ? Appliquer aux homosexuels des pays du Sud des identités sexuelles produites dans le Nord et les jauger à partir de leur adhésion à ces identités, n’est-ce pas un impérialisme qui ne dit pas son nom ? Soutenir les mouvements de résistances du Sud seulement lorsqu’ils se revendiquent des « valeurs » et des « principes » du Nord et les mépriser lorsqu’ils se revendiquent de l’islam, n’est-ce pas encore une forme d’eurocentrisme inavoué ? Entériner l’incarcération de Tariq Ramadan, alors que son procès n’a pas eu lieu, n’est-ce pas une manière d’innocenter le patriarcat blanc ? L’antisémitisme de Dieudonné n’est-il pas le produit de l’antiracisme moral ? Les terroristes djihadistes sont-ils d’abord des Musulmans ou d’abord des Français ? Autant de questions « non répondues » car il est à craindre que les réponses saperaient les fondements de la « beauté blanche » et obligeraient les courageux qui voudraient bien s’y coller à faire table rase de leur rapport au monde et de se reconnaître pour ce qu’ils sont : des Blancs construits pas cinq siècles de domination sans partage et ayant construit un monde à leur image et au service de leurs intérêts.

Cette approche ne peut pas se confondre avec un mépris pour les luttes blanches ou encore pour un esprit de revanche. C’est un acte de libération fondé sur une expérience de la subordination aux Blancs mais aussi sur une démarche matérialiste qui a pour principe de resituer l’indigène dans son histoire et dans des rapports de pouvoir. Comme le rappelle Sadri Khiari : « L’unité des indigènes cherche à se construire à travers de multiples tensions et cette unité ne recouvre pas nécessairement et, parfois, elle s’oppose à l’unité des ouvriers, des femmes, des homos ou des athées à l’échelle de l’ensemble de la société. »

Qu’il soit dit ici une bonne fois pour toutes que ce que nous visons lorsque nous critiquons le progressisme tel qu’il se manifeste réellement, c’est :

– d’abord qu’il est un rouage qui solidarise les classes subalternes blanches à leur bourgeoisie, qu’il est l’une des modalités (sous forme de droits ou de privilèges divers) du partage de la rente impérialiste. C’est la raison pour laquelle nous disons : pas de luttes ouvrières sans internationalisme, pas de féminisme ou de luttes LGBT sans anti-impérialisme. Une règle que nous nous imposons à nous-mêmes : pas d’antiracisme sans anti-impérialisme ! En cela, nous nous inscrivons dans une tradition politique proprement anticoloniale mais aussi marxiste puisque Marx et Engel eux-mêmes avaient de leur temps déjà identifié le chauvinisme ouvrier comme le véritable obstacle à l’unité entre les peuples.

– ensuite qu’il est en décalage avec les tendances profondes des classes populaires qui, comme le rappelle Sadri Khiari, ne vivent pas « simultanément » avec les classes moyennes et supérieures. Les indigènes, tout comme les classes populaires blanches vivent dans leur propre espace/temps. Ainsi, leur conservatisme ou leurs tendances réactionnaires ont pour nous des fondements matériels qu’il s’agit de comprendre plutôt que de stigmatiser. Mettre en lumière ces contradictions n’avait qu’un seul but, explicité dans plusieurs de nos interventions : faire admettre aux forces à prétention révolutionnaire d’accepter de se salir les mains avec des « barbares » peu progressistes mais indispensables à la création d’une majorité décoloniale. Pour le dire avec Lénine : « Quiconque attend une révolution sociale “pure” ne vivra jamais assez longtemps pour la voir. Il n’est qu’un révolutionnaire en paroles qui ne comprend rien à ce qu’est une véritable révolution. […] La révolution socialiste en Europe ne peut pas être autre chose que l’explosion de la lutte de masse des opprimés et mécontents de toute espèce. Des éléments de la petite bourgeoisie et des ouvriers arriérés y participeront inévitablement – sans cette participation, la lutte de masse n’est pas possible, aucune révolution n’est possible – et, tout aussi inévitablement, ils apporteront au mouvement leurs préjugés, leurs fantaisies réactionnaires, leurs faiblesses et leurs erreurs. Mais, objectivement, ils s’attaqueront au capital, et l’avant-garde consciente de la révolution, le prolétariat avancé, qui exprimera cette vérité objective d’une lutte de masse disparate, discordante, bigarrée, à première vue sans unité, pourra l’unir et l’orienter, conquérir le pouvoir…»

CLR James ne dit rien d’autre à propos des mouvements noirs qui cherchent à « faire sortir les Juifs de Harlem ou du quartier sud et qui ont une solide base de classe. Ils constituent les réactions du nègre revanchard qui cherche un secours économique et quelques remèdes à son orgueil de race humilié. Mais les Nègres sont des prolétaires, des semi-prolétaires et des paysans dans leur composition sociale. Le cours général de l’histoire américaine est tel que tout mouvement fasciste d’étendue nationale (aussi déguisé soit-il) sera obligé d’attaquer la lutte des Nègres pour l’égalité. »

Pour le dire autrement, notre critique du progressisme a une visée stratégique : faciliter une compréhension du conservatisme indigène pour lever les blocages idéologiques qui nuiraient à la convergence avec les progressistes blancs. C’est d’ailleurs cette grille d’analyse que nous avons dès le début appliquée aux Gilets Jaunes spontanément appréhendés par la gauche blanche comme « antisémites » et « réactionnaires[4] ».

Ceci ayant été dit, nous n’avons jamais ménagé nos efforts pour sauver la « beauté » indigène chère à James Baldwin et c’est aussi à nous que revient l’honneur d’avoir fait reculer le soralisme de manière significative[6] auprès d’une jeunesse des quartiers, abandonnée et attirée par ses thèses à la fois complotistes, machistes et antisémites.

5. Rupture spirituelle et esthétique

La première Marche des Indigènes de la République a donné le ton. Ce 8 mai 2005, nous avions rendez-vous avec l’Histoire. Les indigènes de première, deuxième et troisième génération ont marché aux côtés des plus grandes figures de l’histoire de France (et d’Occident) mais qui pour autant ne sont pas dans son Panthéon : Thomas Sankara, Patrice Lumumba, Solitude, l’Emir Abdelkader, Abdelkrim el Khattabi, Toussaint Louverture, Yasser Arafat, Sitting Bull, Geronimo, Malcolm X, Rosa Parks, Amilcar Cabral, Ho chi Minh, Le Général Giap, Ali La Pointe, Jamila Bouhired, Angela Davis, Mohamed Ali, Fernand Iveton, Louise Michel, Jean Genet et tant d’autres. À travers eux, nous retissions les liens avec notre passé, avec notre mémoire des luttes. À travers eux, nous décidions de nous réconcilier avec nous-mêmes, d’exister, de porter notre dignité haut et fort. Nous honorions nos libérateurs et en échange, ils nous accordaient leur bénédiction et promettaient de veiller sur nous. Nos chants et nos musiques n’étaient ni « Bella Ciao », ni le « Chant des partisans » ou alors « l’Internationale ». C’étaient l’hymne algérien, les chansons de Myriam Makeba, celles de l’immigration ouvrière, des sans-papiers, de rap ou à la gloire de la résistance palestinienne. Plus tard, quand il a fallu rendre hommage aux martyrs tombés hier dans les colonies ou tués par la police, nous faisions des prières et diffusions des versets du Coran. Si pour la gauche, la religion était l’opium du peuple, pour nous elle était d’abord le souffle des opprimés et leur intégrité retrouvée.

II- L’antiracisme politique : un compromis entre intégrationnisme et décolonialité

La multiplication des ruptures ne s’est pas faite sans risque pour le devenir du MIR/PIR. Notre mort a été annoncée maintes fois et notre survie, après chaque scandale, miraculeuse. Chaque polémique nous a affaiblis autant qu’elle a renforcé notre influence dans le débat puisque chacune d’elles allait tracer une ligne de clivage à l’intérieur de la gauche entre une minorité qui défendait le propos ou le droit de le tenir et une majorité choquée, ébranlée et sidérée tant par ce qui était interprété comme une pensée réactionnaire que par un danger mortel notamment pour l’unité de la gauche. Si l’affirmation de soi a été une étape nécessaire, l’hostilité était telle qu’elle menaçait déjà dans les années 2010 de nous isoler complètement, d’assécher nos soutiens et de faire fuir les indigènes les plus politisés, effrayés par notre infréquentabilité. Un fait est indéniable : plus nous affirmions notre autonomie et notre radicalité, plus l’ambition intégrationniste des indigènes était contrariée et plus ils s’éloignaient. Plus le champ politique blanc nous rejetait, plus nous perdions en crédibilité auprès des nôtres, qui pour des raisons professionnelles, qui pour des raisons de carrière dans la recherche, qui pour des raisons de modération politique, qui pour des raisons de subordination plus ou moins formelle avec tel ou tel camp de la gauche ou telle ou telle source de financement. Bref, la radicalité et la rupture, loin d’être des acquis, étaient encore des champs de bataille et des conquêtes à mener. C’est alors qu’il a fallu changer de fusil d’épaule et remplacer progressivement l’affirmation de soi par des alliances vertueuses qui allaient à la fois rassurer les indigènes et les radicaliser en même temps.

Demandez à n’importe quel militant se réclamant de l’antiracisme politique de vous donner une définition claire de ce que représente ce mouvement. Il vous répondra quelque chose approchant ceci : « c’est l’émergence d’une nouvelle conscience politique qui met en opposition ʺl’antiracisme moralʺ hérité des années Mitterrand et l’antiracisme politique qui s’attaque au racisme d’État et non au seul racisme de l’extrême droite ou des gérants de boites de nuit » comme c’est le cas dans le « manifeste pour un antiracisme politique ». Cette définition est juste mais faible et partiale au regard des raisons structurelles de son apparition. En effet, l’antiracisme politique est essentiellement un compromis entre l’idéologie spontanée des indigènes – l’intégrationnisme – et le projet décolonial du PIR.

Il est aussi et avant tout un projet stratégique du PIR.

Il importe ici de ne pas confondre antiracisme politique et projet décolonial. Le premier exprime l’ambition politique la plus radicale de l’indigénat intégrationniste. Le second a une prétention révolutionnaire et il est porté essentiellement par le PIR.

Cependant, le défaut du second est de ne pas correspondre à l’ambition spontanée des indigènes : devenir des Français comme les autres. Au mur de l’intégrationnisme indigène, nous nous sommes cognés tant et si bien que faisant un bilan d’étape fin des années 2010, nous avions compris que plutôt que de nous entêter à défier cette ambition, il fallait la contourner. D’abord en participant à la création en 2011 du FUIQP (vu comme moins « racialiste » et donc plus respectable) puis et de manière plus décisive en mettant en place une « stratégie des fronts » décrite dans un texte en deux parties intitulé « A Farida Belghoul et aux héritiers de la marche ʺdes beursʺ – du bon usage d’un héritage[5] ». Nous proposions ainsi d’adapter notre projet à la radicalité objective mais néanmoins intégrationniste des forces indigènes le plus mobilisées : celle contre la police, celle contre l’islamophobie, celle contre le colonialisme israélien. Nous écrivions alors : « l’action conjuguée de ces trois fronts jetterait les bases d’une recomposition réelle et contrôlée de l’antiracisme autour de trois grands piliers du racisme et partant, de ses victimes. Elle contribuera au renforcement de l’antiracisme politique et ruinera les projets moralistes. »

C’est effectivement ce qui se passera dans la foulée autour des trois fronts suivants :

– Front contre l’islamophobie incarné par les conférences internationales contre l’islamophobie, qui accueillaient en leur sein les franges les plus radicales de l’indigénat et de la gauche blanche, dont le PIR avec l’Université de Berkeley ont été les principaux initiateurs.

– Front contre les violences policières incarné par les Marches de la Dignité dont la première a été lancée lors des 10 ans du PIR par Amal Bentounsi avec Angela Davis comme marraine.

– Front pour la Palestine qui s’est constitué lors des manifestations unitaires contre les bombardements de Gaza l’été 2014 où le NPA, l’UJFP et le PIR ont été les principales forces œuvrant pour la jonction forcée entre les forces pro-palestiniennes consensuelles (PC, CGT, le collectif national pour une paix juste et durable entre Israéliens et Palestiniens) et les organisations musulmanes et palestiniennes. Ce dernier front n’a jamais réussi à se constituer durablement.

L’idée d’« antiracisme politique » qui était restée confidentielle jusqu’en 2013, explose après la première Marche de la Dignité au point de se retrouver dans la plupart des articles de presse qui commentent la Marche. Il est dans toutes les bouches : les nôtres et celles de nos ennemis. Et pour cause ! L’idée fait son chemin depuis les premiers tâtonnements, sa mise en œuvre stratégique, les tentatives pour le décentrer du PIR et sa réalisation concrète. Toutes les organisations, associations ne sont pas insérées de la même manière dans cette mouvance à la fois structurée idéologiquement mais floue dans ses contours et relativement informelle. Certaines organisations se retrouvent dans chacun des fronts et en sont les chevilles ouvrières. C’est le cas du PIR qui est à la fois initiateur et organisateur de chacun des regroupements. Mais aussi de l’UJFP, l’ATMF, de la Fondation Frantz Fanon et du FUIQP. Ces quatre associations, par leur approche globale de l’antiracisme et de l’anti-impérialiste se retrouvent naturellement toujours et systématiquement dans chacun des fronts sans en être nécessairement les moteurs. Les autres, BAN, UNPA, CCIF, Voix des Rroms… inscrits dans des luttes plus spécifiques ne participent qu’à certains d’entre eux.

Ainsi est née non seulement une idée, mais aussi un phénomène politique nouveau, devenu réalité d’abord parce qu’il était porté par de nombreuses organisations peu assujetties au champ politique blanc, ensuite parce qu’il a imprégné de nombreuses forces de gauche, enfin parce qu’il est reconnu par une frange significative de la société civile (blanche et non blanche), des médias et des institutions. C’est précisément là, en 2015, que commence l’offensive généralisée contre le mouvement décolonial, c’est à dire à une échelle impliquant les grands médias nationaux et plus la seule gauche radicale, prenant pour cible principale – et à juste titre – le PIR. S’il faut casser l’antiracisme politique, il faut commencer par sa colonne vertébrale. Ce sera l’œuvre non concertée, mais agissant dans l’intérêt convergeant de toutes les strates du pouvoir blanc, dont il faut rappeler que l’extrême gauche n’est pas exclue. Il faut cependant reconnaître que l’explosion de la mouvance de l’antiracisme politique n’est pas à mettre au compte du seul pouvoir blanc car elle est en partie due aux agissements de certains cercles ou personnalités non blanches. Et pour être parfaitement honnête, l’antiracisme politique a d’abord été victime de ses propres contradictions.

III- Résistance blanche, contradictions internes et complicités indigènes

1. Les alliés blancs finissent (presque toujours) par craquer

2015/2016 est à la fois le moment de l’apogée de l’antiracisme politique mais aussi le début de son déclin.

Comme nous le disons plus tôt, chaque polémique idéologique nous faisait perdre des alliés blancs. Ceux qui avaient résisté à la polémique précédente craquaient à la suivante. On pouvait même s’accrocher et avoir traversé plusieurs tempêtes (critique du féminisme blanc, soutien au Hamas et au Hezbollah) et décrocher après la parution du livre d’Houria Bouteldja ou avoir résisté à ce dernier et craquer sur les identités sexuelles. Ce fut le cas de Pierre Tévanian, longtemps compagnon de route mais dont la rupture en 2013 n’a jamais été verbalisée par écrit – ce qui constitue une lâcheté. Cette « fuite » a privé le débat d’arguments rationnels et entériné l’accusation d’homophobie[7] car si la confrontation des points de vue avait eu lieu loyalement, on aurait eu l’occasion de déplier nos arguments et à minima laver l’honneur des piriens (depuis marqués au fer rouge) d’autant que les analyses décoloniales ou marxistes sur le sujet sont aujourd’hui discutées tranquillement dans les laboratoires de recherche. À la place, nous aurons droit à un sanglot amer et méprisant attaquant, sans la nommer, Houria Bouteldja – « sœur de race hétéra » – à partir de positions réinterprétées et qui ne sont pas les siennes : « C’est rarement du Angela Davis, du Bell Hooks ou du Huey Newton mais plutôt du Louis Farrakhan en version féminine, du Arlette Laguillier vintage ou du Jacques Duclos ». Si nous citons cet exemple parmi tant d’autres, c’est qu’il est hautement révélateur. Le craquage est souvent indicible pour ne pas dire inavouable. Il est l’angle mort des derniers bastions de la résistance blanche. Si Pierre Tévanian craque, lui dont le militantisme est libre et qui ne s’exprime qu’en son nom ou celui de LMSI, c’est à dire à l’abri des pressions, que dire alors de toutes celles et ceux qui, insérés dans des organisations, des médias, des parcours universitaires et dans des sociabilités où la bonne morale blanche domine,  sont écrasés par la pression qui s’abat sur eux lorsqu’ils osent nous défendre ? Combien de soutiens blancs du PIR (qu’il faut bien appeler « héros ») ont-ils perdu d’amis ? Les témoignages dans ce sens sont pléthore et donnent une idée assez effrayante du terrorisme intellectuel qui règne dans la plupart des milieux de gauche et à tous les échelons de la société. C’est ce que nous appelons la « résistance blanche ».

2. Un attelage hétéroclite à la merci des forces centrifuges

Ce que nous sommes bien obligés de nommer « mouvance » faute de structuration et de contours clairs, était un attelage hétéroclite et sans stratégie unifiée. Si nous étions unis autour du combat contre le racisme d’État et autour d’un minimum d’outils théoriques en commun (race, blanchité, colonialité du pouvoir), notre union avait souvent l’allure d’un mariage forcé.

Si les 10 ans du PIR, le 8 mai 2015 à Saint-Denis, ont représenté l’un des plus importants meetings décoloniaux jamais organisés en France tant par le fond :

– hommage à une organisation autonome de l’immigration qui avait résisté une décennie pleine dans une hostilité féroce,

– discours d’une grande force et d’une grande vitalité politique

que par la forme :

– marrainage d’Angela Davis,

– une vingtaine de femmes noires, arabes, musulmanes, rroms ont pris la parole et seulement des femmes,

– salle pleine à craquer

et ses perspectives :

– lancement de la Marche de la Dignité par Amal Bentounsi sur la base d’un appel articulant antiracisme et antiimpérialisme au jour anniversaire des émeutes de 2005

il faut reconnaître que la plupart des femmes qui y ont assisté ne se seraient jamais déplacées sans la présence d’Angela Davis. Très peu d’entre elles seraient spontanément venues fêter les 10 ans du PIR, ce qui donne une idée assez précise de l’état de la conscience politique indigène. Il n’en demeure pas moins que ce fut une victoire éclatante du parti qui s’imposait bon an mal an comme une force à la fois avant-gardiste, rassembleuse et stratégique. Mais c’est aussi cette victoire que nous finirons par payer chèrement.

Si la première Marche de la Dignité a suscité une explosion de joie et de fierté tant parce qu’elle a été une grande réussite politique et esthétique, ses prolongements ont révélé des clivages tus jusqu’alors mais qui sourdaient : le clivage intersectionnel. Si l’appel pour la Marche était strictement antiraciste et ne laissait la place à aucune forme d’intersectionnalité, le fait qu’il ait été porté par des femmes a semé la confusion et à même provoqué des malentendus. De nombreuses féministes se sont senties flouées (alors même que le contenu de l’appel était clair), notamment la mouvance afro-féministe organisée autour du collectif Mwasi. D’autres critiques allaient naitre autour de la centralité du PIR, visé par les attaques des médias hostiles à la Marche. Certaines marcheuses ont alors souhaité que le collectif organisateur (Mafed) prennent ses distances vis-à-vis du PIR. Cette mise au point n’a jamais été formulée publiquement mais elle s’est réalisée quelques mois plus tard autour du camp décolonial qui allait déplacer le centre de gravité du PIR vers l’afro-féminisme, de l’antiracisme/anti-impérialisme vers l’intersectionnalité, de la race vers le genre. Ce déplacement n’était pas seulement un passage d’une organisation à une autre. Il était surtout le passage d’un corpus idéologique formé des principales revendications portées par les classes les plus subalternes de l’indigénat depuis quarante ans (violences policières, racisme, mémoire et impérialisme) à un corpus idéologique respectant en partie le premier mais glissant vers des revendications plus libérales portées par les classes supérieures de l’indigénat (étudiants, universitaires…) insérées dans le monde universitaire ou appartenant à des milieux militants de types post-modernes. Si le camp décolonial a trouvé de très nombreux détracteurs l’accusant d’« interdire l’entrée aux Blancs », il a aussi trouvé de nombreux soutiens dans une partie de la gauche radicale aux yeux de qui il trouvait grâce surtout et avant tout parce qu’il prenait des positions « progressistes ». L’ouverture sur les questions féministes et LGBT (même lorsqu’elles étaient traitées de manière libérale) ne pouvait que mettre du baume au cœur. Et c’est tout naturellement que le livret « Discriminations classe, genre, race » dirigé par Fatima Ouassak et soutenu/financé par le Commissariat Général pour l’Egalité des Territoires (CGET) y a été distribué gratuitement.

Quelles ont été les suites politiques des deux camps décoloniaux en termes de projet et d’organisation ? Aucune. Même pas un évènement de rue palliant les « manques » de la Marche de la Dignité pour démontrer la validité sur le terrain de l’intersectionnalité comme outil de mobilisation politique. Il est vrai que personne ne l’exigeait tant le vœu implicite de démarcation vis-à-vis du PIR et de division était atteint dans les faits.

Les Gilets Jaunes seront un deuxième facteur de division de l’antiracisme politique. Ils révéleront d’autres failles : celle de l’attachement ou pas à l’autonomie indigène de ses composantes hétéroclites. En effet, si notre mouvance avait réussi au travers des conférences contre l’islamophobie, des meetings contre l’union sacrée (post-attentats), des deux Marches de la Dignité (respectivement 15 000 et 20 000 personnes) à entrainer une grande partie de la gauche derrière nous, les Gilets Jaunes allaient fracturer cette unité fragile à cause des éléments réceptifs à leur pouvoir d’attraction et pressés de faire l’union des « beaufs et des barbares ». Un certain nombre des soutiens blancs ont dès le départ fait faux bon à la marche de Rosa Parks du 8 décembre 2018, prévue pourtant de longue date. Si le cœur des organisateurs (BAN, PIR, UJFP, Atmf, FUIQP, UNPA…) a tenu à maintenir la Marche, le collectif n’allait pas faire long feu. D’abord parce que toute la gauche était attirée par l’insurrection des Gilets Jaunes mais aussi parce que le Comité Adama « avait su donner le bon exemple » en rejoignant la révolte des classes populaires blanches. Si certains soutiens de Rosa Parks (mais pas tous) avaient encore des scrupules, l’acte du Comité Adama les en débarrassera. Désormais, l’antiracisme se reconstituera autour du Comité Adama dont la ligne était suffisamment floue et compatible avec n’importe quel discours de gauche pour contenter toutes les fractions de la gauche pour lesquelles l’antiracisme est certes une question de plus en plus importante mais toujours irrémédiablement secondaire.

3. L’irrésistible ascension du Comité Adama

À la question d’un journaliste du Point : « Que pensez-vous du Parti des indigènes de la République (PIR) d’Houria Bouteldja ? » Assa Traoré lâche : « Je ne sais même pas à quoi ressemble Houria Bouteldja physiquement ! »

Croyant se débarrasser d’un caillou dans sa chaussure, Assa Traoré fait un aveu. Ce qu’elle dit est vrai. Au moment où elle parle, elle n’a jamais croisé le chemin d’Houria Bouteldja. Ce qu’elle croit être un simple rappel des faits la rend soudainement suspecte car en effet, comment expliquer n’avoir jamais rencontré une militante connue comme le loup blanc, très fortement impliquée dans la lutte contre les violences policières depuis le début des années 2000, qui participe activement aux différents collectifs « Vérité et justice » créés au rythme des crimes policiers et aux Marches de la Dignité dont la police est la cible principale ? Bref, comment une rencontre qui aurait dû être inéluctable a-t-elle été évitée ?  Si l’été 2016, au moment où son frère était tué, Assa Traoré ne nous connaissait pas, elle ne peut plus en dire autant en 2019 au moment où elle répond au journaliste. En fait, tout ce temps, et c’est le cocasse de l’affaire, elle n’a entendu parler que du PIR et d’Houria Bouteldja, soit par la pression des médias toutes tendances confondues qui avaient besoin de la jauger, soit par la pression de ses alliés de gauche qui conditionnaient leur soutien à sa prise de distance avec l’autonomie indigène, soit par la pression d’éléments disparates de l’indigénat en cheville avec les anars ou les antifas qui réglaient des comptes à travers elle et/ou espéraient profiter de la lumière des projecteurs dirigés sur elle.

Bref, si la rencontre avec le PIR et Houria Bouteldja n’a jamais eu lieu, c’est que le chemin d’Assa Traoré a été balisé pour que cette rencontre n’ait jamais lieu. Tout commence avant la mort tragique d’Adama Traoré.

La séquence qui précède est celle de la montée en puissance de l’antiracisme politique décrite plus haut. Quelques mois plus tôt avait eu lieu la première marche de la Dignité saluée comme un miracle politique tant sur le fond que sur la forme. Dans la foulée, l’antiracisme politique s’affirmait et organisait un meeting post-attentats salué de tous et suscitant la colère de Manuel Valls, alors Premier ministre. La montée en puissance de l’antiracisme politique n’a pas dérangé seulement Finkielkraut, Fourest, Le Figaro ou Valeurs Actuelles. Elle a fait grincer les dents d’une grande partie de la gauche radicale, de la FI aux libertaires en passant par le NPA qui se voyaient tous entrainés malgré eux dans le giron du mouvement décolonial. En effet, le but que s’était fixé le PIR : organiser l’autonomie indigène et recomposer la gauche à partir du clivage antiraciste, ne pouvait pas ne pas provoquer de fortes résistances. Ce sont elles qui prendront leur revanche à la première occasion et cette occasion s’appellera Assa Traoré.

Commençons par rappeler une tradition de l’extrême gauche : c’est toujours elle qui fait le sale travail pour les sociaux démocrates. En 1983, ce sont des militants trotskistes qui opèrent le détournement de la marche pour l’égalité au profit du PS. L’été 2016, ce sont des anars, des libertaires et des « quartieristes » du NPA qui font, avec l’aide d’indigènes en cheville avec eux (Almamy Kanouté, Samir Baaloudj) une OPA sur ce qui allait devenir le Comité Adama et sur lequel la FI aura ses prétentions lorsqu’elle se sera assuré de « l’indépendance » du comité vis-à-vis de « l’autonomie ». Il s’agissait pour les premiers d’un contrefeu antifasciste blanc qui consistait à une reprise des thèses « indigénistes » pour couper l’herbe sous le pied du PIR et pouvoir enfin revendiquer un authentique comité de quartier au profit de la lutte « de classe » et au détriment de la lutte « des races ».

Fidèle à ses principes, le PIR a soutenu la famille (et la soutiendra jusqu’au bout) mais a refusé de s’imposer, l’accusation de récupération à son encontre étant toujours prête à surgir, épargnant comme par magie les vrais récupérateurs. Assa Traoré n’avait pas encore fait son deuil que les conseils se multipliaient qui la prévenaient des dangers d’un rapprochement avec Amal Bentounsi (trop proche du PIR), qui paiera cette proximité par sa marginalisation progressive. Très tôt, Assa Traoré comprend donc qu’il ne fallait pas s’approcher de nous. Dès lors, son aveu : « Je ne sais même pas à quoi ressemble Houria Bouteldja physiquement » prend tout son sens.

À partir de là, toutes les portes s’ouvriront les unes après les autres, la mécanique étant la suivante : plus elle prend ses distances, plus elle gagne du soutien, plus elle gagne du soutien, plus elle est pressée de prendre ses distances. Cela commence par des déclarations un peu naïves qu’elle fait au début, sûrement par manque d’expérience, mais aussi peut-être par prudence. Elle répète alors qu’Adama n’est pas mort parce que Noir, excluant ainsi le motif raciste. À propos d’un débat intitulé « Discriminations et violences policières » elle déclarera : « Ces sujets-là, comme l’islamophobie, la xénophobie et le racisme, sont l’affaire des militants, pas la mienne ». On peut penser que ces signaux ont été reçus avec un accueil favorable auprès de ceux qui espéraient repolitiser la question des violences policières sur un plan plus « social ». Ainsi :

– En septembre 2016, alors que le PIR est déjà écarté, Mouloud Achour (lié au MIB dans sa jeunesse) consacre une émission au drame qui vient de toucher la famille Traoré et se solidarise de son combat. Il en ressort cet entretien émouvant tourné à Beaumont-sur-Oise.

– Quelques mois plus tard, c’est Médiapart, rassuré par ses bonnes inclinations, qui lui offre de lire les vœux de la nouvelle année. Aucune autre famille n’avait eu ce privilège avant elle.

– Jusqu’à mars 2017, elle ne se prononcera pas ouvertement sur la mouvance que nous représentions, se contentant de silences et de distance physique. Mais à la veille de la deuxième marche de la Dignité, elle franchit le pas. Le Comité envoie un mail officiel aux organisateurs de la Marche de la Dignité, leur demandant instamment de n’utiliser ni le nom ni l’image d’Adama pendant la manifestation, obligeant ainsi à retirer la photo d’Adama sur la banderole de tête. Puis, alors que le Comité devait justifier de son refus de se joindre au collectif, encouragée par les journalistes du Mondeelle explique : « Dimanche, des cars vont partir de villes de province pour emmener des militants à Paris, raconte-t-elle. Mais il n’y en aura aucun pour aller chercher les jeunes des quartiers populaires. Personne n’est allé les voir. Ils ne sont pas au courant de cette marche. Ils ne viendront pas.»

Alors elle non plus.

Difficile de comprendre pourquoi un comité refuse de se joindre à une marche, soutenue par Kerry James, qui dénonce les violences policières et pourquoi il refuse que le nom d’Adama soit prononcé alors que la plupart des familles s’étaient jointes à la manifestation. Le prétexte est suffisamment grossier (qui dans les mouvements autonomes a les moyens d’affréter des cars ?) pour comprendre qu’il s’agissait là précisément… d’un prétexte.

– en juin 2017, Alain Badiou, assis à côté d’Assa Traoré, lui déclarera sa flamme dans une nouvelle émission de Mouloud Achour : « Ma voisine ressemble à une Antigone de Sophocle ».

– La même année, Elsa Vigoureux, journaliste au Nouvel Obs, lui ouvre les portes de la grande édition parisienne et écrit avec elle Lettre à Adama au Seuil.

– En 2019, avec Geoffroy de Lagasnerie, elle publie chez Stock Le combat Adama. Le 24 mai 2018, dans Le Monde, celui-ci donnait sa vision d’une gauche réinventée dont le succès résiderait dans la prise en compte des crimes policiers : « Nous pensons que c’est l’une des exigences de la gauche aujourd’hui, qui se situe aussi bien en rupture avec la gauche traditionnelle qu’avec certaines fractions du mouvement dit ʺdécolonialʺ ». Avec quelles fractions du mouvement décolonial fallait-il rompre ? Il aura la pudeur de le taire, mais quelques mois plus tôt dans un débat public, il nous révélait des indices : « D’un point de vue théorique, les écrits des indigènes de la république sont des régressions théoriques et politiques majeures »/« ils font un usage simpliste et régressif des concepts de Crenshaw et Fanon qui ne sont pas du tout assimilés ni compris, et qui les conduit à prendre pour moi des positions ennemies ». Il ajoutait : « C’est un groupe avec qui je suis en frontalité radicale pour un certain nombre d’écrits et un certain nombre de propos, je pense que c’est un groupe qui fait régresser les questions politiques de la gauche radicale aujourd’hui ».

– en avril 2019, dans ses confidences au Point, Assa Traoré enfonce le clou : « Je vais êtes très claire : nous n’avons pas la même vision que le Parti des indigènes de la République, et nous ne voulons pas être associés à eux. »

– lors d’un hommage à la lutte de la sœur d’Adama Traoré, le 3 décembre 2019, Olivier Besancenot n’hésitera pas à comparer Assa Traoré à … Angela Davis.

– Lors de cette même soirée, l’écrivain Edouard Louis promeut la convergence des luttes et affirme avec émotion que« si Assa perd, c’est le mouvement féministe, le mouvement LGBT, le mouvement écologiste qui perdent ! »

De l’extrême gauche à la gauche réformiste, tous s’accordent à reconnaître les qualités du Comité Adama qui comble à lui seul un certain nombre de béances de la gauche toutes tendances confondues : il permet une alliance peu couteuse avec de véritables « concernés » au moment où les Gilets Jaunes radicalisent le sentiment anti police et rendent cette lutte admissible par de larges franges de l’opinion. Surtout, il écrase l’antiracisme politique de tout son poids et retire une grosse épine du pied de la gauche blanche. Un jeu de dupe se met alors en place : par exemple, le 26 mai 2018, le Comité Adama prétendra avoir « braqué » la « marée populaire » initiée par la FI et la FI fera mine d’avoir réellement été braquée. Une partie de gagnant-gagnant.

De quoi ravir le cœur des médias mainstream qui durant les trois dernières années raconteront l’épopée du Comité et lui consacreront de nombreux numéros spéciaux : Les Inrokuptibles, le supplément du MondeParis Match, le magazine Elle, le Time

Les indigènes qui se sont rapprochés du Comité Adama (et qui se sont éloignés du PIR, voire qui ne s’en sont jamais approchés) connaitront les mêmes gratifications : on se souvient comment Daniel Mermet avait salué la « lucidité » de Taha Bouhafs : « On a le choc des photos, il lui manque encore le poids des mots, convient Daniel Mermet, mais il a échappé aux délires des indigénistes. » Ou comment Geoffroy de Lagasnerie s’était ému devant le « courage » de Fatima Ouassak (Front des mères) qui avait osé dénoncer « l’homophobie du PIR ». Ou encore comment Eric Coquerel a salué Youcef Brakni et Taha Bouhafs pour avoir aidé à organiser les Etats-Généraux des quartiers populaires à Epinay (novembre 2018) pour le compte de la FI. Enfin, on ne peut pas ne pas se souvenir du regard énamouré d’Aude Lancelin posé sur Youcef Brakni lorsqu’il s’exclamait « la gauche, c’est nous ! ».

Non content d’amarrer le Comité Adama à la gauche, ce dernier ne ménagera pas ses efforts pour liquider les acquis politiques des quinze ans qui viennent de s’écouler et qui pourtant fournissent au Comité Adama le vocabulaire de sa lutte (« racisme structurel », « racisme d’État ») pour leur substituer ceux, réels mais non exclusifs, du MIB. Ainsi, une légende nait : le Comité Adama est l’héritier du seul MIB dont les activités se sont pourtant arrêtées au tout début des années 2000. Cette version des faits est validée par Samir Baaloudj qui ne « parle pas d’Arabes ou de Noirs mais de quartiers populaires ». Les médias de gauche en redemandent. Le mouvement décolonial ? Un mirage. La gauche en a rêvé, les indigènes l’ont fait. Dès lors, on ne s’étonnera pas de voir, le 13 juin 2020, au gigantesque rassemblement place de la république initié par le Comité Adama, tous les anciens du MIB : Pierre-Didier Tchétché-Apea, Tarek Kawtari, Farid Taalba, Abdelaziz Chaambi, Salah Zaouiya, Moncef Guedouar… venus adouber le Comité et avaliser cette réécriture de l’histoire. Car s’il faut leur reconnaître une constance, c’est d’avoir, depuis leur refus de rejoindre les Indigènes en 2005, œuvré en coulisse pour les disqualifier. On leur doit largement les « stigmates » de « bobos » ou « d’intellos ».

Que les choses soient dites clairement. Cette bataille autour de la figure d’Assa Traoré ne concerne que la gauche de gauche. Il va de soi que la militante est toujours restée l’ennemie du pouvoir central et de la police et qu’à aucun moment elle n’est suspecte à nos yeux d’avoir joué le jeu du pouvoir. Son discours sur le racisme d’Etat s’est même affiné avec le temps et le Comité Adama a largement participé à populariser les violences policières et leur donner une audience de masse ce qui est un acquis majeur. Le fait qu’elle soit l’objet de multiples poursuites de la part de la police ou de la gendarmerie montre, s’il le fallait, qu’elle reste clairement ancrée dans le camp de la justice et de l’antiracisme. Notre soutien est de ce point de vue sans faille. Ce qui est en question ici, ce n’est pas tant la valeur intrinsèque du Comité Adama au regard du rôle réel qu’il joue dans la confrontation avec l’État policier que la question de l’autonomie indigène et du rôle qu’il a joué, sciemment ou pas, dans sa conjuration. Avec un soutien formidable et jamais vu jusqu’ici, le Comité Adama sera propulsé au centre de la scène antiraciste. Jamais un comité de famille n’aura connu pareille fortune. Il est vrai que sa fonction d’endiguement de l’antiracisme politique en valait la chandelle. Dès lors, on verra de nombreuses familles organisées sous l’égide du collectif UNPA rejoindre le Comité Adama, comme on verra la plupart des cadres de l’antiracisme politique quitter le navire pour rejoindre une aventure qui semblait plus rentable politiquement. L’exclusion du PIR de la manifestation du 10  novembre 2019 contre l’islamophobie ne sera donc pas un hasard. Dans le prolongement, le boycott de la Marche des Mamans de Mantes-la-Jolie (dont les enfants agenouillés étaient devenus le symbole du « traitement colonial des banlieues ») quelques semaines plus tard par les principales figures de notre mouvance, à savoir Omar Slaouti, Madjid Messaoudene, Said Bouamama, Marwan Muhammad ainsi que par les fidèles du Comité Adama – Taha Bouhafs, Fatima Ouassak, Youcef Brakni et Almamy Kanouté –, sera le coup fatal de la dislocation de l’antiracisme décolonial. L’ironie de l’histoire, c’est que la plupart des organisations de gauche avaient soutenu…

4. « Terter » versus « bobos indigènes » : une opposition commode mais fausse et hypocrite

« Contrairement au PIR, le comité Adama est entré dans les quartiers ». Ce constat, s’il est juste formellement est superficiel, car il est une règle d’or que nul militant indigène ne peut ignorer : plus on est autonome et radical, moins on entre dans un quartier. Le pouvoir blanc est ainsi constitué qu’il ne permet à aucune forme de radicalité politique de s’installer dans les cités d’immigration. Ainsi, les Indigènes de la république n’ont jamais pu y mettre un orteil et c’est la raison pour laquelle, tout comme le CCIF ou la BAN, ils ont opté (avec succès) pour une stratégie par le haut qui n’a pas de vertu en soi (tout comme la stratégie par le bas) mais qui est un choix objectif dans une conjoncture donnée. Les villes populaires fortement peuplées de descendants d’immigrés post-coloniaux sont les espaces politiques les plus contrôlés de France. Ils sont en effet les lieux les plus ségrégués et les plus pauvres, ils sont par conséquent et potentiellement autant de foyers de révolte. C’est cette révolte qu’il faut savoir maitriser et le pouvoir blanc est passé maître en la matière. Depuis quarante ans, toute velléité d’organisation politique est réduite à néant, la plupart des acteurs sociaux ne sont que des prestataires des pouvoirs publics à qui on délègue la paix sociale. Tout cadre associatif est tenu par les subventions de la mairie et par les moyens logistiques que celle-ci met à sa disposition. Tout lieu de culte est subordonné au pouvoir local. Le maitre mot est « clientélisme ». C’est parce que l’organisation politique est réprimée que la seule expression possible est l’émeute. C’est elle qui éclate lorsque la frustration est à son comble, faute de canal d’expression. Ce schéma est reproduit à l’identique à l’échelle du pays.

Dans ces conditions, il devient aisé de comprendre pourquoi aucun cadre associatif de quartier ne prend le risque d’inviter les « bobos » du PIR. La réputation sulfureuse de ce dernier ayant été faite à l’échelle nationale, les inviter revient à assumer d’inviter des délinquants, des extrémistes, des « racistes anti-blancs », des « islamistes » et par conséquent d’en être complices. On jette l’opprobre, on disqualifie et on étouffe toute capacité de créer des contre-pouvoirs locaux. On touche ici la vocation première de la diabolisation du PIR : empêcher toute rencontre d’un projet politique autonome avec les franges les plus basses et les plus potentiellement réceptives de l’indigénat. En revanche, si le Comité Adama a pu accéder aux quartiers, c’est précisément parce qu’il a d’abord, comme expliqué plus haut, donné des gages à une grande partie de la gauche (partis, associations, médias, personnalités politiques comme Taubira, Coquerel, Besancenot, Faucillon) qui en échange a chanté ses louanges. Les signaux positifs de la part de ces milieux étaient envoyés urbi et orbi et reçus 5/5 par les figures de proue indigènes à commencer par le monde du spectacle, les artistes, habituellement très timorés et prudents mais portés par les ondes positives (Omar Sy, Aissa Maïga, Mokobé, Abd al Malik, Camélia Jordana, la Rumeur…). Ceux-ci, à leur tour, envoient leurs propres signaux positifs qui pénètrent enfin les quartiers. Nombre de dirigeants associatifs se sentent ainsi autorisés à les inviter sans prendre de risques démesurés. Ainsi, ce n’est pas la catégorie paresseuse et faussement romantique de « terter » qui détermine le sujet politique ni son opposé, « le bobo intello », mais bien l’autonomie indigène. Encore et toujours.

IV- Clap de fin

1. Autocritique

Un bilan d’étape avait déjà été fait en 2012 par Sadri Khiari et Houria Bouteldja aux éditions Amsterdam. Nous y faisions état de nos progrès et de nos échecs parmi lesquels notre incapacité à réussir une véritable convergence entre Noirs et Arabes, les deux principaux groupes indigènes de France (même si cela a été rectifié avec la convergence permise par l’antiracisme politique), comme nos difficultés à combattre l’intégrationnisme des populations non blanches. Il suffit de se référer à cet ouvrage pour connaître nos impasses, qui sont restées sensiblement les mêmes tout le long de notre parcours. Nous aurions d’autres échecs à déplorer mais il en est qui sont plus importants que d’autres.

En effet, depuis la parution de ce livre, nous avons fait face à de nouveaux défis parmi lesquels l’un des plus sensibles : la position à adopter vis-à-vis de la révolution syrienne. Cette question nous a clairement divisés. Elle opposait en notre sein deux conceptions authentiques de l’anti-impérialisme : l’une optimiste qui croyait à la révolution, l’autre pessimiste qui n’y croyait pas. La première plaidait pour un soutien sans failles aux révolutionnaires contre Bachar Al Assad, l’autre, déjà échaudée par le cas libyen défendait un statu quo qui épargnerait l’État et éviterait le chaos qui s’abattrait fatalement sur les populations. Si dans un premier temps, nous étions tous d’accord pour accorder aux événements syriens leur caractère véritablement révolutionnaire, pour incriminer le régime et pour refuser toute ingérence des puissances étrangères (occidentales, russes ou turques), nous étions divisés sur le soutien à apporter compte tenu de l’expérience libyenne et de la faiblesse des forces révolutionnaires prises en sandwich entre Bachar et ses alliés et les forces occidentales. Depuis, nous nous sommes retranchés sur les positions du collectif anti-guerre dans lequel nous continuons à militer et qui a pour principe fondateur de combattre tous les impérialismes, à commencer par le nôtre.

2. Le PIR est AVENIR : de la sorcellerie et de la virtuosité

Le PIR a donc été l’élément moteur qui a permis l’éclosion à la fois du mouvement décolonial et de l’antiracisme politique en France. Il a également posé les jalons d’une internationale décoloniale avec l’appui du DIN (Decolonial International Network) et via le Bandung du Nord. Sa co-fondatrice et porte-parole pendant quinze ans, Houria Bouteldja, s’est imposée comme une personnalité politique incontournable dans le champ décolonial. Elle fréquente les grandes universités mais aussi de grands intellectuels internationaux comme Enrique Dussel, Ramon Grosfoguel, Angela Davis ou Cornel West. Si elle est pleinement reconnue à l’étranger où ses écrits sont respectés, elle est loin de faire l’unanimité en France où elle est décriée, vilipendée, voire salie.

On a rarement vu un cas aussi spectaculairement diviseur, hormis celui de Tariq Ramadan. D’elle, on peut dire tout : « antiraciste », « féministe », « marxiste », « militante sincère » et son absolu contraire : « raciste anti-blancs », « antisémite », « homophobe », « antiféministe », « complice des porcs », « négrophobe », « lesbophobe », « pute à Sadri », « balance » (avec Youssef Boussoumah, elle aurait dénoncé des « jeunes » de Bagnolet à la police), « bourgeoise », « islamiste », « complice des terroristes », « fausse musulmane », « salope », « Arlette Laguiller de la lutte antiraciste ». Yvan Segré ira jusqu’à lui conseiller la lecture de La sexualité féminine du psychanalyste Mustapha Safouan. Intellectuel de gauche, il n’aura pas osé dire qu’elle était « mal baisée »…

… Rien ne lui aura été épargné. La liste des noms d’oiseaux est bien évidemment non exhaustive. Comme d’autres militants antiracistes, elle a reçu des menaces de mort et, tout le long de son activité militante, reçu des lettres à son domicile. Suite à un guet-apens, elle a été agressée physiquement par la LDJ, reçu une protection militante pendant plus d’un an… Elle a été trainée devant les tribunaux par l’extrême droite. Elle a subi plusieurs campagnes médiatiques de dénigrement et de chasse aux sorcières : tant par des médias d’extrême droite comme Valeurs Actuelles que néoconservateurs comme MarianneCauseur ou Le Figaro. Ces campagnes ont reçu l’appui de médias aussi divers que Le Monde DiploLe MondeLe Nouvel ObsLibéLundi MatinQuartiers Libres… Elle et le PIR ont été en plus littéralement boycottés par l’ensemble de la presse d’extrême gauche : BallastRegardsL’Humanité… Lorsqu’une poignée de militants courageux tentaient de sauver sa tête après une campagne calomnieuse, ils devaient se battre pour trouver un refuge à gauche où faire valoir un autre son de cloche, quand ils n’ont pas été eux-mêmes disqualifiés pour l’avoir soutenue. Quant à son livre Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire, traduit en anglais, espagnol, néerlandais, italien et bientôt en grec dans des maisons d’édition plus que respectables, il recevra un accueil explosif. « Brulot antisémite », « homophobe », « complaisant avec le viol communautaire », le livre sera un succès de librairie tant grâce au succès d’estime qu’aux attaques délirantes. Pour autant, aucun des détracteurs ne se risquera à la poursuivre en justice. Soutenue à bout de bras par certains, haïe par beaucoup, Houria Bouteldja est devenue une véritable sorcière des temps modernes.

La plupart des cadres de la militance indigènes, Noirs ou Arabo-musulmans, ont été particulièrement lâches, qu’ils soient militants, universitaires ou personnalités reconnues. Chacun de leur geste était calculé au millimètre près, chacune de leur parole pesée et repesée et chacun de leur silence assourdissant. Que dire de leurs encouragements et félicitations répétés à l’abri des regards et des oreilles indiscrètes dans la confidentialité de notre entre soi « racial ». Sans parler de celles et ceux qui ont ouvertement participé à la curée. Que dire de tout ce personnel académique, ces chercheurs, ces militants politiques blancs et non blancs qui font carrière sur cet extraordinaire champ de recherche ouvert, entre autres, par la voiture bélier qu’a été le PIR ? Que dire de tous ces livres et analyses pillant ça et là des idées nées de la lutte et de la confrontation sans la moindre référence au lieu de production de ces idées – à savoir le mouvement décolonial ou l’antiracisme politique ? Que dire de toutes celles et ceux qui se sont engouffrés dans la brèche et qui, évoluant dans un terrain déjà labouré et ayant déjà porté ses fruits, font leur ascension sous les « hourras » et les « bravos », se laissant convaincre que « leurs » idées naissent dans « leurs » laboratoires et partant veulent croire à leur génie ?

Enfin, que dire et penser de ces grandes consciences françaises, non suspectes de reniement qui, ayant cogité sur l’idée de « virtuosité » en politique et qui savent mieux que quiconque la rareté de « l’évènement politique », ne trouvent rien d’autre à délivrer à notre sujet que cette sidérante sentence dans cette non moins sidérante conversation :

Badiou à propos de la jeunesse des quartiers : « Ce qui me frappe c’est qu’il n’y a aucune proposition en l’état actuel des choses pour cette masse de jeunes gens errants, aucune proposition rationnelle d’organisation politique, dans une visée émancipatrice véritable et çà c’est comme la causalité du manque. Ce qui devrait avoir lieu c’est que tous ces jeunes gens soient les membres d’une organisation de jeunesse, d’un parti indépendant, dont la stratégie renouvellerait ou s’inscrirait dans la grande tradition révolutionnaire mondiale. On paie là la crise généralisée des mouvements politiques d’émancipation.»

Rancière : « Il n’y a pas de nihilisme, il y a absence. Il y a absence de figures subjectives porteuses de collectivité. Alors, il y a bien des propositions qui s’adressent à ces catégories-là. Il y a des mouvements genre les indigènes de la république dont on peut dire que la puissance émancipatrice n’est pas très forte, ce sont des puissances essentiellement ressentimentales qui ressassent l’affaire coloniale et dont on ne peut pas dire qu’ils proposent une plateforme d’avenir enthousiasmant pour une jeunesse.»

Que dire donc de ces pontes de la conscience révolutionnaire française, incapables de reconnaître dans le slogan « Le PIR est AVENIR », le pendant décolonial de « Socialisme ou Barbarie » ?

3. Prendre le relai ?

L’antiracisme politique est actuellement un champ de ruine. Le collectif Rosa Parks n’a pas survécu, le CCIF s’est auto-dissout sous la pression du gouvernement et des médias, le collectif du 10 novembre vient d’annoncer sa propre dissolution suite à de fortes dissensions internes. Les autres forces sont dispersées et cherchent de nouvelles convergences. Quant à nous, auteurs de ce bilan, nous avons quitté le PIR en octobre 2020, acculés et lâchés de (presque) tous.

Cette courte histoire que nous venons de raconter est de celles qui jalonnent la longue et inlassable lutte des indigènes à travers les différents âges de la modernité occidentale. Au fond, c’est une belle histoire. Nous y avons rencontré de belles âmes, celles avec lesquelles nous avons vécu une véritable histoire d’amour révolutionnaire. Nous tenions à les remercier non pas nominativement mais à travers leur œuvre : Le DIN, les éditions La Fabrique, le comité anti-guerre, la BAN, l’UJFP, l’ATMF, UNPA, Bruxelles Panthères, la FFF, Hors-Série, Paroles d’Honneur et bien sûr, toutes celles et ceux, qui ont persisté dans leur soutien et qui ont, par le risque pris, sacrifié quelque chose de leur vie, non pour nous, mais pour un avenir moins terrifiant. Ils et elles se reconnaitront.

En attendant des jours meilleurs, il y a ici, un modeste héritage à la disposition de qui veut. D’autres viendront l’enrichir in cha Allah comme nous-mêmes avons tenté d’enrichir et de prolonger celui de nos aînés et de nos ancêtres.

Notes

[1] La Rumeur

[2] Otto Bauer, La question des nationalités, Paris, Syllepse, 2017.

[3] Quelques jours avant la publication de l’appel, Tarek Kawtari, fondateur du MIB, s’est déplacé en personne pour nous informer que le MIB, après une longue réflexion, ne s’associerait pas l’appel des Indigènes car il ne « croyait plus au continuum colonial. ».

[4] « Les grandes âmes reprochent aux gilets jaunes de ne pas être un mouvement pur, à savoir il porte en lui le sexisme, l’homophobie et le racisme. Ok mais il est impossible qu’un mouvement spontané émanant d’une société sexiste, raciste et homophobe, et principalement composé de blancs des classes moyennes et basses, moyennement politisées (car exclues des espaces de politisation) y échappe. Il n’en n’est pas moins légitime pour exiger sa part de dignité. Ceux qui font mine de découvrir les « tares » du peuple et de s’en offusquer soit sont des naïfs, soit de faux naïfs dont le seul objectif est de nuire à cette mobilisation. Si on a une perspective révolutionnaire, il serait plus intelligent d’accompagner ce mouvement et de le radicaliser positivement plutôt que de lui cracher dessus. Et que ce soit clair : je suis la première à m’inquiéter du racisme qu’il peut charrier. À bon entendeur. » Post facebook d’Houria Bouteldja, 19 novembre 2018.

[5] Aidés en cela par l’Afa qui les virait systématiquement des manifestations pro-palestiniennes.

[6] Partie 1 / Partie 2.

[7] La polémique a également ciblé Stella Magliani Belkacem et Félix Boggio Ewangé-Epée, peu suspects d’homophobie.

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