En septembre 2018, le programme du carnaval des rues Culant, Duval et Bonne Nuit à Deux Acren incluait « une grande sortie des nègres » le samedi soir. À la suite d’un message envoyé par Nordine Saidi, militant antiraciste et membre-fondateur de Bruxelles Panthères au Bourgmestre socialiste de Lessines, Monsieur Pascal DE HANDSCHUTTER, message considéré comme menaçant par son récepteur, les organisateurs ont décidé d’annuler leur parade.
Nous nous sommes réjouis de cette décision qui ne constitua rien moins qu’un moratoire à une pratique négrophobe récurrente en Belgique.
Pour rappel, ce message et cette annulation furent suivis d’une plainte déposée contre les expéditeurs du message. Nordine Saidi a été convoqué et interrogé par la police. La plainte déposée contre lui et Bruxelles Panthères est du chef de « menace terroriste ». Elle est toujours pendante.
Il y a quelques semaines, la publication du programme de l’édition 2019 de la Ducasse des Culants nous a positivement surpris par son contenu. La « grande sortie des nègres » ne s’y trouve plus. Elle s’appellera désormais « grande sortie des diables ».
Bruxelles Panthères était présent pour la première « grande sortie des diables » à Deux Acren ce samedi 14 septembre 2019.
Nous avons garé la voiture au bout de la rue des Écoles. Nous avons marché quelques mètres dans le village et nous sommes rapidement faits ac-cueillir par la Police locale. Avec qui nous sommes de manières courtoises et coutumière directement entrés en interactions dans le cadre d’une présentation de nos qualités respectives. Les policiers étaient courtois et professionnels. Mais tout de même bien drillés : « que faites-vous là », « combien êtes-vous », « carte d’identité », « on doit vous fouiller », « quelles sont vos intentions » ? La routine donc. Appel au Bourgmestre. Nous pouvons rester tant que nous ne troublons pas l’ordre public. Nous expliquons que nous sommes là pour assister à la « grande sortie des diables » et pour constater si la pratique négrophobe du blackface en est bien retirée ou s’il s’agit seulement d’un changement de nom.
Nous nous dirigeons alors vers le carrefour auquel démarrera le cortège. Nous sommes deux et sommes entourés d’une dizaine de policiers. Il n’y a pas plus de 400 ou 500 personnes qui assistent à l’évènement. Une équipe de Notélé est présente mais ne s’adresse pas à nous. Les gens ont des comportements variés. Tout le monde semble au fait de notre présence. Beaucoup nous dévisagent. D’autres nous ignorent après avoir croisé notre regard. Certain.e.s répondent plus ou moins timidement à nos bonjours, d’autres ouvrent de grand yeux, un peu comme si une vraie panthère venait de leur dire poliment bonsoir, puis détournent le regard. Un homme nous interpelle pour nous signaler qu’il est le chef du cortège et nous propose de prendre une photo ensemble. Visiblement surpris par notre réponse positive, qui semble mettre en colère, il nous tourne le dos et retourne à la tête de son cortège.
Le défilé démarre mollement, les gens regardent vers le cortège et puis vers nous et puis vers le cortège. On dirait des spectateurs de match de tennis. Nous filmons le départ du cortège. Nous sommes approchés interpelés de manière plus ou moins virulente. Pour nous dire que nous ne sommes pas les bienvenus, que nous devons « rentrer chez nous » ou encore « rentrer dans notre pays », que nous devons arrêter de filmer, etc. Les policiers nous protègent en demandant à ceux qui nous interpellent de garder leurs distances, ils se font insulter, par ceux qui nous parlent et nous approchent comme par ceux et celles qui restent à distance sans s’adresser à nous. Une dame nous demande si nous voulons aussi interdire le personnage de la vache peinte aux couleurs belges. L’un des organisateurs, en civil, nous prend en photo. Deux autres organisateurs, habillés en costume colonial, nous disent que nous sommes « jolis », nous demandent si le changement nous convient et puis ajoutent immédiatement qu’ils ne veulent pas de notre avis parce que « ils sont chez eux et que rien ne changera ». Difficile de trouver un mot, ou une formule, adapté à la description de ce que nous vivons à ce moment-là.
Qu’en est-il finalement de l’apparence des protagonistes de cette « grande sortie des diables » en comparaison avec l’apparence qu’ils et elles avaient sous son ancienne appellation ?
En gros, ça n’a pas beaucoup évolué. Les « costumes », lances, boucliers, coiffes, n’ont globalement pas changé. Les diables ne sont ici pas rouges. Mais, semblant prendre notre action au mot, les visages sont blancs, comme de la craie blanche, comme du lait, comme la moitié blanche du symbole du yin et du yang. D’un blackface (et « blackbody ») intégral, les acteurs semblent être passés à un costume maintenant le blackbody mais affublé d’un « white face ». Le reste du rituel de cette petite ducasse hennuyère n’a a priori pas été modifié. Le rôle de « Baudouin », par exemple, reste le même, il finit symboliquement victime d’anthropophagie.
Comme conclusion nous ne pouvons que poser quelques constats :
– Le nom du carnaval de Deux Acren a été modifié
– La négrophobie résultante du refoulement par la Belgique de son histoire coloniale est profondément ancrée dans une part conséquente de sa population et a fortiori de ses cercles de pouvoir.
– Si, comme à Ath, on proclame à la fois qu’on est chez soi et que rien ne changera, comme à Ath, les rituels sont altérés, (« white face » à Deux Acren, remise des chaînes à Ath).
– La lutte basée sur l’antiracisme politique issu de la pensée décoloniale fait plus concrètement bouger les choses que toutes les institutions et personnalités adoubées comme antiracistes (semi-professionnel.le.s) réunies.
Comme nous l’avons dit à Ath et redit à Lessines, comme nous l’avons toujours prouvé par nos actes, nous n’avons aucune intention de troubler l’ordre public.
Par contre, s’il y a une chose dont nous comptons bien voir la démolition définitive, c’est l’ordre raciale qui déshumanise la plus grande partie des humain.e.s.