Quelques éléments de contexte

La Décennie a été inaugurée par l’Organisation des Nations-Unies en janvier 2015 [1]. Et voilà que brusquement, à l’approche du changement de gouvernement, nos autorités décident d’enfin tenir leur engagement.

Si la Belgique a pris un tel retard, ce n’est pas faute d’avoir été sollicitée. Le cabinet du ministre Didier Reynders n’a jamais donné suite aux courriels envoyés par les associations demandant une implémentation de la Décennie depuis ses débuts. En février 2019, le Groupe de Travail des Experts des Nations Unies sur les Personnes d’Ascendance Africaine (WGEPAD) visite la Belgique pour s’informer de la situation des personnes d’ascendance africaine dans le royaume. Il y rencontre divers représentants de l’Etat et de ses institutions, ainsi que la société civile d’ascendance africaine. Ces dernières rencontres sont organisées par PAD Belgium, comité fédérant plusieurs organisations d’ascendance africaine. Le WGEPAD publie ensuite un rapport intermédiaire recommandant à la Belgique de « s’attaquer aux causes profondes du racisme actuel auquel sont confrontées les personnes d’ascendance africaine ». Après que le rapport ait été jugé « très étrange » par le Premier ministre Charles Michel, la Belgique fait soudain preuve d’empressement. Du néant, nous passons à une phase accélérée pilotée par la Cellule Egalité des chances. Vite, vite, il faut pouvoir montrer que l’on n’est pas si mauvais élève que cela en matière de gestion (post)coloniale. Or, fait à la fois caractéristique et parlant, dans cette soudaine cavalcade, les Afrodescendants sont d’abord absents. Ils seront consultés en bout de course, volens nolens, et mobilisés dans un processus dont ils ne maîtrisent aucun des rouages.

Une approche top-down paternaliste

Pour illustrer une approche infantilisante, soulignons que PAD Belgium a d’abord appris par hasard l’inauguration qui se préparait et n’aura été sollicité par le Ministère que dans le but de partager son carnet d’adresses. PAD Belgium bataille cependant pour influencer la programmation de cette « inauguration » et pour s’imposer dans les interstices d’une organisation cherchant à les tenir à distance. De fait, l’organisation officielle place d’emblée les Afrodescendants à la marge : leurs propositions sont soit ignorées, soit intégrées lorsqu’elles sont sans réelles conséquences (le choix des modérateurs), soit encore entourées d’un soupçon de racisme anti-blancs lorsqu’elles remettent en cause le choix de l’organisation de mettre en avant des intervenants blancs. Par aillleurs, la proposition de PAD Belgium d’inviter des représentants de l’Union Africaine et des ACP (Groupes des Etats d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique) est balayée au prétexte qu’il s’agit d’un événement national. Outre le caractère fallacieux de cet argument – le Ministère a lui-même fait appel à l’ European Network Against Racism (ENAR), une organisation anti-raciste européenne et non pas nationale, comme interlocuteur principal pour lancer la Décennie -, c’est un refus qui prive les Afrodescendants de leurs ressources transnationales. Dans la même veine, lorsque les Afrodescendants insistent pour que la députée européenne Cécile Kyenge soit parmi les orateurs-clés, leur proposition n’est de prime abord pas jugée pertinente et les organisateurs paraissent ignorer jusqu’à l’existence de cette haute personnalité politique…

Quand même, un comble !

« Ce qui se fait pour nous sans nous, se fait contre nous »

Il est significatif que PAD Belgium, qui possède l’expertise sur la Décennie, les connexions aux associations afrodescendantes et la connaissance des enjeux qui traversent les communautés africaines, ait ainsi fait l’objet d’une tentative d’effacement, puis de neutralisation par le Ministère de l’Egalité des Chances. A la place d’une inauguration portée par les Afrodescendants, le programme de lancement donne préférentiellement la parole à des « experts » blancs et à des institutions et organisations blanches, pour lesquels les Afrodescendants sont, non pas des sujets politiques, mais un « public-cible ». Drapées dans leur rôle de « sauveurs » de ces « minorités », les autorités institutionnelles peuvent alors esquiver une confrontation directe avec la pensée critique des Afrodescendants à l’endroit du pacte racial, qui structure la société belge et ses institutions. Cette disqualification de l’ expertise des Afrodescendants est une tactique constante de la part des institutions belges dans leur politique relationnelle avec les communautés africaines. Les rapports de pouvoir coloniaux peuvent ainsi se maintenir en l’état. Ce mode opératoire s’est encore observé dernièrement avec l’ex- Musée Royal d’Afrique Centrale, qui tente de faire passer un ravalement de façade pour de la décolonisation, sous prétexte notamment que des Afrodescendants auraient été « consultés ».

Un plan national anti-raciste, OUI !

Le phagocytage de la Décennie par l’anti-racisme mainstream, NON !

L’un des enjeux de la Décennie est pourtant d’identifier des bonnes pratiques oeuvrant à l’émancipation des personnes afrodescendantes ! A défaut d’avoir invité un large panel d’acteurs et d’associations des communautés afrodescendantes qui, depuis des années, mettent des projets en place en ce sens, les autorités belges ont choisi comme interlocuteur principal ENAR. ENAR est une organisation européenne anti-raciste généraliste. La place centrale attribuée à ENAR est liée au fait que les autorités tiennent à présenter la première ébauche d’un plan national contre le racisme comme action principale à soutenir dans le cadre de la Décennie. Souvenons-nous : la Belgique s’est engagée à mettre en place un tel plan en… 2001 ! Un silence radio de 18 ans, donc, qui s’interrompt commodément avec la décision soudaine de lancer la Décennie. Impossible de ne pas constater que ceci a pour conséquence de diluer la question de la négrophobie dans un anti-racisme généraliste et porté par des acteurs qui, en plus de risquer de dépolitiser la question du racisme anti-noir, occupent la place des premiers concernés. En outre, la place centrale donnée à ENAR par les autorités belges occulte le travail d’autres organismes anti-racistes qui, depuis le contexte belge, traitent des liens entre racisme et colonialité (citons, parmi d’autres, le MRAX qui s’est muni d’un groupe Décolonisation et qui vient de se doter pour la première fois d’une direction féminine et afrodescendante).

Un plan national contre le racisme est un projet urgent à réaliser. Mais, il est hors de question qu’il serve d’alibi à un énième effort d’ignorance organisée, concernant l’expérience noire dans ce pays. Nous appelons, au contraire, à organiser la connaissance concernant cette expérience, à la développer, à la diffuser et à s’en servir pour subvertir les rapports de pouvoir postcoloniaux qui « ordonnent » notre société. Ce travail doit être mené sur tous les fronts – allant de la santé mentale, de l’enseignement et des violences policières à la géopolitique, en passant, entre autres, par les questions de migration, de justice et de réparation. Si un plan national contre le racisme a sa place dans le programme de la Décennie, se posent les questions suivantes : Qui élabore ce plan ? Avec quelle compréhension de ce qu’est le racisme et de son mode opératoire ? Avec quels effets recherchés ? Eu égard à ces questions éminemment politiques, il importe que les Afrodescendants soient étroitement associés au travail à mener sur la dimension du plan destinée au racisme anti-noir.

Un lancement de pacotille sur fond de peur communautaire et du changement qui vient

A ce jour, PAD Belgium s’épuise courageusement à tenter d’expliquer à notre administration pourquoi et comment le lancement de la Décennie pour les Africains et les personnes d’ascendance africaine devrait placer au centre… les personnes d’ascendance africaine. Il est aberrant qu’il faille épiloguer sur le fait qu’une impulsion constructive ne peut venir que des dynamiques associatives portées par les Afrodescendants, au départ de leur position historique, de leur trajectoire et de l’expérience même qu’ils et elles font du racisme anti-noir dans la société belge. Mais puisqu’il faut faire oeuvre de pédagogie, citons le cas du Canada qui, toutes proportions gardées, fait montre d’un contraste évident avec le lancement « de pacotille » que nous prépare la Belgique. Le lancement officiel de la Décennie y a fait suite à une consultation de plusieurs années et à un sommet historique ayant réuni 800 intervenants communautaires noirs pour faire progresser un plan stratégique élaboré par les communautés noires du Canada. Ici, la peur du communautaire et ce qui a tout l’air de correspondre à des formes aiguës de nostalgie postcoloniale, nous éloignent d’une approche qui part des expériences, des diagnostics et des enjeux tels que formulés par les Afrodescendants eux-mêmes. Ce constat nous amène aujourd’hui à marquer notre désaccord avec cette récupération honteuse et à appeler à ce que soient définies les conditions pour assurer aux Afrodescendants belges un rôle central et décisif au sein de cette Décennie.

Célébrons autrement la Décennie pour les Africains et personnes d’ascendance africaine

Pour pallier à l’absence d’initiative étatique, la société civile afrodescendante de Belgique et ses alliés s’organisent à travers l’associatif depuis le début de la Décennie. Sans surprise donc, elle prépare une réponse élégante aux incongruités du lancement officiel prévu ce 25 juin. Bamko-Cran asbl, Café Congo, Bakushinta, Afro Brussels City, Black Speaks Back, Rumbacom scri, La Diaspora Chuchote, CERC, Espace Ochola, Maziwa Makuu Films, GFAIA et ses partenaires francophones et néerlandophones, annoncent « La célébration officielle de la décennie des Afrodescendant.es », ce lundi 24 juin au MuntPunt et ce mardi 25 juin à Café Congo – International Congo House, à partir de 17h30. La célébration réunira 30 artistes, activistes, académiques, entrepreneur.es ainsi que des personnalités issues du monde médiatique et politique, d’origine burundaise, guinéenne, camerounaise, rwandaise, kenyane, brésilienne, sénégalaise, angolaise, congolaise et autres. Lors de cet événement, il s’agira de retracer l’histoire, notamment celle des 100 ans des associations congolaises (1919-2019), de décrire les enjeux et difficultés actuels et de proposer des pistes de solutions. Les actes de la conférence feront l’objet d’un mémorandum remis au Ministères de l’Egalité des chances et aux assemblées législatives. Une copie sera adressée à d’autres ministères et échevinats en charge des domaines-clés de la vie sociale (scolarité, emploi, santé, logement, politique internationale et scientifique).

Associations :

BAMKO-CRAN

Bruxelles Panthères

CADTM Belgique

Change asbl

Intal-Congo

La Diaspora Chuchote

Présences Noires

Personnes :

Gia Abrassart, journaliste décoloniale

Ilke Adam, chercheuse, IES, Vrije Universiteit Brussels

Achaïso Ambali, journaliste

Pascaline Adamantidis, journaliste

Guy Atafo, illustrateur

Rokia Bamba, DJette, conceptrice, réalisatrice sonore

Nadia Bakareke, musicienne

Joachim Ben Yakoub, chercheur Ugent

Hippolyte Bohouo, artiste

Daan Broos, photographe

Sophie Crane, éducatrice socio-culturelle

Lucile Choquet, performeuse féministe décoloniale

Véronique Clette-Gakuba, doctorante, ULB, Présences Noires

Gerty Dambury, afrodescendante, autrice et metteuse en scène

Sarah Demart, chercheuse OSS/CES, Université Saint-Louis Bruxelles

Pierre-Philippe Duchâtelet, enseignant Erg, designer

Inez Elude da Silva, artiste peintre, Directrice du Musée-Valise de l’histoire de l’esclavage parrainé par l’ONU et l’UNESCO (Décennie des Personnes d’Ascendance africaine)

Pelaguie Gbaguidi, artiste

Marie Godin, chercheuse IMI, Oxford University

Line Guellati, comédienne

Nicole Grégoire, chercheuse

Véronique Hidalgo Perez, autrice plasticienne

Wouter Hillaert, journaliste culturel

David Jamar, sociologue, UMONS

Kinch, Développement communautaire, BRAL

Elisabeth Lebailly, chargée de projets, photographe et réalisatrice sonore

Suzy Lievens, professeure retraitée

Po B. K. Lomami, travailleur.se culturel.le, artiste et activiste Congo-descendant.e (Montréal et Mons)

Leslie Lukamba, militante antiraciste et féministe

François Makanga, acteur, comédien

Djia Mambu, journaliste

Doum Memde, Présences Noires

Kat Moutoussamy, militante vidéaste

Olivier Mukuna, journaliste et essayiste

Sorana Munsya, psychologue

Ichraf Nasri, artiste

Justin M. Ndandu, journaliste et analyste politique

Laura Nsengiyumva, artiste-chercheuse Ugent

Emmanuelle Nsunda, chercheuse indépendante, Afrofeminism in progress

Obi Okigbo, artiste-peintre

Marie Peltier, historienne

Monique Phoba Mbeka, cinéaste, productrice, web-journaliste, conférencière décoloniale

Bwanga Pilipili, comédienne

Milady Renoir, poétesse militante

Terence Rion, acteur, comédien

Carol Sacré, anthropologue

Joëlle Sambi, militante afroféministe, slameuse et auteure

Khadija Senhadji, militante décoloniale

Cindy Teme, No Name Collectif

Yasmina Tobbeche, féministe antifasciste et décoloniale

Mireille Tsheusi Robert, présidente BAMKO-CRAN

Martin Vander Elst, anthropologue, UCL

Françoise Vergès, féministe décoloniale

Viviane Vilugron Silva, assistante sociale

Anne Wetsi Mpoma, historienne de l’art

Dorrie Wilson, independent researcher, cultural curator

[1] Cette décision faisait suite à l’année internationale des personnes d’ascendance africaine (2011) et au constat de l’ampleur des problèmes à résoudre pour améliorer la condition des personnes d’ascendance africaine à travers le monde

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