Destituer la position du conservateur-propriétaire pour participer au processus de restitution

Réponses non publiées dans Imagine (mars-avril 2019)

J’ai été interviewé par la revue Imagine qui voulait traiter de la question de la restitution des biens mal acquis. On m’a posé trois questions auxquels j’ai pris le temps de répondre de façon exhaustive. Au final le texte « la délicate question des restes humains » ne gardait que deux vagues citations de moi dans un texte totalement décousu qui ne posait à aucun moment la question des massacres et des crimes coloniaux dans le cadre desquels des chefs traditionnels ont été tué, décapité et dont le pouvoir a été profané au profit de l’établissement de l’hégémonie belge sur le Congo. J’ai donc pris la peine d’apporter des commentaires et des corrections au texte, on m’a tout simplement rétorqué qu’on avait retiré mes citations.

  • Aujourd’hui, je lis les quatre pages de la revue consacrées à « conserver ou restituer les œuvres d’art pillés en Afrique ? ». A nouveau Julien Volper ainsi que l’actuel directeur Guido Gryseels bénéficient d’une largesse de positionnement qui leur permette de développer leurs arguments contre la restitution et pour sa réponse paternaliste : le prêt à long terme. En gros le Musée bénéficie d’une nouvelle vitrine pour développer son point de vue et conquérir de nouveaux visiteurs, c’est-à-dire de nouvelles parts de marché. En effet, dans la conjoncture transnationale actuelle, les Musées du Nord comprennent que l’argument de l’inaliénabilité commence solidement à s’éroder sous le poids des questions posées par les conditions d’acquisition des artefacts. En effet, le fait de posséder des artefacts pillés dans le cadre de crimes coloniaux s’apparente pénalement à du recel d’objets volés. Le cas de la collection Storms est ici sans ambiguïté car l’infraction de recel s’aggrave du fait que ce délit est commis en connaissance de cause. De plus l’exposition et le prestige tiré par le Musée de par l’usage de ces artefacts en tant qu’ “œuvre d’art Tabwa” peut être considéré comme du blanchiment. En effet, si un bénéfice est tiré d’un vol, d’un assassinat ou d’un pillage, la gestion financière de cet avantage patrimonial est lui-même une infraction. Si le procureur du Roi se trouvait contraint d’investiguer une plainte au pénal pour recel d’œuvres volés et blanchiment, celui-ci devrait entendre les suspects sur les raisons de leur attentisme ou de leur révisionnisme et, le cas échéant, les renvoyer sur les bancs de la correctionnelle. Julien Volper insiste sur ce problème : « (…) les musées offrent une ouverture à l’autre, indispensable dans nos sociétés multiculturelles, c’est ainsi qu’il faut les voir, et non comme des lieux de recels d’objets de valeur ».
  • Les conservateurs des musées du Nord qui se comportent comme s’ils étaient propriétaires des artefacts pillés sentent désormais clairement le vent des restitutions tourner. Ils commencent à comprendre que face à une demande de restitution instruite au pénal pour recel et blanchiment, l’argument de l’inaliénabilité risque de faire long feu. En effet, la question de la restitution des crânes de chefs congolais assassinés durant la colonisation se pose désormais au Sénat et fut débattue au Parlement francophone bruxellois en octobre dernier. Par ailleurs, le PS vient de déposer deux propositions de résolution en faveur de la restitution des biens culturels africains. L’hégémonie muséographique acquise par la colonisation s’érode lentement mais inexorablement sur le présent des restitutions. Du coup, le dernier argument de Tervuren c’est l’accessibilité : « Certains objets sont ici depuis plus de cent ans et ont été vus et appréciés par plusieurs générations de Belges » (J. Volper, Imagine, n°132). L’ensemble du budget dépensé pour la restauration et la modernisation des infrastructures muséales de Tervuren peut ainsi être perçu comme une opération visant à renforcer l’accessibilité et les visites, c’est-à-dire à renforcer l’hégémonie du Musée de Tervuren dans le rapport de force post-colonial.
  • Dans ce contexte, Imagine permet au Musée de diffuser sa propagande et d’apparaître comme progressiste, tourné vers l’avenir, sur le chemin de la décolonisation, là où la prise en compte du mouvement réel nous contraint à identifier une politique du statut quo post-indépendance. Le comble est atteint quand suite à une proposition intéressante formulée par Maureen Murphy, historienne des arts de l’Afrique de la Sorbonne qui serait d’exposer des copies des artefacts pillés par la France au roi du Dahomey à la fin du 19e siècle tandis que les originaux seraient restitués à Abomey, le Musée de Tervuren est présenté comme agissant sur un « modèle presque identique » alors qu’il fait en réalité le contraire puisqu’il ne propose d’envisager la restitution que sur le modèle de la digitalisation des archives des colons, ce qui est un paradoxe aussi gros qu’un éléphant empaillé. Même sur la question hautement symbolique de la restitution du crâne de Lusinga à ses ayant droits, Volper ne peut s’empêcher une sortie paternaliste et négrophobe teinté de mépris quand il se trouve contraint d’envisager la restitution : « A qui transférer ces pièces (…) Alors à quelle branche, le chef Lusinga, par exemple, avait huit femme et des dizaines d’enfants ? A son village, à la région du Katanga, au gouvernement congolais ? ». Le racisme négrophobe de cette sortie apparaît dans tout son dédain face à cette demande de restitution faite par Thierry Lusinga Ng’ombe depuis Lubumbashi. De tels arguments racistes sont encore plus intolérables et indignes alors que le professeur Fernand Numbi Kanyepa de l’Université de Lubumbashi lance un appel à un dialogue constructif : « il serait très positif que les autorités belges désignent l’un ou l’autre expert pour participer aux démarches que nous entreprenons depuis Lubumbashi. De manière telle que ce processus de restitution se fasse dans le cadre d’un dialogue constructif » (Bouffioux, Paris Match, 22 février).
  • Finalement l’enjeu peut se résumer au titre de l’interview de Gryseels : « Pour gagner du temps, nous privilégions les prêts à long terme ». Car il est bien question de gagner du temps dans le rapport de force post-colonial. Nulle part il n’est question de répondre aux demandes de restitution par le dialogue constructif. Dommage, Imagine passe à côté du sujet. Plutôt que de gagner du temps, de continuer à agir en propriétaire, il serait peut-être temps de prendre le temps. Après 135 ans de pillages, d’exploitation, de profanation, de recel et de blanchiment, il est devenu urgent de prendre le temps de penser la restitution comme un processus complexe et multi-situé. Il est temps de sortir de l’ethnocentrisme belgo-belge et d’apprendre à répondre d’une façon collaborative à ces demandes qui viennent de Lubumbashi et qui posent la question de l’héritage, de l’inhumation et de la mémoire de Lusinga comme une question vivante, comme une question actuelle, comme une question vitale. Questions anthropologiques et politiques par rapport auxquelles le droit de propriété et les sciences coloniales nous ont très mal préparés. Pour commencer à apprendre à répondre à ces questions post-coloniales, je vous invite à lire les réponses malheureusement non publiées que j’avais tenté d’apporter à Imagine.
https://www.academia.edu/38467533/Destituer_la_position_du_conservateur-propri%C3%A9taire_pour_participer_au_processus_de_restitution

 

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