Des crânes de Congolais sont conservés à l’Université libre de Bruxelles[1], ils sont issus de la conquête coloniale, extorqués pour certains à l’occasion des violences corporelles infligées par des Belges aux populations congolaises.
Les récents débats sur la restitution des biens culturels et des restes humains ont amené l’ULB à organiser une conférence sur le sujet le 15 février 2019. En tant que membres de la diaspora africaine, voici les raisons nous ayant poussé.es à refuser l’invitation à y participer.
Premier parti-pris : de la restitution comme enjeu à celui de la gestion
Devant initialement traiter de la restitution, des réflexions en amont du colloque ont débouché sur un glissement sémantique amenant les organisateurs à parler de « gestion des collections coloniales ». Le débat n’est-il pas biaisé d’avance ? Ne s’agit-il plus de restituer à l’instar de ce qu’a fait le Canada, les Etats-Unis ou l’Australie ? Nous décelons à travers cette opération, une reformulation implicite des enjeux faisant passer une question politique et sociale (réparations postcoloniales, critique des mécanismes de production de la race) dans le registre de la gestion professionnelle d’un patrimoine dont on ne semble pas vouloir problématiser le statut. En parlant de « gestion des collections » et non de restitution, les organisateurs de ce colloque ne semblent vouloir remettre en cause ni la prise ni l’autorité des sciences naturelles sur ces restes humains ; un parti-pris trop grand à nos yeux que pour participer à ce colloque en toute confiance.
Deuxième parti-pris : l’évacuation de la question du racisme contemporain
La question de la restitution ne peut être traitée en l’absence des enjeux liés au racisme anti-noir. Ceux-ci semblent pourtant ne pas faire partie du programme. Avoir à ce point délié restitution et racisme contemporain est pour nous le signe que l’ULB ne souhaite pas questionner en profondeur la trajectoire de ces restes humains. A nouveau un parti-pris, bien trop grand à nos yeux.
D’ici, nous entendons les défenseurs de la cause anti-raciste arguer du fait que les disciplines scientifiques – évoluant de la craniologie à la biologie des populations, en passant par l’anthropologie physique – se seraient défait depuis longtemps de tout ce qu’il y avait derrière elles de pensées biologisantes sur la race. Mais vouloir conserver une prise sur ces objets, et hériter ainsi de la transformation de dépouille sans sépulture, pour certains des ancêtres homicidés par des Belges, en « objet de science », revient à perpétuer le mythe d’une scientificité neutre pouvant s’offrir le luxe de ne pas situer les protagonistes dans une histoire coloniale, et de ne pas s’y situer. Or, ce geste de transformation en objet de science est ce qui dénie aux Africains le droit de se les approprier comme « ancêtres » et comme traces des violences coloniales et des contestations anticoloniales. Une telle « neutralisation » de l’histoire revient à faire de la colonisation, un « contexte » dont nous serions enfin débarrassé. Or, la question de la restitution est l’une des principales voies pour penser les modalités de fabrication de la race, les exigences de réparation, mais aussi, les conséquences de cette épistémologie coloniale sur les discriminations raciales contemporaines.
Rendre public le débat, ne pas servir de caution
Dès lors, nous ne souhaitons pas participer à un colloque où notre présence risque de cautionner des décisions institutionnelles qui, sur fond de discours innovants, ne font que reproduire les mêmes structures de pouvoir. Nous nous méfions de colloques instrumentalisant la présence des associations afro-descendantes pour dire qu’on a discuté en partenariat et qu’ « on a fait le job ».
Le débat sur ces crânes ne pourra être évacué après une simple conférence. La réflexion doit être plus profonde, questionner la trajectoire de ces restes humains, intégrer leur histoire à la production d’un savoir décolonial à l’ULB. Il est aussi de la responsabilité de ces lieux de savoir de débattre de la restitution des biens culturels comme des restes humains, mais encore des éléments de géologie, de cartographie, d’anthropologie, autant de prises hégémoniques, guerrières ou politiques, sur des territoires spoliés. Pour assumer cette responsabilité, il faut entreprendre un travail interne dans les universités et à l’ULB en particulier.
Créer un cadre : première étape pour décoloniser
Dans la pratique, l’ULB devrait entreprendre des réformes. Il n’y a par exemple pas de chaire spécifique sur ces thématiques, contrairement à d’autres universités prestigieuses telles que l’Université Berkeley en Californie ou à Leeds au Royaume-Uni. Aucune université belge n’a de pôle de « Black Studies » ou de « Critical Race Studies » étudiant l’existence de la race comme catégorie sociale en prise avec de multiples formes de pouvoir/savoir sur les corps. « Qui étudie qui, d’où? » est une question décoloniale de la plus haute importance. Décoloniser une université nécessite un diagnostic des carences en termes de politique de partage du pouvoir et une identification des mécanismes d’exclusion. L’année académique 2017-2018 a été l’ « année des diversités » à l’ULB. Quel est le bilan de cette année ? Quels sont les instruments que l’ULB met en place pour lutter contre le racisme institutionnel et scientifique, contre les discriminations raciales ? Trop peu d’universités belges ont pensé à instaurer un guichet anti-discrimination afin de donner suite aux différentes plaintes, dont certaines nous reviennent.
Combien de professeurs afro-descendants à l’ULB en 2019 ? Le sort des étudiants étrangers dont africains est particulièrement édifiant. Les universités belges n’ont pas de réelles politiques visant à alléger les frais d’inscription pour les étudiants étrangers hors UE ; ceux-ci ont fortement augmenté et dépassent de loin les frais des étudiants européens, pour les ressortissants de certains pays africains, latino-américains, etc.
Le débat sur la restitution doit s’inscrire dans une radioscopie du racisme institutionnel, scientifique et des discriminations dans nos universités et à l’ULB et déboucher sur des mesures concrètes reliant réparation et lutte contre les discriminations. Comment s’étonner de la recrudescence d’actes négrophobes si les universités prennent ces questions avec autant de « neutralité » feinte ?
Bamko Asbl
Café Congo
Change Asbl
Collectif Présences Noires
Galeries ArtDéCycles
Nouveau Système Artistique (www.afrobrusselscity.com)
Rumbacom
Laura Nsengiyumva (artiste)
[1] Michel Bouffioux, 2018.
“Ce que le Blanc perçoit comme une information, un savoir, un objet de divertissement ou de curiosité, le Noir le reçoit comme une injure, un affront explicite, directement adressé à sa dignité” (Norman Ajari, La dignité ou la mort. Ethique et politique de la race, p. 96)
Crâne de Lusinga : une première demande de restitution congolaise
Thierry Lusinga NGombe n’est pas le seul à souhaiter le retour du crâne au Congo. Des universitaires de Lubumbashi, tel le professeur Fernand Numbi Kanyepa préconisent plutôt une demande de restitution collective impliquant la communauté Tabwa. | © Ronald Dersin
Un homme résidant à Lubumbashi affirme être l’un des descendants du chef Lusinga dont le crâne est conservé au Musée des sciences naturelles à Bruxelles. Il réclame le retour au Congo des restes de son ancêtre présumé pour qu’il bénéficie de « funérailles dignes et respectueuses ». Thierry Lusinga NGombe accepte de prouver sa filiation par une analyse génétique comme l’avaient exigé les autorités belges… Sauf que ces dernières ne sont plus favorables à la réalisation d’un tel test ADN. Par ailleurs, des scientifiques congolais de l’Université de Lubumbashi préparent une demande de restitution collective, impliquant la communauté Tabwa.
Dans une boîte qui se trouve à l’Institut Royal des Sciences naturelles de Belgique repose le crâne de Lusinga lwa NGombe. En décembre 1884, ce chef du peuple Tabwa qui vivait dans la région du lac Tanganyika fut décapité lors d’une expédition punitive commanditée par Emile Storms. En mars 2018, Paris Match Belgique avait publié un important dossier exposant les crimes commis par ce militaire belge qui dirigea la 4ème expédition de l’Association Internationale Africaine, une entreprise privée présidée par le roi Léopold II. A son retour en Belgique, l’officier fut décoré et, aujourd’hui encore, une statue lui rend hommage dans un square bruxellois, à deux pas du siège de la Commission européenne. Storms est revenu de son séjour de prédation en Afrique avec un « butin ». Il recelait notamment les crânes de 3 chefs qu’il avait fait assassiner : Lusinga, Mpampa et Maribu. Mais aussi plusieurs statuettes et d’autres artefacts qui, après avoir séjourné dans la maison ixelloise de l’officier, rejoignirent les collections du Musée du Congo (ancienne appellation de l’actuel Musée Royal de l’Afrique centrale). En 2019, certains de ces objets acquis en marge de crimes et d’exactions d’une violence inouïe (villages rasés par des mercenaires esclavagistes, pillages, viols, massacre de dizaines de personnes …) sont toujours mis en exposition au Musée de Tervuren.
En mai 1886, les crânes ramenés en Belgique par Emile Storms ont été l’objet d’un exposé devant un auditoire de la Société d’Anthropologie de Bruxelles (SAB). Durant celui-ci le professeur Emile Houzé pérora sur l’infériorité de certaines races humaines. Après la mort de Storms, les 3 crânes furent légués par l’épouse du militaire à l’incontournable Musée du Congo où ils rejoignirent une « collection d’anthropologie anatomique » constituée de 289 crânes, de 12 fœtus, de 8 squelettes ainsi que d’autres ossements, des masques et des moulages. Nous avons relaté une partie de l’histoire de ces restes humains mais elle reste largement à écrire alors que cette « collection Musée du Congo » est toujours conservée à Bruxelles, plus précisément à l’Institut Royal des Sciences Naturelles de Belgique (IRSNB) où elle fut transférée en 1964. Malheureusement, les dossiers d’acquisition, en d’autres termes des archives qui permettraient d’en savoir plus sur l’histoire de ces restes humains, ont été égarés.
« Si une famille congolaise apparentée devait les réclamer, je serais favorable à une évolution du cadre légal »,
Au printemps dernier, la publication de l’enquête de Paris Match Belgique avait créé un certain malaise. C’est peu de l’écrire. Il est vrai que, parmi d’autres constats, nous faisions celui d’une communication étonnement erronée du gouvernement fédéral belge. En août 2016, lorsqu’un sénateur demanda au Secrétariat d’Etat à la politique scientifique de lui faire un inventaire des restes humains présents dans les établissements scientifiques fédéraux (ESF), l’exécutif évoqua les « collections » de l’IRSNB en ces termes : « les restes humains provenant d’Afrique, d’Asie, d’Amérique et d’Océanie comptent environ 687 items. Il s’agit principalement de crânes et fragments osseux, et de quelques squelettes fragmentaires ou complets, dont deux moulages. Nous ne connaissons pas le nom des individus. » L’histoire du crâne de Lusinga démontre le contraire : le nom de cet « individu » était bel et bien « connu », autrement dit le crâne était clairement identifié dans les collections du Musée et son histoire était même connue pas plusieurs scientifiques belges en dehors du l’IRSNB.
La déclaration du gouvernement fédéral belge en 2016 faisait aussi état d’une intention : « Les ESF (…) seraient favorables à l’organisation du retour des restes humains correspondant à des individus identifiés et réclamés par des personnes apparentées. Se pose alors la question de l’inaliénabilité des collections de l’État. (Cela) devra passer par l’adoption d’un cadre légal. » En mars 2018, Camille Pisani, la directrice générale de l’IRSNB nous exprima un point de vue similaire alors que nous l’interpellions à propos du crâne de Lusinga : « Si un descendant demandait à récupérer ces restes humains identifiés, je donnerais un avis favorable. Il faudrait cependant des garanties en termes d’identification, notamment via un test ADN. J’ajoute que ces items font partie du patrimoine de l’État et que s’en séparer impliquerait un travail législatif car ce cas de figure se présenterait pour la première fois en Belgique. »
En mars 2018, alors qu’elle était encore la secrétaire d’Etat à la politique scientifique du gouvernement fédéral, Zuhal Demir (N-Va) abondait dans le même sens : « Nous ne sommes pas responsables de ce qui s’est passé il y a plus de cent ans, mais nous le sommes de ce que nous faisons de ces restes humains aujourd’hui. Clairement, ces crânes ne sont pas des objets de musée. Ce sont des restes de personnes humaines identifiées. Nous leur devons le respect. Dès lors, si une famille congolaise apparentée devait les réclamer, je serais favorable à une évolution du cadre légal afin de permettre leur restitution ». Plusieurs présidents de partis politiques francophones ont exprimé des points de vue semblables.
Fin septembre 2018, le discours gouvernemental était apparu en retrait. Au parlement, Zuhal Demir déclarait alors que « le thème du rapatriement de restes humains est une question sensible et complexe ». Elle évoquait alors la création d’un « groupe de travail administratif » promis à l’étude d’« une approche globale concernant la possibilité de rapatrier des restes humains », « tout en examinant si cela est souhaitable ». Cela allait déboucher, annonçait-on, sur « d’éventuelles proposition d’adaptation du cadre juridique » qui devaient être soumises au gouvernement. Mais ensuite Mme Demir s’en est allée du gouvernement en compagnie de ses collègues de la droite nationaliste flamande et le groupe de travail n’a pas… travaillé pendant des mois. Toutefois, il vient de se reformer sous la houlette de la nouvelle Ministre de la Politique scientifique, Sophie Wilmes (MR) qui découvre le dossier. C’est dans ce contexte belgo-belge un peu compliqué qu’intervient la demande de restitution du crâne de Lusinga.
« Nous estimons que le droit de revendiquer sa dépouille revient à notre famille. »
Cette revendication a été formulée officiellement à la fin du mois d’octobre 2018 mais son cheminement a été bien plus long. Quelques semaines après la publication de notre enquête en mars 2018, laquelle a connu un écho considérable en République démocratique du Congo via les réseaux sociaux, un habitant de Lubumbashi nous a contacté. Thierry Lusinga Ngombe affirme être l’un des descendants du chef décapité. Fonctionnaire à la division provinciale de l’habitat, cet homme nous a prouvé son identité civile en nous donnant copie de sa carte d’identité et de son acte de naissance. Toutefois, vu le mode de transmission des patronymes au Congo, ces éléments ne sont pas en eux-mêmes des preuves de la légitimité du demandeur. D’autre part, M. Lusinga fournit des données généalogiques et, informé de la volonté des autorités belges de procéder à une comparaison entre l’ADN du crâne et celui de tout demandeur avant de procéder à une reconstitution, il s’est d’emblée déclaré favorable à la réalisation d’une telle expertise génétique.
Vers la fin du mois d’octobre 2018, l’un de ses amis a séjourné en Belgique dans le cadre d’un travail de recherche universitaire. A cette occasion, nous avons pu réceptionner une lettre de demande officielle rédigée par le demandeur. Celle-ci était adressée au Roi – nous l’avons d’ailleurs transmise au Palais royal. Dans ce document daté du 10 octobre 2018, Monsieur Lusinga écrit : « Nous avons l’honneur de vous adresser cette lettre dont le sous-bassement est une plaie dans l’histoire de notre arrière-grand père qui avait opposé une résistance farouche à l’occupation belge durant la période coloniale. Cette histoire nous avait été racontée de bouche à oreille par nos parents, c’est-à-dire de génération en génération. (…) Nous estimons que le droit de revendiquer sa dépouille ou le reste de sa dépouille revient à notre famille. Nous souhaitons que ce dossier se passe à l’amiable, dans des circonstances de pardon mutuel, afin d’écrire une nouvelle page de l’histoire. (…) Nous sommes prêts à nous soumettre à toutes les exigences, aux conditions pour fournir les preuves de paternité, afin d’organiser le processus de rapatriement. »
« Le scénario que j’avais envisagé est en fait une impasse »
Le 31 octobre 2018, nous avons transmis la lettre à la directrice du Musée des Sciences naturelles qui, elle-même, a fait suivre cette demande au Secrétariat d’État à la Politique scientifique. Afin de faciliter la réalisation d’un test génétique, M. Lusinga nous avait fait parvenir différents échantillons : un prélèvement de salive sur un coton-tige, un mouchoir en papier imprégné d’une goutte de son sang, une mèche de cheveux avec racine. A la mi-novembre 2018, nous avons constaté que ces échantillons n’étaient pas réclamés par les autorités. Le Musée des sciences naturelles nous alors signalé que le demandeur devrait patienter parce que la comparaison génétique impliquait un prélèvement sur le crâne et que ces « analyses destructives » devaient dont être faites avec la plus grande prudence car « on n’a pas droit à plusieurs essais ». Quelques semaines plus tard, il nous a été dit que les échantillons donnés par M. Lusinga ne pourraient pas être utilisés mais que le demandeur serait bientôt contacté afin que d’autres prélèvements puissent être réalisés dans les règles de l’art à Lubumbashi.
Les mois se sont écoulés et c’est en accord avec M. Lusinga que nous avons choisi de ne pas médiatiser sa revendication avant de connaître le résultat de la comparaison ADN. Toutefois, nous venons d’apprendre que la directrice du Musée des sciences naturelles n’est désormais plus favorable à la réalisation d’un test génétique. Lors d’un entretien téléphonique, Camille Pisani nous l’a expliqué en ces termes : « Le scenario que j’avais envisagé est en fait une impasse. Je me suis renseignée auprès de spécialistes en criminalistique. Lusinga a vécu dans les années 1880, ce qui dire veut qu’il y a eu 4 ou 5 générations entre lui et la famille qui réclame son crâne. On peut espérer arriver à des rapprochements entre l’ADN prélevé sur le crâne et celui du demandeur mais certainement pas au point d’établir une filiation certaine. »
On notera cependant que la mère du demandeur, soit l’arrière-petite fille présumée du chef Lusinga est encore en vie, ce qui raccourci la « distance génétique » entre le crâne et la famille qui le réclame. En outre, le point de vue pessimiste du Musée belge sur les résultats que pourraient apporter l’approche génétique est relativisé par des biologistes généticiens que nous avons consulté en Suisse, en France et aux États-Unis.
« Établir un lien ancestral de 4 générations s’inscrit parfaitement dans le cadre de la technologie moderne »
Selon Hocine Rekaik, l’un des collaborateurs scientifiques du réputé généticien Denis Duboule (École Polytechnique fédérale de Lausanne), « il y a bien entendu une perte génétique importante sur 3 ou 4 générations. Une analyse ne donnerait certes pas une filiation certaine, mais elle pourrait produire de l’information conduisant à crédibiliser ou à invalider la demande. On ne peut pas savoir à l’avance ce que l’on va trouver. Le résultat dépend aussi de l’investissement que l’on met dans ce type de recherche. On peut aller très loin à notre époque où l’on est capable de séquencer le génome humain.». Depuis Brest, le professeur de génétique Claude Férec (INSERM) estime que « si le crâne possède des marqueurs génétiques très spécifiques, cela peut donner de l’information intéressante. Mais quant à arriver à une certitude ou à une exclusion en termes de filiation, cela sera difficile ». Ce n’est cependant pas l’avis de Mary-Claire King, la sommité dans le domaine. Cette généticienne a découvert en 1990 le gène BRCA1 responsable de la forme héréditaire du cancer du sein. Elle est aussi spécialiste de l’utilisation de la génétique appliquée aux droits humain. Depuis Washington, cette chercheuse nous écrit qu’« il doit être possible de déterminer si le chef Tabwa tué en 1884 est lié au descendant présumé qui réclame la restitution de son crâne. Établir un lien ancestral de 4 générations s’inscrit parfaitement dans le cadre de la technologie moderne. Il existe certainement des laboratoires en Europe qui pourraient effectuer cette analyse.génomique.»
On l’a vu, ce n’est pas le point de vue actuel de la directrice du Musée qui estime par ailleurs que les informations généalogiques sont difficilement vérifiables dans un tel dossier au motif qu’« il n’y avait d’état civil au Congo en 1880 ». Partant, Camille Pisani a envoyé une note au cabinet de la Secrétaire d’Etat à la Politique scientifique préconisant d’abandonner la possibilité de restituer les crânes identifiés dans le cadre de demandes individuelles. « En cas de restitution de restes humains, cela devrait se faire d’État à État, c’est d’ailleurs comme cela que mes collègues des Musées à l’étranger se sont aussi positionnés quand ils ont été confrontés à cette question. », nous dit-elle.
« Cette question ne concerne pas que le cas particulier de Monsieur Lusinga »
Au secrétariat d’Etat à la Politique scientifique, le directeur de la communication nous livre ce commentaire qui, avec d’autres mots, ne dit pas autre chose : « Madame la Ministre a entamé les démarches nécessaires pour avancer dans ce dossier. Depuis sa prise de fonction il y a quelques semaines, elle consulte afin d’élaborer un groupe de réflexion sur la problématique générale de l’origine des œuvres d’arts dans les musées, en coopération avec les établissements scientifiques et les pays d’origine. Dans ce cadre-là sera abordée la question du statut des restes humains mais aussi les aspects spécifiques aux procédures de demandes de restitution. Cette question ne concerne pas seulement le cas particulier de Monsieur Lusinga. Nous tâchons d’avancer sur ce dossier de la façon la plus objective et « globale » possible ; le tout dans la limite du cadre des affaires courantes. »
L’une des manières d’avancer dans ce dossier pourrait être aussi de donner un accusé de réception officiel au demandeur qui, à ce jour, n’a encore rien reçu de tel du Musée des sciences naturelles, du secrétariat d’État ou du Palais royal. Dans ce contexte, il nous a demandé de faire connaître publiquement sa requête. Communiquer à propos de cette demande ne consiste évidemment pas à lui donner un brevet de légitimité. En effet, de nombreuses questions restent entières. En termes scientifiques mais aussi éthiques. Thierry Lusinga est-il le seul prétendant possible à la restitution du crâne ? N’y-a-t-il pas d’autres descendants légitimes ? Doit-on rendre ce crâne à un individu plutôt qu’à une collectivité qui représenterait le peuple Tabwa dont le chef décapité faisait partie ? Doit-on envisager la légitimité d’une demande de restitution au travers de seuls critères européens : l’acte d’état civil évoqué par la directrice du Musée ?
Lors de la sortie de notre enquête en mars 2018, nous avions déjà discuté de ces questions avec l’anthropologue Martin Vander Elst (UCL). Il voyait dans la demande d’un test ADN, une manifestation de « la non-préparation des institutions muséales belges aux questions de restitution. » A la lumière de l’évolution de ce dossier, on ne peut évidemment pas lui donner tort. Ce scientifique ajoutait que, de toute manière, le test ADN tel qu’il avait été envisagé nécessitait « une validation par la famille et la communauté » et son couplage « à d’autres formes d’interprétations et de constructions généalogiques. » Il estimait encore, en se référant à des contacts avec des collègues congolais que « la question posée en Belgique en termes de restitution se pose au Congo comme une question d’héritage. Il s’agit d’un problème de succession complexe, car précisément l’action coloniale a eu des conséquences importantes sur la transmission du pouvoir chez les Tabwa comme dans d’autres régions du Congo. »
« Il faut impliquer la communauté Tabwa »
D’ailleurs, dans l’Est du Congo, Thierry Lusinga n’est pas le seul à porter un intérêt au retour du crâne Lusinga. Un groupe de réflexion informel s’est créé sur la question au sein de l’Université de Lubumbashi. L’un de ses participants, Fernand Numbi Kanyepa, professeur de sociologie, est originaire des environs du village de Lusinga. Il est aussi le neveu de Kyeupe, l’actuelle cheffe Lusinga. Est-elle alors l’héritière toute désignée ? Pas sûr, non plus. Comme nous l’explique Fernand Numbi Kanyepa, « le chef Lusinga qui fut décapité appartenait à la même famille que le chef Kansabala, le clan des bena-Kansanga qui s’établirent dans les années 1870 près de salines sur la Lufuko, à l’ouest de Mpala. Après la mort de Lusinga, Kansabala s’empara de son pouvoir et nomma un nouveau chef Lusinga sous son autorité. Une configuration hiérarchique qui persiste aujourd’hui et qui fait de Kyeupe, une sous-cheffe par rapport au chef Kansabala actuel. » Tragique coïncidence, un récent chef Kansabala, Albert Kisimba Kabonde, a lui-même été assassiné par un groupe armé en juin 2018. Un site d’information congolais rapportant que « ses assaillants l’ont décapité et ont circulé avec sa tête comme trophée.»
Sans se prononcer sur la validité de la demande de Thierry Lusinga, le professeur Kanyepa souhaite qu’il soit « associé à une demande de restitution collective (ndlr : des démarches en ce sens sont actuellement menées). Il faut impliquer la communauté Tabwa afin qu’au jour du retour, l’ensevelissement du crâne du chef Lusinga se fasse à l’endroit où reposent les autres chefs coutumiers qui lui sont apparentés. » Selon lui, le lieu idoine est la localité de Kayobwe, sur le territoire de Moba, dans la collectivité de Kansabala. M. Kanyepa précise que la région où vit l’actuel chef Kansabala est difficile d’accès. Avec des collègues scientifiques, il travaille donc à la mise sur pied d’un voyage d’étude sur le territoire de Moba afin d’informer toutes les personnes qui pourraient se sentir concernées par le retour du crâne du chef décapité. Le sociologue congolais estime à cet égard qu’« il serait très positif que les autorités belges désignent l’un ou l’autre expert pour participer aux démarches que nous entreprenons depuis Lubumbashi. De manière telle que ce processus de restitution se fasse dans le cadre d’un dialogue constructif ». Il ajoute qu’« outre la chefferie actuelle, l’association socioculturelle Bunvuano bwa Batabwa qui rassemble les Tabwa originaires du territoire de Moba, pourrait aussi vouloir prendre part à ce débat sur la restitution du crâne ».
On le voit, le dossier est complexe. Mais tous nos interlocuteurs congolais se rejoignent sur un même souhait : que la restitution du crâne se fasse via la famille ou des représentants de la communauté Tabwa, plutôt que d’État à État. « La cérémonie du retour du crâne de ce résistant présente des enjeux symboliques et rituels très importants. Ce crâne ne doit pas passer par Kinshasa et il serait encore plus malheureux qu’il y demeure à la suite d’une restitution d’État à État. Le chef Lusinga doit revenir dans la région où il vivait. Il doit être enterré avec le respect dû à son rang, près des autres chefs coutumiers. Cela n’empêche pas d’associer l’État congolais à la cérémonie qui aura lieu lors de son retour. » On l’a compris ce n’est pas vraiment la présente position de la ministre de la Politique scientifique mais divers contacts avec son cabinet nous ont laissé entendre que rien n’était figé. L’un des enseignements clairs du moment est en tous les cas que les responsables politiques belges doivent enfin plancher sérieusement sur la question de cette restitution ; Un dossier évidemment connexe à celui de la restitution de biens culturels mal acquis pendant l’époque coloniale et proto-coloniale, comme en témoignent les statuettes volées à Lusinga qui sont exposées au Musée de Tervuren.
« Relier le passé au présent »
En octobre 2018, le Parlement bruxellois a précédé toutes les assemblées du pays en organisant un colloque sur la restitution des biens culturels africains et des restes humains. Initié par l’asbl afro-descendante Bamko-Cran, sous la présidence de Julie De Groote (CDH) et avec la participation engagée de députées telles que Simone Suskind (PS) et Zoé Genot (Ecolo), cette démarche vient de déboucher sur un projet de résolution soutenu à l’unanimité. Ce texte demande à la Chambre et au Sénat de se pencher à leur tour sur la question de « l’éventualité d’un retour des biens culturels africains et, en priorité et par respect pour la dignité humaine, la restitution des restes de personnes humaines identifiées ». On remarquera que l’un des considérant de cette résolution qui engage aussi le MR, parti auquel appartient l’actuelle Ministre de la Politique scientifique entérine l’idée que par « respect pour la dignité humaine », il y a « nécessité de restituer les restes de personnes humaines identifiées à leur famille ou à l’État, qui en ferait la demande ». En outre, une proposition de résolution concernant l’optimisation de la coopération entre l’autorité fédérale et les entités fédérées en matière de biens culturels et patrimoniaux africains a été déposée à la chambre par des élus PS. Ces derniers insistent pour que « le statut des ossements humains et l’hypothèse de leurs « restitutions » soient considérés en priorité par respect pour la dignité humaine.»
Le 15 février dernier, c’est l’Université Libre de Bruxelles, dans le prolongement de l’enquête publiée par Paris Match Belgique qui s’est penchée sur ses collections coloniales de restes humains dans le cadre d’un grand colloque intitulé « De l’ombre à la lumière ». A cette occasion, le recteur Yvon Englert déclara : « Notre défi n’est pas seulement de trouver une issue décente au problème que pose la présence en nos murs de crânes issus de la colonisation. Il est aussi (…) de relier le passé au présent et d’interroger la manière dont le passé colonial inspire les pratiques discriminatoires qui persistent dans notre société. » Ce défit est aussi celui de toute la société belge.