Par Olivier Mukuna
Lusinga Iwa Ng’ombe. Si le nom de ce chef régional congolais revient dans l’actualité, 134 ans après son assassinat par le colon belge Emile Storms, c’est grâce au méticuleux travail d’enquête du journaliste (1). Artisan de ce journalisme utile et citoyen, mon confrère a exhumé l’un des épisodes criminels de « ce passé qui ne passe pas ». De cette mémoire coloniale à trous béants qui, au 21ème siècle, souffre toujours d’un manque de construction décoloniale.
Dans cette enquête, on apprend d’abord que le crâne du Roi Lusinga est conservé à l’Institut Royal des Sciences Naturelles de Belgique (IRSNB) ; que la direction de l’IRSNB se dit prête à restituer ces restes humains aux descendants du chef congolais assassiné ; qu’enfin Emile Storms, plutôt qu’un militaire belge à glorifier, était surtout un prédateur sanguinaire, un criminel de guerre, un boucher-collectionneur de têtes coupées de chefs congolais insoumis. Jusqu’à ramener 3 crânes royaux à son domicile de la chaussée d’Ixelles, artère entourant ce qui deviendra plus tard Matonge, le célèbre quartier africain de Bruxelles…
A l’évidence, tout cela pose questions et interroge notre responsabilité actuelle. Comme le résume avec brio Michel Bouffioux : « Comment le crâne de Lusinga est-il arrivé dans cette boîte que le musée des sciences naturelles réouvre à notre demande ? Est-il éthique qu’il reste ainsi à l’abri des regards, muet, oublié ? La Belgique n’est-elle pas confrontée au devoir moral de le restituer aux descendants de ce chef, afin qu’il puisse trouver une sépulture descente ? Quelle histoire dans l’Histoire, nous racontent ces restes humains ? Voici quelques-unes des questions que pose cette enquête.» A l’heure de l’immédiateté, des vidéos pour langage universel et de la paresse intellectuelle pour première « compétence » moderne, pourquoi prendre le temps de lire cette enquête ?
Parce qu’il s’agit d’une histoire que, 134 ans plus tard, on n’apprend toujours pas à l’école ni dans les universités du Royaume de Belgique. Une histoire qui poursuit ses incidences sociopolitiques et psychologiques néfastes dans notre présent. Une histoire belgo-congolaise qu’il nous faut assumer pour en finir avec ce continuum colonial, truffé d’amnésies opportunes et de révisionnismes insupportables.
Boycott médiatique
Autant l’avouer, cet article de Michel Bouffioux m’a doublement bouleversé. D’un point de vue professionnel, d’abord : aucun-e autre confrère ou consoeur belge francophone n’a écrit pareille enquête, aussi fouillée qu’accessible, sur un des sujets résolument tabou du plat pays. Ce sont là 20 ans d’expérience qui parlent. D’aussi loin que je m’en souvienne, chacune de mes propositions d’article, centrée ou en orbite du passé colonial belge, ont été boycottées ou censurées par mes rédacteurs en chef belgo-blancs. En cela, Michel a déjà réussi un exploit. Les temps changent.
Rigoureuse et sensible, la production narrative comme les prolongements de son enquête n’offrent aucune prise à la critique journalistique. Récit et interviews soulèvent au contraire questions et réflexions d’intérêt public. Comme l’ont bien compris la membre compétente du gouvernement fédéral ainsi que six présidents de partis francophones. Nous y reviendrons.
A l’évidence, tout cela pose questions et interroge notre responsabilité actuelle. Comme le résume avec brio Michel Bouffioux : « Comment le crâne de Lusinga est-il arrivé dans cette boîte que le musée des sciences naturelles réouvre à notre demande ? Est-il éthique qu’il reste ainsi à l’abri des regards, muet, oublié ? La Belgique n’est-elle pas confrontée au devoir moral de le restituer aux descendants de ce chef, afin qu’il puisse trouver une sépulture descente ? Quelle histoire dans l’Histoire, nous racontent ces restes humains ? Voici quelques-unes des questions que pose cette enquête.» A l’heure de l’immédiateté, des vidéos pour langage universel et de la paresse intellectuelle pour première « compétence » moderne, pourquoi prendre le temps de lire cette enquête ?
Parce qu’il s’agit d’une histoire que, 134 ans plus tard, on n’apprend toujours pas à l’école ni dans les universités du Royaume de Belgique. Une histoire qui poursuit ses incidences sociopolitiques et psychologiques néfastes dans notre présent. Une histoire belgo-congolaise qu’il nous faut assumer pour en finir avec ce continuum colonial, truffé d’amnésies opportunes et de révisionnismes insupportables.
Un mois, jour pour jour, après sa publication, l’enquête sur le crâne de Lusinga n’a fait l’objet que d’une reprise médiatique. Soit un article de bonne facture, publié dans le quotidien La Libre, signé par notre confrère Jean-Claude Matgen. (2) Bien sûr, voilà qui nous change de l’apologie du colonialisme belge auquel se livre d’habitude ce journal catholique via la médiatisation récurrente de tribunes indigestes de pseudo-intellectuels (3). Mais sur trente jours, cette unique recension de Lusinga ajoute aux interrogations déjà posées.
Pourquoi aucun autre média belge ne s’est-il emparé de cette affaire d’intérêt national ? Pour quelles raisons ce sujet éminemment journalistique, interrogeant monde politique et responsabilité citoyenne, passe-t-il sous les radars de la majorité des médias francophones ?
A plus forte raison lorsque l’actuelle secrétaire d’État à la Politique scientifique, Zuhal Demir (N-VA), compétente pour les Établissements scientifiques fédéraux dont l’IRSNB, s’est rapidement exprimée sur le sujet, le 30 mars dernier : « Nous ne sommes pas responsables de ce qui s’est passé il y a plus de cent ans, mais nous le sommes de ce que nous faisons de ces restes humains aujourd’hui […] Clairement, ces crânes ne sont pas des objets de musée. Ce sont des restes de personnes humaines identifiées. Nous leur devons le respect. Dès lors, si une famille congolaise apparentée devait les réclamer, je serais favorable à une évolution du cadre légal afin de permettre leur restitution. » (4)
A plus forte raison encore, lorsque, ce vendredi 20 avril, Elio Di Rupo (PS), Olivier Chastel (MR), Olivier Maingain (Défi), Peter Mertens (PTB), Patrick Dupriez (Ecolo) et Benoît Lutgen (CDH) se rejoignent favorablement sur « le principe d’une restitution des crânes de la ‘collection Storms’, dont celui du chef Lusinga »… (5)
Au regard du fonctionnement de notre démocratie représentative, il existe donc assurément une majorité politique pour débattre et décider des suites politiques à donner au résultat… d’une enquête journalistique.
Que faut-il d’autre pour susciter l’intérêt des médias de presse écrite et audiovisuels ?
Généralement attentifs à ce que fait « la concurrence », où sont Le Soir, La Dernière Heure, le Vif-l’Express, la RTBF ou RTL-TVI ? Que comprennent-ils d’un sujet qui soulève un débat crucial longtemps frappé de tabou politico-mémoriel ? Avec mention kafkaïenne toute particulière pour la RTBF, productrice d’un reportage audiovisuel judicieusement titré «Les médias ont-ils un problème avec les Noirs ? » (6), puis d’un débat radio (d’une heure !) intitulé « Colonisation belge : le grand tabou ? »… sans que ne soit cité une seule fois l’existence de l’enquête sur Lusinga ou qu’en amont, les journalistes aient eu l’idée d’inviter son auteur, leur confrère, pour la présenter. (7)
Pourquoi, enfin, les positions politiques de six présidents de parti francophones (dont les médias scrutent et répercutent faits et gestes) ne les intéressent pas lorsqu’il s’agit de Lusinga, du passé colonial et des citoyens afro-descendants ?
Un mois après la sortie de l’enquête de Michel Bouffioux, de ses prolongements diffusés sur un site dédié à Lusinga (8) et, maintenant, de la position unanime de six partis, force est de constater que la majorité des médias persiste à boycotter le sujet ! A ne pas le traiter en temps et en heure. A refuser de faire leur travail. A ne pas répercuter des informations inédites qui ont pourtant poussé l’Exécutif et six partis à se positionner. Du jamais vu ! Souvent, ce sont de riches particuliers, de puissants notables ou des politiciens influents qui tentent d’enterrer et censurer des infos « dérangeantes ». Sur Lusinga, ce sont les médias…
Injustice mémorielle
Cette enquête m’a également interpellé du point de vue de mes origines congolaises. Ce qui est assez rare dans ma consommation d’articles, de revues de presse et autres JT. C’est les larmes aux yeux que j’ai parcouru le récit de « l’expédition Storms » au Congo. Lecture qui a créé ce moment que je n’attendais plus dans ce plat pays structurellement négrophobe où je suis né. Pour la première fois de ma vie, à 47 ans, j’ai lu un article belge rendant justice à mes aïeux paternels. Historiquement et humainement. Justice à nos courageux ancêtres noirs qui ont résisté à l’occupation, la colonisation et la barbarie blanches ; en y perdant leurs proches, en y laissant leur vie, en y préservant, pour l’éternité, leur dignité.
En Europe, à juste titre, on évoque et médiatise souvent le sacrifice des résistants au nazisme. Il en va tout autrement pour celui des résistants aux colonisations européennes. Pour tous les Lusinga du continent africain, c’est l’oubli perpétuel, l’invisibilisation médiatique, la minimisation historique. Avec détermination, il nous faut rejeter ce double standard, cette injustice mémorielle, cette hiérarchisation arabo-négrophobe. Pour au moins une bonne raison, ramassée en son temps par une formule décapante de Maître Jacques Vergès : « Le nazisme est l’enfant du colonialisme ».
Chez nous, au Nord
Il y aura bientôt 5 ans, pour introduire la diffusion d’une lettre ouverte du politologue Maximin Emagna adressée aux Autorités belges francophones, j’écrivais ceci :
« Même au sein de la classe politique belge, beaucoup ignorent jusqu’à la définition du terme. Alors sa réalité institutionnelle dévastatrice pour nombre d’individus et de familles depuis des décennies… Né-gro-pho-bie ! Cette peur-rejet du nègre insufflée par le racisme bénéficie d’une invisibilité sociopolitique. Complète, voulue, entretenue. Tandis que les mots “islamophobie” et “homophobie” font partie du langage courant, la “négrophobie”, elle, végète au fond d’un lac de résignation et d’indifférence « bien de chez nous ». Normal, dans un pays qui rejette obstinément tout vrai débat médiatique sur son lourd passif colonial ? Normal, dans un pays où la Justice et les médias élèvent le torchon raciste « Tintin au Congo » au rang d’œuvre culturelle intouchable ? Normal, dans une société qui consolide une hiérarchisation raciale et paternaliste au bas de laquelle les citoyens d’origine africaine sont sommés de « rester à leur place » ? »… (9)
Qu’est-ce qui a changé depuis ? Frappé d’indécence politiquement incorrecte, les termes négrophobie structurelle sont toujours inusités en Belgique francophone. En revanche, ce qui a changé, c’est la prise de conscience, toujours plus grande, du lien entre ces mots «interdits» et le devoir de mémoire coloniale.
A l’image de la récente étude de la Fondation Roi Baudouin confirmant que les afro-descendants de Belgique, surdiplômés, sont surreprésentés au chômage (10) ; à l’image de la médiatisation, en temps et en heure, de ladite étude par le site de la RTBF (11) ; à l’image encore du large traitement médiatique consacré aux vandalisme des bustes coloniaux ou aux meetings provocateurs de belgo-blancs persistant à vouloir «rendre hommage » au génocidaire Léopold II, et donc à tous les Storms qui ont spolié, violé et assassiné en son nom au coeur de l’Afrique.
Comment ne pas comprendre qu’il existe un lien historique entre les discriminations structurellement négrophobes (emploi, logement, enseignement) et le refus d’un véritable aggiornamento sur notre passé colonial ? Comment ne pas comprendre qu’il persiste un continuum colonial entre l’époque où était valorisé de ramener à Bruxelles des têtes décapitées de « chefs nègres » et notre temps où la relégation afro-descendante demeure structurelle ? Comment continuer à ne pas comprendre que tout afro-descendant conscient exige réparations afin que cesse, comme l’exhortait Aimé Césaire, notre statut de « citoyen entièrement à part » au profit d’une « citoyenneté à parts entières » ?
C’est aussi pour ces raisons profondes que l’enquête de Michel Bouffioux ne peut être remisée au placard des cold case ou drapée d’un silence médiatique. Exhumant notre passé pour mieux questionner notre présent, son sujet est l’affaire de tous. Comme l’ont parfaitement saisi les dirigeants politiques sollicités, certes six mois avant l’échéance des élections communales d’octobre 2018.
Chez nous, au Sud
Le crâne de Lusinga regarde aussi en direction des Autorités Congolaises. Sur cette trajectoire : la diaspora et les afro-descendants qui vivent en Europe. Ce qui conduit notre confrère Carly Kanyinda à formuler cet avertissement : «Nous, Congolais, nous partagerons aussi la responsabilité de l’assassinat de Lusinga si nous ne faisons rien pour exiger auprès des Autorités congolaises des obsèques dignes de celles conférées à des chefs».
C’est effectivement de la RDC et des héritiers légitimes de Lusinga Iwa Ng’ombe que doit émaner la demande de restitution. Pour autant, en Belgique, il appartient aux membres de la diaspora de s’emparer du sujet, d’interpeller institutions et médias, de partager l’info sur les réseaux sociaux, d’en faire un véritable débat de société. Et c’est hélas ici qu’un frein autre que médiatique entre en scène…
Car « le retour de Lusinga » n’a toujours pas mobilisé tout ce que la Belgique compte d’activistes afro-descendants. Que du contraire !
Depuis 30 jours, rien de vraiment audible ni de percutant, à peine une cinquantaine de partages de l’enquête sur les réseaux sociaux, aucune avalanche de mails et d’appels furieux à ces médias qui invisibilisent le sujet. Bref, rien d’offensif. Comme si ces activistes et associations afro-descendantes attendaient un reportage de CNN sur Lusinga ou le feu vert du Bourgmestre de Bruxelles pour se réveiller ?
Dans une double perspective, éthique et décoloniale, il s’agit pourtant de consolider une vision afro-stratégique, de refuser la négligence analphabète comme le manque d’ambition politique. Répondre présent, maintenant, face à la prise de position des six présidents de parti ! Mais également planifier un lobbying pour ne pas en rester aux belles déclarations de principe. Avancer aussi efficacement sur ce dossier que sur celui de la Place Lumumba ! Pour enfin porter un coup d’arrêt aux sournoises politiques révisionnistes du crime colonial ; ces détours funestes longtemps poursuivis et modernisés, tant par les Autorités belges que congolaises…
Au nom de Lusinga et de notre histoire commune, c’est aussi à nous, Belges, Congolais, Belgo-Congolais, Africains et Afro-Européens, à prendre nos responsabilités ; à ne pas laisser sans réparations politiques ni réponse éthique contemporaines ce crime colonial du passé.
Olivier Mukuna
(1) http://www.michelbouffioux.be/lusinga
(3) Souhaitant répondre à l’un de ces pseudo-intellectuels, le journaliste afro-descendant Grégory Mauzé verra son texte refusé par La Libre… et publié par la revue Politique : http://www.revuepolitique.be/congo-memoire-partagee-ou-memoire-des-vainqueurs/
(8) http://www.lusingatabwa.com/
(9) https://bruxelles-panthere.thefreecat.org/?p=1908
(10) https://www.kbs-frb.be/fr/Activities/Publications/2017/20171121_CF
Le retour de Lusinga Iwa Ng’ombe
Dans une boîte qui se trouve à l’Institut Royal des Sciences naturelles de Belgique repose le crâne de Lusinga lwa Ng’ombe. Le 4 décembre 1884, ce puissant chef tabwa qui vivait dans la région du lac Tanganyika fut décapité lors d’une expédition punitive commanditée par Emile Storms. Ce militaire belge, autrefois décoré, aujourd’hui oublié, dirigeait la 4ème expédition de l’Association Internationale Africaine. Il faisait tuer les chefs rebelles et il se constituait une collection de crânes pour impressionner ses ennemis. A la fin de son séjour en en Afrique, Storms ramena le crâne de Lusinga mais aussi ceux de deux autres chefs locaux (Mpampa et Marilou). Alors qu’ils sont toujours conservés en Belgique, ces restes humains invitent à un travail de mémoire sur des crimes qui ont été commis au nom de la « civilisation » dans les premiers temps de la colonisation. Ils questionnent aussi notre présent. Peut-on se contenter d’une muette solution de « stockage » dans un musée ? La Belgique ne doit-elle tout mettre en œuvre pour rendre possible le retour de ces restes humains en Afrique? Le « butin » de Storms fut aussi constitué de plusieurs statuettes qui font partie des « trésors » du Musée Royal de l’Afrique centrale à Tervuren…