Des détections à rude épreuve.

Nouvelles de France : des détections à rude épreuve.

Avertissement (pour public averti). Ce texte se mêle de ce qui ne le regarde pas ; il cherche à résister aux sirènes de l’abstention comme à celles de l’union sacrée. Je suis belge, mais si j’étais français, je voterais Macron pour ce deuxième tour : je préfère prévenir. Pour autant, il ne s’agit pas de jeter la pierre morale aux abstentionnistes. Leurs raisons les regardent et ils n’ont sans doute pas besoin de représentants. Non, je m’adresse plutôt ici aux « appels » condamnant par principe le vote au dit deuxième tour au nom d’arguments moralo-politiques à mon sens mortifères. J’ai cependant décidé de prendre au sérieux ces appels et leurs effets possibles : gros score ou élection de MLP.

S’il s’agissait simplement d’élections françaises, je m’abstiendrais. Je m’étais juré de ne pas trop occuper mon temps de pensée, de vie et de conversation à ce sujet. Mais il ne s’agit pas que de cela. De fait, l’événement me semble dépasser les frontières de DescartesLand. Les journalistes du monde entier se sont saisis d’une France dont les éditorialistes locaux se retrouvent contents et, en cachette étonnés, de se voir à nouveau « Lumières du monde ». L’on commente une supposée opposition universelle entre les urbains civilisés High tech’ et les déconnectés localisés. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. A ces propos, Trump/Clinton était plus fascinant que la farce de la farce de la farce.

Par ailleurs, nous sommes nombreux à ne pas considérer vivre « en démocratie » comme s’il s’agissait d’un contenant protecteur qu’il s’agirait de sauver d’un bloc. Tout au plus existe-t-il ici ou là des moments intéressants: l’organisation d’une grève, un club de foot, tel séminaire y compris à l’université, le mariage de ma voisine, etc. Toute une série d’occasions de s’organiser, de penser un peu collectivement. Et ceci se fait d’ailleurs le plus souvent à l’insu du plein gré des élus, quelque fois aussi selon un malentendu entendu, un jeu de dupes où les dupes se laissent mutuellement un peu de marges : jeux de masques. Ajoutons que nous ne nous sentons pas « représentés » par les élus ; mais s’agit-il du seul enjeu d’une élection, moi et mes représentations ?

Alors pourquoi parler de tout cela, notamment en Belgique, pays gouverné par la NVA, faut-il le rappeler? Pourquoi faire des élections françaises un problème à discuter? Tout simplement parce qu’il se discute déjà. Et chez nous aussi. Pour notre malheur, nous parlons la même langue que celle utilisée dans le théâtre voisin. Nous pouvons donc tout à la fois nous croire en France, ce qui n’est pas tout à fait exact (le racisme de la NVA n’est pas celui du FN plus libéral dirait-on), ce qui est surtout sans effet. Nous pouvons tout au plus imaginer des modalités de traduction des problèmes français pour ceux sur lesquels nous avons prises. Rien de plus.

L’enjeu est donc de traduction. De quoi s’agit-il? Qu’y a-t-il de traduisible? Et d’abord pour qui? Nous nous situons dans une adresse à ce qui s’appelle « la gauche ». Y compris dans ses aspects les plus théâtralisés. De fait, des poses s’opposent.

La première est majoritaire, dans tous les sens du terme: le blairisme c’est démocratique et le fascisme non. Et le fascisme on sait clairement l’identifier ; c’est le discours des fascistes. Bon, c’est un peu court et de fait, les tenants de la pose opposée ont bien raison de rappeler que cette première option masque mal un moralisme bon teint ; est inefficace ; masque mal également l’idée, purement identitaire, de ne pas se payer la honte aux yeux du monde qui réussit. Et puis surtout, il y a l’innocente bonne conscience selon laquelle l’opposition de « front uni », « comme un seul homme » à MLP nous « sauverait », nous « exempterait » des processus sur lesquels elle s’appuie. Cette critique est légitime. Mais l’autre pose en souffre-t-elle moins ?

De fait, dit la seconde, le libéralisme destructeur prépare au fascisme; l’horizon Huber a pour revers la matraque; les morts de Valls et Hollande sont bien réels; l’immigration « choisie » c’est-à-dire en fonction des talents, c’est-à-dire en fonction des besoins du maître a pour corollaire l’expulsion de ce qui ne s’y conforme pas; la démocratie-marché suppose des atomes laïcisés à coups de dévoilements les plus divers; la police de la route et la police soft rendent supportable le hard policing. Bref, en un mot comme en cent, Macron fait le lit du FN, et avant lui Hollande. Encore une fois, je n’ai rien à opposer à cela. Tout ceci est parfaitement correct. C’est juste, ou plutôt c’est  » logique », c’est même, je veux bien admettre pour l’occasion que ça existe, une loi historique.

Le problème de cette logique est qu’elle est intraduisible, au sens où elle ne demande aucun effort de traduction. Nous pouvons télécharger l’ensemble et faire comme si le programme allait tourner. Nos pouvions même le dire avant, presque de « tout temps ». Cette logique ne fonctionne que si l’on pense que le « pire » est « déjà » arrivé, qu’au fond ce qui annonce le pire, l’est déjà, bref que le probable, EST le réel, que le LATENT est manifeste. Au fond, au nom du fait, on est d’accord, d’une situation existante catastrophique, un surplus de catastrophe ne CHANGERA RIEN à la situation. C’est pour cela que la question de ce qui fait « le lit de » est devenue un énoncé accusant tout qui ne s’y plie pas d’INEFFICACITé politique.

En fait, la question est technique (efficacité) et, ici, épistémologique. Et pourtant, cet énoncé est étonnant, même d’un point de vue « logique » : je m’oppose à ce qui fait le lit de quelqu’un que je suis prêt à laisser se faire élire tout de suite. Mais techniques et épistémologies ne se réduisent parfois pas à « logique » : l’opposition logique est trop facile. En effet, si l’énoncé fonctionne, rien ne sert d’en appeler à une irrationalité de ceux qui le tiennent. Non, s’il fonctionne, c’est en vertu de l’idée selon laquelle l’accélération des processus rendrait les situations « plus claires », plus « abouties ». L’efficacité technique devient ici une manière d’atteindre la vérité claire du monde à un moment donné. Tout ceci reste parfaitement logique.

Pour autant, quels sont les effets de ces positionnements ? Quel monde fabrique-t-il ?

Tout d’abord, un monde dans lequel « Nous n’avons que trop perdu notre temps ». Car en effet, en venir « enfin » à la situation claire suppose que les luttes « précédentes », il n’y avait rien à en attendre. Le temps « utile » et « efficace » devient donc celui de la réalisation « pure » des tendances du moment ; le reste n’est « que » détails, poubelles de l’histoire.  L’on mise alors sur des rapports sociaux – politiques – mis à nus censés, espérons-le, déchaîner les « réactions ».

De fait cependant, les réactions sont venues, mais peu (post FB, Y Boussoumah, 25/04/2017[1]). Les morts des banlieues françaises ont provoqué des manifestations mais non un grand renversement. Était-ce que le moment pur n’était pas encore mûr ? On peut en douter. Les attaques envers les chômeurs, au bord de la survie, n’ont pas suscité, alors que nous le pensions, de vagues impressionnantes de solidarité. Nous l’avons appris du néocapitalisme : tous les petits coups se paient, attaquent les subjectivités, empoisonnent les situations de luttes. Ceci devrait être pris en compte : en quoi un « grand coup » en 2017 ou le risque d’un grand coup, ou le signal d’un grand coup (gros score) possible en 2022 est-il de nature à réveiller les subjectivités, comme si au fond, une commune humanité ne demandait qu’à se révolter, qu’à se faire réveiller. En voilà encore une autre affaire, il faut supposer, dans ce monde induit par la seconde pose, cette forme étrange d’humanité.

Par quelque bout que l’on prenne l’affaire, nous sommes bien au cœur du rêve moderne : lois de l’histoire, réalisation des potentiels et infériorisation des précédents (Boaventura Dos Santos, Epistémologies du Sud, 2016), primat à la pureté des situations (si tu votes, alors tu cautionnes, etc., et ça t’empêche de, etc.), pari sur un sens « humain » du scandale, technique comme modalité de réalisation du modèle dessiné au préalable, etc.

Mais répétons-le, le problème n’est pas la fausseté de toute cela, ni même l’inefficacité de ces manières de penser mais leur TROP GRANDE efficacité. A ce petit jeu, où se situe l’évaluation politique ? Où sont nos techniques ? Elles disparaissent. Même un bout de papier dans une urne devient le signe, évidemment fatal, d’une position, la mauvaise, celle qui est inefficace, celle qui « se voile la face ».

Bien évidemment, dira-t-on, ce n’est pas sérieux, « elle ne passera pas », alors « ne cédons pas au chantage ». Mais qui est le « nous » ?: « Ne nous mêlons pas aux voix (voies) compromettantes ? Au moins la dignité des mains propres sera sauvée. Mais de quelles mains s’agit-il ? Non pas de ceux qui ont plus important à faire, ailleurs. Non non, ce ne sont pas des idiots, mais de ceux qui « savent » que les « gens » se prononceront tout de même dans un sens qui affranchit les énonciateurs d’embarrassantes questions. Il sera toujours temps de dire, et c’est prévu au programme, que celles-là se sont fait piéger (médiatiquement, par exemple ou par un système plus ou moins obscur). A ce jeu, « on » est chaque fois « gagnant », du moins dans les discours. Tout le monde peut alors « nous » envier ce savoir pédagogique de « prévision » qui a perdu, entre temps, toute relation à la moindre « puissance » : proposer de « ne pas se compromettre » est en effet un drôle de programme. Que permet-il au juste, précisément, concrètement ? Quels sont les effets de cette proposition ? Sans compter cette confiance aux technologies de savoir susceptibles de gérer des populations (sondages, expertises en sciences sociales, etc.) : ceux qui croient versus ceux qui savent (Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes : Résister à la barbarie qui vient, 2013) ; ceux qui manient les expertises sociales versus les autres. Bien étrange « nous politique ».

D’accord mais pourquoi parler de tout ceci, ici ? Selon le pari suivant. Macron et Le Pen sont comme un hydre à deux têtes, certes. Mais les deux têtes ne fonctionnent peut-être pas selon les mêmes temporalités : « Se demander quelle note est la  » meilleure « , do, ré ou sol, n’a pas de sens. Cependant, le musicien doit savoir quand et sur quelle touche frapper ». La question devient peut-être, celle du rythme par lesquels les poisons nous tuent selon, à propos du parti communiste allemand, ces formules de Trotsky (Œuvres, 1931)[2]. Lequel des deux laisse une chance de s’occuper de l’autre ? Voilà une question « technique » qui n’appelle pas de réponse générale, « une fois pour toutes ».

Cela dépend aussi de notre familiarité aux dits poisons. Je ne suis pas Français mais il semble qu’il ne soit pas fou de reprendre l’affaire, non par une vérité orientée vers les prémisses et leurs logiques implacables, mais par une vérité des effets, des conséquences, qui, elles, sont localisées. Sommes-nous sûrs d’avoir fait le tour de ces conséquences avant de nous parer dans le « ni, ni » et ses autres formes ambiguës aux effets similaires ? Quels sont, techniquement, les délais laissés aux sans-papiers des villes françaises dans l’un et l’autre cas ? Quels sont les délais avant les couvre-feu ? Ou tout simplement les délais pour que le « décomplexé », par exemple le racisme décomplexé, mais également le climato-négationnisme (décomplexé par nature) – le négationniste est bien celui qui ne veut plus payer les conséquences (Bruno Latour, in La Politique est à nous, 2017) plutôt que celui qui croit vraiment ce qu’il dit –  approfondisse ses micro-effets, à l’échelle d’une rue, d’une matraque, d’une tour ou d’un bloc, d’un concours de pollution de tradition française ? Quels sont les délais du « dévoilement » ?

De mes études en anthropologie, je retiens que les masques sont importants. Les masques, c’est ce avec quoi il y a moyen de négocier, ce par quoi passent des puissances qui ne sont pas toutes déterminées. Que se passe-t-il lorsqu’un ensemble social perd tout à coup tous ces masques ? Cela peut parfois être utile mais l’utilité, en la matière est sans doute rare. Disons que c’est utile pour les cas de mensonges manifestes, de cachoteries précisément absentes de tout trait dudit masque. Fillon ne masquait pas, il mentait, vampirisait, cachotait.

« Bas les masques », sans être prêts à en découdre sérieusement, si, nous sommes dans un tel état nous faisant en plus voter de la sorte, cela pourrait s’avérer destructeur : c’est se donner un temps très court, trop court. Evidemment, il faut pour cela admettre que peut-être, un racisme structurel articulé à des énoncés racistes décomplexés est plus ravageur qu’un racisme structurel tout court (par exemple). Le masque et ses jeux permet des déviations, à condition de savoir s’y prendre un peu (ce qui n’est pas souvent le cas, on est d’accord), de l’avoir un peu côtoyé : Angela Davis le résumait en disant qu’elle préférait choisir les pouvoirs auxquels elle aurait affaire, qu’elle aurait à combattre. En situation de luttes stratégiques, c’est bien, si nous luttons, que nous pensons qu’il y a moyen de changer les tendances. Pourquoi reléguer cela au « passé » ? Pourquoi nous priver ainsi de nos propres ressources et histoires ? Pour bien se figurer le caractère localisé des réponses, demandons-nous ce qu’ont pensé les résistants au pipeline de Keystone de la rapidité de Trump ? Avaient-ils confiance en Obama ? Pas tous, certainement, et ils avaient bien raison. Mais le caractère précieux du moratoire, peut-on le penser ? A tout le moins, il faudrait hésiter un peu avant de renvoyer dos-dos qui fait le lit et qui est le lit.

Ce serait bien. Nous courrons vraiment vers des problèmes plus compliqués qu’un bulletin de vote, vers des situations où la question des effets est à la fois cruciale et sans réponses automatiques (Stengers, Civiliser la modernité ?Whitehead et les ruminations du sens commun), où le temps (et le passé) seront encore moins maîtrisables, susceptibles de se déliter sans nous, où il faudra sans doute éviter les anathèmes des Sachants vis-à-vis de ceux qu’ils définissent comme Croyants (ce pourquoi je ne m’adresse pas aux abstinents mais aux moralisateurs de l’abstinence et à leurs dangereuses certitudes analytiques). Qu’est-ce qui donne un tout petit peu le temps de s’articuler, de penser, de ralentir (ce qui ne veut pas dire « être lent » ou dormir) ? Il s’agit d’une culture à prendre et à apprendre : un art des détections ? Une manière d’être sensible aux intensités, qui, peut-être, comptent, compteront ou comptent pour des alliés potentiels[3]. Mais des « résolutions définitives », et ajoutons « innocentes », il semble que Gaïa ne soit pas alignées sur ce genre de préoccupation (Bruno Latour, Face à Gaïa, 2015).

Ceci vaut pour les « démocrates » moraux comme pour les « abstentionnistes » moraux ; la question est technique, répétons-le. Bon et pour finir, s’il s’agit du cas français en question, une seule question : qui peut se payer le luxe d’attendre les « réalisations » des potentiels présents ? Qui peut se payer le luxe de l’accélération ? Il faut sans doute être pas trop mal assis. On ne sera pas trop à devoir partager les expériences des catastrophes, des manières de ne pas les enchaîner, de ne pas considérer que deux catastrophes sont équivalentes à l’une d’entre elles. Ce sont ces voies que nous pouvons, aussi, faire exister.

David Jamar – sociologue – Université de Mons.

[1] « D’autre part, avec les instruments légaux actuels, sans même avoir besoin d’abolir la constitution comme Hitler le fit en 33, le FN peut organiser une régression massive des libertés, des conditions de vie, en même temps qu’un accroissement de la répression tels que la vie peut rapidement devenir un enfer pour les habitants les plus vulnérables de ce pays, les classes laborieuses en général, les musulmans d’apparence ou pas, les travailleurs issus de l’immigration post coloniale, les femmes seules, les jeunes. Concrètement ma, votre voisine, indigène, femme de ménage qui élève seule ses cinq gosses dont l’un est en prison. Sans parler de l’exploitation accrue des colonies françaises d’outre-mer, un approfondissement de la France Afrique, la chasse aux fonctionnaires de gauche dans les administrations etc. Certains me rétorqueront que dans une telle situation il y aurait alors bien assez de forces pour relever le défi. La tactique du salami aidant, dans la France du racisme structurel actuel, dans l’état de déliquescence, de divisions, de reniements que connait la gauche aujourd’hui, permettez-moi d’en douter. Les indigènes sociaux, les soeurs et frères qui s’inquiètent de cette éventualité, surtout ceux privés de papiers ont bien raison de s’en alarmer. Et ce n’est pas mon abstention même active et militante qui pourrait les protéger. (…). Pour vaincre la social démocratie impérialiste à la Macron n’a t-on pas d’abord besoin d’écarter l’hypothèque FN ? »

[2] « Dans une gamme il y a sept notes. Se demander quelle note est la  » meilleure « , do, ré ou sol, n’a pas de sens. Cependant, le musicien doit savoir quand et sur quelle touche frapper. Se demander abstraitement qui, de Brüning ou Hitler est le moindre mal est tout aussi dépourvu de sens. Mais il faut savoir sur laquelle de ces touches frapper. C’est clair ? Pour ceux qui ne comprennent pas, prenons encore un exemple. Si l’un de mes ennemis m’empoisonne chaque jour avec de faibles doses de poison, et qu’un autre veut me tirer un coup de feu par derrière, j’arracherais d’abord le revolver des mains de mon deuxième ennemi, ce qui me donnera la possibilité d’en finir avec le premier. Mais cela ne signifie pas que le poison est un  » moindre mal  » en comparaison du revolver »

[3] A ce titre, la proposition lancée par Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et Nous. Pour une politique de l’amour révolutionnaire, importe : « D’habitude, vous ne nous tolérez que parrainés par vous. Mais il se pourrait qu’au moment où sonne le glas, vous soyez obligés de nous envisager. Bien sûr, vous aurez toujours le choix du fascisme mais comme tous les choix, il n’est pas fatal. »

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