De Ferguson à Bobigny, une même génération égraine les prénoms comme autant de promesses de luttes sans relâche ; aux noms de Trayvon Martin, Michael Brown, Eric Gardner répondent les slogans en français : «Zyed et Bouna, on n’oublie pas», «Pour Rémi, ni oubli ni pardon», «Vérité pour Adama», «Libérez Anto», «Justice pour Théo», etc.

Ce qui se joue aujourd’hui, c’est une vague de contestation profonde des institutions policières et judiciaires et, en particulier, de l’emprise de la police et des appareils répressifs sur les communautés noires et arabes.

La récente «affaire Théo» a suscité, à juste titre, un émoi national – voire international. Pour être à la hauteur de cette indignation, nous ne pouvons pas nous satisfaire d’en appeler à des poursuites judiciaires à l’encontre des policiers impliqués dans cette affaire. Ils ne sont pas les seuls à devoir porter le lourd fardeau de notre histoire et de la violence d’Etat. Nous ne voulons pas dire par là que les individus n’ont pas à rendre compte de leurs actes : chaque individu qui se livre à un acte raciste, à un acte de terreur d’une telle violence, doit évidemment être tenu pour responsable. Mais nous devons garder en tête ce qui rend de tels actes possible.

La violence raciste est à replacer dans la continuum colonial et esclavagiste, mais cette histoire longue ne doit pas nous faire oublier pour autant à quel point le contexte actuel est absolument déterminant. La France vit aujourd’hui au rythme des prolongations d’un Etat d’urgence qui semble ne plus jamais finir. L’exception devient la règle : les musulmans se sont vu perquisitionner en masse, les interdictions de manifester ont plu à tout-va, les yeux crevés et les blessés graves touchés par des grenades de désencerclement n’ont en rien arrêté la militarisation ahurissante de la police française. Il ne faut donc pas s’étonner que des agents de police se sentent au-dessus des lois. Rien n’est fait pour contrer ce sentiment d’impunité : aux lendemains des actes perpétrés à l’encontre de Théo, les parlementaires français votaient la loi de sécurité publique qui élargit encore davantage les conditions sous lesquelles il devient légitime pour la police d’exercer une violence disproportionnée, et même de tuer.

On parle beaucoup de la question de la violence mais rarement de cette violence légitime, institutionnalisée. Les soulèvements urbains qui ont secoué Aulnay-Sous-Bois et d’autres cités françaises disent surtout combien la jeunesse est démunie face à ce qui ressemble à une toute-puissance policière – mais aussi combien elle ne compte pas se laisser faire pour autant. Tous ceux et celles qui se considèrent du côté des luttes d’émancipation n’ont aucun intérêt à mettre ces violences dos-à-dos. Notre tâche n’est pas de dissocier les bons manifestants des casseurs, les émeutiers et les riverains, etc.

N’oublions jamais, depuis les prodigieux soulèvements arabes de 2011, que les révoltes urbaines – celles que les puissants qualifient avec mépris d’«émeutes» – ont fait trembler et tomber des régimes. Voilà un horizon qui en inquiète certainement plus d’un, et qui devrait nous orienter dans les temps (sombres) qui viennent.