Trullemans & Co : allez-vous faire « intégrer » !
Par Olivier Mukuna
Le fond de l’affaire Trullemans n’aura surpris que celles et ceux qui adorent découvrir la lune. En revanche, son évolution fulgurante vers un débat médiatique autour de l’éventuelle légitimité populaire à exprimer « ce que tout le monde pense tout bas » est incontestablement neuf en Belgique francophone.
Le coming out à épisodes de l’ex-présentateur météo de RTL-TVI constitue le symptôme d’un mal profond, minant la plupart des pays européens. Belgique, en tête de peloton. Sous couvert d’islamophobie ou d’aversion envers la religion musulmane, le vieux racisme anti-arabes est en expansion chez nous et en tentatives, toujours plus agressives, d’arracher sa « liberté de parole ». D’année en année, de crise en crise, la haine des arabo-musulmans, Belges ou étrangers, ne se contente plus du domicile, des bistrots, des couloirs de l’entreprise, de l’école ou des médias. Elle veut avoir pignon sur rue et légitimité médiatique. Tout en rejetant – mauvaise foi opportuniste oblige ! – l’accusation infamante de racisme…
Après une lourde décennie d’islamophobie politico-médiatique, d’amalgames permanents entre « musulman » et « terroriste », d’innombrables émissions vicieuses à la Deborsu1 et de kilos d’articles islamophobes, le résultat est sous nos yeux : un inculte politique comme Trullemans, ordinairement raciste, se voit en passe de décrocher un statut de « martyr de la liberté d’expression »…
Il n’est pas inutile de revenir sur le cumulus orageux de M. Météo, diffusé, puis retiré de son profil Facebook, le 26 avril dernier. Cri des tripes qu’on peut résumer à cette compilation d’extraits : « Je ne serai pas délicat dans mes mots. Je vais probablement passer pour un raciste, JE M’EN FOUS ! Il est temps que quelqu’un dise tout haut ce que beaucoup de monde pense tout bas et ce message s’adresse à vous… amis MUSULMANS (…) Vous comptez importer toute vos idées chez nous où nous vous donnons tout ce dont vous avez besoin pour vous aider à vous intégrer ici! On vous y donne un toit, de la nourriture, de l’argent. On vous inscrit à l’école pour apprendre la langue, on vous aide à acquérir de meilleures connaissances de notre pays, vos études sont payées, afin de faciliter votre intégration sur le marché du travail. Mais à vous entendre, ce n’est pas encore ASSEZ ! Moi, c’est à vous que je dis : C’EST ASSEZ !!! Assez de vouloir changer nos traditions et nos coutumes, assez de brimer nos droits et libertés parce que c’est contraire à votre religion, assez de nous traiter de racistes parce qu’on n’aime pas votre façon de faire (…) Et nous, européens, devrions vous laisser tout changer sans rien dire ??? Retournez dans vos pays, si nos traditions et nos coutumes vous déplaisent tant que ça ! Vous nous faites chier à vouloir tout changer alors que vous n’étiez pas capable de le faire chez vous ! (…) Intégrez-vous ou dégagez ! »…
Ce puissant concentré de stupidités affligeantes et de généralisation raciste semble partagé par une frange non négligeable de la population. En témoigne un rapport récent de l’ENAR pointant une explosion de la négrophobie et de l’islamophobie en Belgique. S’ajoute aujourd’hui une pétition de plus de 16.000 signatures en faveur de l’ex-M.Météo de RTL, une page Facebook du même tonneau qui a atteint plus de 20.000 soutiens et, en une semaine (du 26 avril au 4 mai), le profil Facebook de Luc Trullemans est passé de 2000 à 11.000 abonnés. Pour rappel, près d’un Belge sur deux (soit 5.013.880 personnes) est connecté au fameux réseau social2 … Devant cet « engouement », l’inévitable récupération de l’extrême-droite francophone n’a pas traîné. Initiée au premier plan médiatique par Mischaël Modrikamen. Le célèbre avocat, président du PP (Parti populaire) et militant ultra-sioniste a été choisi, « à l’insu de son plein gré », par le « stratégique » Trullemans pour sa défense en justice.
En contraste rassurant, une manifestation de soutien au météorologue, organisée le 8 mai devant le siège de RTL-TVI, n’a réuni … qu’une dizaine de supporters. Ensuite, mis sous pression par ses autres employeurs de l’IRM (Institut Royal Météorologique), Luc Trullemans a annulé sa participation à une manifestation pour la liberté d’expression prévue le 25 mai. Il promet également de ne plus communiquer sur son affaire. Rideau ? Comme l’affirmait à la RTBF, Edouard Delruelle, co-directeur du Centre pour l’Égalité des Chances : avec le renvoi de l’intéressé par RTL-TVI, « l’affaire Trullemans est terminée ! » ? Son corollaire direct étant l’aggravation programmée de la crise et la paupérisation d’un nombre toujours plus croissant de Belges, il serait naïf et irresponsable de le penser.
Malgré les diverses pressions et condamnations morales ainsi que la rapidité remarquable des dirigeants de RTL-TVI à sanctionner sans appel leur employé islamophobe, les racines du « problème » demeurent…
Selon Alain Gerlache, spécialiste des médias et des réseaux sociaux, dans l’affaire Trullemans, « il y a une sorte de révolte du peuple contre les élites dans l’ampleur qu’elle a prise »3 . D’habitude plus inspiré, le journaliste de la RTBF et de Marianne schématise à outrance.
D’une part, il oublie que le peuple est aussi composé de ces Belges et étrangers de confession musulmane qui ont, plus que probablement, applaudi à l’éviction de Trullemans de RTL-TVI. D’autre part, Gerlache fait l’impasse sur la liste de personnes issues de l’élite qui épousent les amalgames racistes de Trullemans & Co. Ceux-ci ont juste l’habileté de ne pas user en public de diatribes débiles se concluant par des injonctions à « s’intégrer ». Ou alors, ils optent pour un « courageux » silence radio en situation de polémique. Exemple : Alain Destexhe (MR).
Depuis l’éclatement de l’affaire, cela fait deux semaines – soit une éternité en termes médiatiques – qu’on attend la réaction, forcément « indignée », du croisé libéral en faveur du « Monsieur Météo, victime du politiquement correct ». FDC a d’ailleurs sollicité le politicien pour une interview. En vain. Amusant de constater que le bouillonnant sénateur s’abstienne de nous ré-expliquer que l’islamophobie ne recouvre aucune réalité chez nous, qu’elle demeure une « manipulation» made in Téhéran visant à terroriser les braves citoyens « pas racistes, mais… ».
Un silence logique que n’a pas jugé bon d’observer l’inénarrable Guy Haarscher. Le philosophe va-t-en-guerre-en-Irak et inconditionnel de l’Etat d’Israël a affirmé cette semaine à Candice Vanhecke, notre consœur de Marianne: « Ce concept d’islamophobie ne repose sur aucune base scientifique valable. Pour moi, ce n’est qu’un piètre moyen d’empêcher toute critique de la religion musulmane »4 . En pleine affaire Trullemans, fallait oser ! Les universitaires de l’ENAR comme les musulmans de Belgique apprécieront la légendaire « vista » de notre sous-BHL national …
Contre l’évidence, Guy Haarscher estime que l’islamophobie n’existe pas
Mais revenons à Alain Gerlache, qui rappelle judicieusement que « les médias ont aujourd’hui une vraie responsabilité dans la gestion de leurs forums », en cessant d’y tolérer des commentaires ou propos racistes anonymes. Et de conclure : « C’est trop facile de dénoncer d’un côté ce qu’on laisse publier sans vergogne de l’autre » . Décidément distrait ou surbooké, le spécialiste des médias oublie que ces derniers ont aussi une lourde responsabilité dans la construction structurelle de l’islamophobie. Autrement dit: il est trop facile de dénoncer aujourd’hui ce à quoi on a systématiquement contribué durant la dernière décennie. Exemple : Amid Faljaoui. Directeur des magazines francophones du groupe Roularta dont le Vif-l’Express. Ce n’est pas Trullemans et ses soutiens qui se souviendront de l’une des couvertures du newsmagazine amalgamant l’Islam à une « menace » et, en page intérieures, à de la « gangrène ». Responsable de la commande : Faljaoui. Motivation : vendre à tout prix ! Mais aussi séduire ces élites qui exècrent les musulmans, tout en crachant sur ses propres origines marocaines…
Bref, Destexhe, Haarscher, Faljaoui, Modrikamen ou Trullemans incarnent ce gratin politique, intellectuel et médiatique qui rejoint une partie du peuple belge dans sa phobie ou sa détestation de nos compatriotes d’origine maghrébine. Car il faut cesser de jouer au con et l’écrire noir sur blanc : lorsqu’ils parlent de « musulmans », systématiquement en termes de dangerosité, ils parlent de maghrébins. Non de Bosniaques, de Sénégalais, d’Indonésiens ou de Belgo-belges convertis. Et cela, sous prétexte qu’au sein des arabo-musulmans de Belgique, il existe effectivement une minorité d’intégristes et de délinquants. Ceux-ci sont-ils en situation de « changer nos traditions et nos coutumes […] de brimer nos droits et libertés », pour reprendre l’hystérie islamophobe du célèbre prévisionniste ?
Donner du crédit à ce genre d’inepties, notamment basée sur une obscure altercation de roulage, témoigne du degré effrayant d’abrutissement ambiant. Et l’essentiel du problème est là ! Cette logique du bouc émissaire, l’amalgame permanent entre une majorité de musulmans, pacifiques et respectueux des lois, et une minorité de criminels, de délinquants ou d’intégristes. Bref : ce communautarisme blanc qui ne dit jamais son nom. Et qui, sur fond de crise économique, nous mène droit à des situations sociales explosives…
Qu’il nous soit donc encore permis de souligner l’évidence : en Belgique, la plupart des arabo-musulmans sont davantage ghettoïsés, discriminés et stigmatisés plutôt qu’en position d’imposer quoi que ce soit au reste de la population.
L’un des photomontages racistes partagés par Trullemans sur son profil Facebook (Molenbeek est l’une des communes bruxelloises qui compte une forte population arabo-musulmane)
Par ailleurs, dans notre société, musulmans et non-musulmans payent des impôts pour que fonctionnent notamment la police, la justice et la Sûreté de l’État. En clair, les « fauteurs de troubles », dixit Luc Trullemans, n’échappent pas à la répression, d’ailleurs souvent disproportionnée les concernant. Exemple : Fouad Belkacem. Pour plusieurs altercations avec la police, son usage de la liberté d’expression et ses vidéos racistes à l’égard des non-musulmans, l’ex-leader du groupuscule Sharia4Belgium a purgé six mois de prison ferme. Condamnation sans précédent que n’a jamais risqué, par exemple, la clique ouvertement raciste du Vlaams Belang et de l’extrême-droite francophone après plusieurs stigmatisations des étrangers…
A cet égard, il serait fort surprenant que Luc Trullemans, traîné en justice par le MRAX, risque un seul jour de prison pour ses amalgames anti-musulmans. Ce différentiel de traitement, ce « deux poids deux mesures » annoncé se retrouve à tous les étages de la stratification sociale belge. Discriminations à l’école, au logement, à l’emploi, dans les médias, etc. Mais ces conditions de vie éminemment racialistes ne scandalisent pas grand-monde. Tant elles sont vécues comme « normales » dans une société qui persiste à hiérarchiser ses citoyens d’un point de vue ethnique. Exemples : l’ULB et Ali Aarraas.
Au sein de l’Université libre de Bruxelles (ULB), deux happening militants assez similaires ont donné lieu à deux réactions diamétralement opposées du corps institutionnel (monde académique, politiques et médias). Dans son ensemble, il a applaudit ou sourit à la vision de Femen aux seins nus qui ont chahuté et aspergé d’eau Msg Léonard pour ses propos homophobes mais, persiste à qualifier « d’assassins de la démocratie » les activistes arabo-musulmans de la Burqa pride pour avoir chahuter Caroline Fourest, « porte-parole de l’islamophobie de gauche » …
Rien de neuf dans une société qui estime « logique » d’abandonner depuis cinq ans Ali Aarrass dans ses geôles espagnole puis marocaine. Ce citoyen belge « à tête d’arabe » a été blanchi des accusations de terrorisme par le juge antiterroristes Balthazar Garzon. Mais chez nous, ce « nouveau belge », comme disent les racistes, ne compte pas. En fonction d’obscurs intérêts étatiques belgo-marocains, Aarrass va donc croupir 12 ans dans une prison de la dictature marocaine. Pour un crime qu’il n’a pas commis et parce qu’au fond, il n’est « pas vraiment belge » … Comment les Belgo-musulmans doivent-ils apprécier cette affaire scandaleuse après avoir vu, par exemple, la diplomatie belge mettre tout en œuvre et obtenir la libération de trois Belgo-belges accusés d’espionnage et emprisonnés en Iran ?
On le sait, ce genre d’histoires n’intéressent pas les citoyens qui voient le monde à partir de leur nombril ; qui cessent de cultiver leur ethnocentrisme uniquement sur les plages de Djerba ou d’Agadir; qui n’aiment pas réfléchir entre deux bulletins météo ni lire autre chose que des commentaires sur Facebook. Bref : les Trullemans & Co …
Photomontage qui circule sur le groupe facebook de soutien à Luc Trullemans et amalgame l’ensemble des musulmans aux attentats du 11 septembre 2001
Alors, questions : les Belgo-musulmans qui revendiquent et veulent être respectés dans la pratique de leur foi doivent-ils se taire à jamais ? Raser les murs sous prétexte qu’ils sont d’origine maghrébine ? La Belgique : « tu l’aimes ou tu la quittes » ? Parce qu’ils sont chez nous « pas chez eux » et ad vitam aeternam inférieurs et tolérés ?
La majorité des « amis musulmans » auxquels s’en est pris Trullemans sont Belges ou naturalisés. Leur dire : « retournez dans votre pays ! », au-delà de la connerie monumentale de l’injonction, c’est nier leurs appartenance et contribution à notre société. C’est nier l’histoire de leurs parents immigrés, appelés à construire le métro de Bruxelles, nettoyer les entreprises et renforcer la production des usines. C’est reléguer leur descendance, encore et toujours, à cette citoyenneté de seconde zone dont la première des obligations est de « fermer sa gueule »…
Pourtant, l’illustre Aimé Césaire disait : « Nous voulons être des citoyens à parts entières et non plus entièrement à part ». C’est ce sentiment profond et parfois cette exaspération légitime qu’on peut retrouver chez la plupart des arabo-musulmans de Belgique. Et c’est bien cela que Trullemans et ses dizaines de milliers de soutiens ne parviennent pas à « intégrer » …
Faudra-t-il un jour concevoir un « parcours d’intégration » pour ces Belgo-belges ethnocentrés ? Ces enfants gâtés qui refusent d’« intégrer » que lorsque l’on est né en Belgique : on est Belge ! Qu’établir une différence entre « Belge de souche » et « allochtones », c’est déjà marcher sur le chemin du racisme. Au contraire des démocrates et journalistes flamands qui ont banni ce terme infériorisant et raciste de leur vocabulaire. Qu’enfin, ces Belges, qu’ils ne veulent pas connaître et dont ils ont peur, disposent des mêmes droits de critique, de participation et de propositions que leurs compatriotes blancs aux yeux bleus.
Face aux éructations populaires de Trullemans, à l’instrumentalisation inquiétante d’un Modrikamen et à l’indifférence ou la sous-estimation coupables des responsables politiques, c’est vers d’autres Belges que vont nos pensées. Celles et ceux qui entretiennent des liens d’amitié et de solidarité avec des personnes de toutes origines et de toutes confessions. Celles et ceux qui n’éprouvent aucun besoin de le dire tant pour eux c’est banal. Celles et ceux que l’expansion des généralisations racistes à la Trullemans & Co empêchent de dormir. Celles et ceux qui n’ont jamais eu besoin « d’intégrer » que c’est aussi avec nos différences que l’union fait la force.