Extrait du chapitre III (« Le complexe industrialo-carcéral ») du livre Une lutte sans trêve, qui vient de paraître aux éditions La fabrique, ce texte est la transcription d’un discours prononcé à l’université SOAS (School of Oriental and African Studies) de Londres en décembre 2013.
Cette conférence a pour objet la nécessité d’élargir le mouvement BDS – le mouvement « boycott, désinvestissement, sanctions » réclamé par la société civile palestinienne –, qui a été conçu sur le modèle efficace du mouvement anti-apartheid en Afrique du Sud. Même si ce boycott cible de nombreuses sociétés transnationales – comme Veolia, mais aussi, et la liste est loin d’être exhaustive, Sodastream, Ahava, Caterpillar, Boeing et Hewlett Packard –, nous nous concentrerons ici sur la société G4S.
Cette société joue un rôle en effet déterminant parce qu’elle participe directement et ouvertement au maintien et à la reproduction de l’appareil répressif en Palestine – à savoir les prisons, les checkpoints et le mur de l’apartheid, pour ne citer que quelques exemples. G4S est symptomatique de la place prépondérante de ce que l’on appelle la « sécurité » en régime néolibéral, et des idéologies sécuritaires qui encouragent non seulement la privatisation de la sécurité mais aussi la privatisation des prisons, de la guerre, de la santé et de l’éducation.
G4S est responsable des violences infligées aux prisonniers et prisonnières politiques en Israël. Par le biais de l’organisation Addameer, dirigée par Sahar Francis, nous disposons aujourd’hui d’informations terrifiantes sur le système de torture et d’emprisonnement auquel sont confrontés tant de Palestinien·nes, mais nous sommes également informé·es de leurs grèves de la faim et des autres formes de résistance qui se mettent aujourd’hui en place.
G4S est la troisième plus grande société privée au monde. Sur son site Internet, elle se vante de pouvoir assurer la protection d’un large éventail « de personnes et de biens » : il s’agit autant de « garantir un voyage agréable et sécurisé dans les ports et aéroports du monde entier » aux stars du rock et du sport, que « d’assurer la détention et l’escorte de personnes qui ne sont pas légalement autorisées à demeurer dans un pays ».
« De bien plus de façons que vous ne pouvez l’imaginer, peut-on lire sur ce site, G4S sécurise votre monde. » Peut-être devrions-nous ajouter : de bien plus de façons que nous ne pouvons l’imaginer, G4S s’est insinuée dans nos vies sous prétexte de sécurité et de sûreté de l’État : cela va des méthodes d’incarcération politique et de torture que subissent les Palestinien·nes aux technologies racistes de séparation et d’apartheid ; du mur en Israël à celui qui longe la frontière américano-mexicaine, jusqu’à l’organisation carcérale de certaines écoles aux États-Unis. G4S-Israël a notamment fourni à la prison HaSharon, qui compte des enfants parmi ses détenus, et à la prison Damun, où sont incarcérées des femmes, des technologies de contrôle sophistiquées.
C’est contre ce dispositif que nous devons nous atteler à considérer l’ampleur de l’implication de G4S dans le complexe industrialo-carcéral mondial. Non seulement la société G4S possède et exploite des prisons privées dans le monde entier, mais elle contribue également à brouiller les frontières entre l’école et la prison. Aux États-Unis, les écoles destinées aux communautés non blanches les plus démunies sont tellement insérées dans le système sécuritaire qu’on a parfois du mal à faire la distinction entre les établissements scolaires et les prisons. Les écoles ressemblent de fait à des prisons : elles utilisent les mêmes technologies de détection et elles ont parfois recours aux mêmes agents des forces de l’ordre. Aux États-Unis, la surveillance de certaines écoles primaires est assurée par des policiers armés. Et une tendance récente, dans les secteurs scolaires qui n’ont pas les moyens de se payer des sociétés de sécurité comme G4S, consiste à armer les enseignants. On leur propose même des exercices de tir. Je vous assure que ce n’est pas une blague.
G4S est directement impliquée dans le fonctionnement de certaines écoles. Un site Internet intitulé « Great Schools » contient des informations sur la Central Pasco Girls Academy en Floride, qui est présentée comme une petite école publique alternative. Si vous jetez un coup d’œil à la page « Youth Services Facilities » (« établissements pour la jeunesse ») du site de G4S, vous découvrirez la mention suivante : « La Central Pasco Girls Academy accueille des jeunes filles à risque modéré, âgées de 13 à 18 ans, considérées comme nécessitant des soins de santé mentale intensifs. » G4S indique qu’ils utilisent dans cette école des « services adaptés aux besoins particuliers des jeunes filles » et qu’ils luttent notamment contre les abus sexuels et la toxicomanie. Cela pourrait paraître relativement inoffensif, mais c’est en réalité un exemple frappant de la manière dont la sécurité s’est immiscée à l’intérieur même du système éducatif, et dont l’éducation et l’institution carcérale sont aujourd’hui liées et placées sous le signe du profit capitaliste. Cela démontre également que la portée du complexe industrialo-carcéral dépasse de très loin l’univers carcéral.
G4S, qui assure la « sécurité » de nombreux organismes et propose donc, aux États-Unis, des services de rééducation pour jeunes filles « à risque » – tout en gérant le fonctionnement de prisons privées en Europe, en Afrique et en Australie –, fournit également des équipements et des services aux checkpoints israéliens en Cisjordanie – le long du tracé du mur d’apartheid ainsi qu’aux points de passage à partir desquels Gaza est maintenu sous un blocus permanent. G4S fournit également de l’équipement et des services à la police israélienne en Cisjordanie, et assure la sécurité de certaines entreprises et habitations privées dans les colonies israéliennes illégales de la Palestine occupée.
Les sociétés pénitentiaires privées le reconnaissent publiquement : le secteur le plus rentable du complexe industrialo-carcéral est la détention et l’expulsion de migrants. Aux États-Unis, G4S assure le transport des personnes expulsées vers le Mexique, se rendant ainsi complice des pratiques états-uniennes de plus en plus répressives en matière d’immigration. Mais c’est ici, au Royaume-Uni, qu’a eu lieu l’affaire la plus scandaleuse liée à l’expulsion d’un sans-papiers.
Lors de mon dernier séjour à Londres, au mois d’octobre, à l’occasion d’une conférence au Birkbeck College, j’ai pu rencontrer Deborah Coles, la codirectrice de l’association Inquest : elle m’a détaillé le cas de Jimmy Mubenga qui a été tué par des employés de G4S au cours de son expulsion du Royaume-Uni vers l’Angola. À bord d’un avion de la British Airways, les mains menottées derrière le dos, Mubenga a été poussé de force contre le siège qui était devant lui par les agents de sécurité de G4S qui lui ont fait, pour empêcher ses cris d’être entendus dans l’avion, ce qu’ils appellent un « tapis de karaoké » (carpet karoke). Ce genre de méthode, bien qu’interdite par la loi, est assez stupéfiant : la personne détenue est contrainte de « crier dans le tapis » – ou, dans le cas de Mubenga, dans le siège rembourré devant lui –, ce qui étouffe ses protestations et les rend inintelligibles. Jimmy Mubenga a été maintenu dans cette position pendant quarante minutes, et personne n’est intervenu. Lorsqu’on a finalement tenté de le secourir, il était mort.
Ce traitement scandaleux des personnes sans-papiers, au Royaume-Uni aussi bien qu’aux États-Unis, nous oblige à faire un parallèle avec les Palestinien·nes désormais déclaré·es en situation irrégulière sur leurs terres ancestrales. Je dis bien : sur leurs propres terres. Et ce sont des sociétés comme G4S qui fournissent les moyens techniques pour opérer cette tragique farce.
Comme dit précédemment, G4S est impliquée dans la gestion de prisons privées partout dans le monde. Le Congrès des syndicats sud-africains (COSATU) s’est récemment exprimé contre cette société qui gère notamment le centre correctionnel de Mangaung dans la province de l’État-Libre, dénonçant le licenciement de quelque trois cents membres du syndicat de la police pour fait de grève. Selon la déclaration du COSATU :
« La manière de procéder de G4S est révélatrice de deux des aspects les plus inquiétants du néolibéralisme et de l’apartheid israélien : l’idéologie de la “sécurité” et la privatisation croissante de secteurs traditionnellement gérés par l’État. La sécurité, dans ce contexte, ne veut pas dire la sécurité pour tous. Quand on se réfère aux principaux clients de G4S Security (des banques, des gouvernements, des grandes compagnies, etc.), il devient évident que quand cette société dit “sécuriser notre monde”, comme l’affirme son slogan, elle se réfère à un monde où règnent l’exploitation, la répression, l’occupation et le racisme. »
Quand, il y a deux ans, je me suis rendue en Palestine avec une délégation de féministes indigènes (indigenous and women-of-color), universitaires et militantes, la plupart d’entre elles visitaient la Palestine pour la première fois. Nous étions pour la plupart d’entre nous impliquées depuis des années dans des actions de solidarité avec la Palestine, mais nous avons toutes été profondément choquées de découvrir le caractère éhonté et la virulence de la répression liée aux colonies de peuplement israéliennes. L’armée israélienne n’a fait aucun effort pour dissimuler ou même atténuer la réalité de la violence infligée à la population palestinienne. Les militaires armés, hommes ou femmes – certains même extrêmement jeunes –, quadrillaient les environs de toute part. Le mur, le béton et les barbelés omniprésents nous donnaient l’impression d’être en prison. Avant même d’être proprement arrêté·es, les Palestinien·nes sont déjà enfermé·es dans une prison : il leur suffit ensuite d’un faux pas pour être interpellé·es et jeté·es dans une cellule, passant ainsi d’une prison à ciel ouvert à une prison fermée.
G4S incarne cet univers carcéral si manifeste en Palestine mais qui caractérise également de plus en plus l’engouement des multinationales, motivées par le profit, pour l’incarcération de masse aux États-Unis comme partout dans le monde.
On compte chaque jour aux États-Unis près de 2,5 millions de personnes enfermées dans les prisons fédérales et les prisons d’État, dans les prisons militaires ainsi que dans les prisons des Territoires indiens et les centres de détention pour migrants. Il s’agit d’un recensement quotidien, qui ne reflète donc pas le nombre de personnes qui passent chaque semaine, chaque mois ou chaque année à travers le système carcéral. La majorité des personnes incarcérées sont non blanches. Et le groupe qui augmente le plus vite est celui des femmes – des femmes non blanches. Nombre de personnes incarcérées sont queers ou trans. Dans les faits, les personnes trans non blanches constituent la catégorie la plus susceptible d’être arrêtée et mise en prison. Le racisme alimente ainsi le maintien, la reproduction et l’expansion du complexe industrialo-carcéral.
Ainsi, quand nous disons qu’il faut abolir le complexe industrialo-carcéral, nous devons dire aussi qu’il faut mettre fin à l’apartheid et à l’occupation de la Palestine !
Aux États-Unis, quand on évoque – tout particulièrement devant un auditoire majoritairement composé de Noir·es – la ségrégation en Palestine occupée, qui reproduit si fidèlement l’apartheid historique engendré par le racisme dans le sud des États-Unis, les gens réagissent souvent en disant : « Mais pourquoi personne ne nous a-t-il jamais parlé de tout cela avant ? Pourquoi personne ne nous a-t-il parlé des autoroutes séparées qui permettent de rejoindre les différentes colonies, ou des panneaux en hébreu qui organisent la ségrégation des piétons (lesquels ne sont pas tellement différents des panneaux associés aux lois Jim Crow dans le sud des États-Unis) ? Pourquoi personne ne nous en a-t-il jamais parlé avant ? »
De même que nous avons dit « plus jamais ça » à propos du fascisme qui a engendré l’Holocauste, nous devons dire « plus jamais ça » à propos de l’apartheid en Afrique du Sud et dans le sud des États-Unis. Ce qui implique, en première comme en dernière instance, d’étendre et d’approfondir notre solidarité envers le peuple palestinien. Solidaires quel que soit le genre ou l’orientation sexuelle. À l’intérieur comme à l’extérieur des murs de prison. À l’intérieur comme à l’extérieur du mur d’apartheid.
Boycott de G4S ! Soutien à BDS !
Pour une Palestine libre !
Merci.
Extrait de : Angela Davis, Une lutte sans trêve, Paris, la fabrique, 2016 (trad. de Frédérique Popet, textes réunis par Frank Barat).
30/05/2016 – 10:02