L’islamophobie, sens dessus dessous du racisme européen

Tout a commencé, allais-je écrire, avec les attentats du 11 septembr – par « tout » j’entends ici la représentation caricaturale, infériorisante, diabolisante du monde « islamique » et des immigrés qui en proviennent. Mais cela n’aurait pas été vrai : à cette date, la partition anti-islamique qui depuis accompagne sans cesse nos journées avait déjà été composée. Tout a commencé en 1990-1991, lorsque l’Irak de Saddam Hussein avait osé annexer de nouveau son ancienne province du Koweït et avait été puni par des armes de destruction massive. Non, ce n’est pas cela non plus. Mais alors quand ? Tout a commencé lorsque la « révolution islamique » de 1979 a renversé le Shah de Perse. Toujours pas. Tout a commencé le 1er Juin 1972, quand l’Irak baathiste a nationalisé le pétrole et formulé le blasphème « le pétrole arabe aux Arabes ». Quelle courte mémoire, pourrait-on me reprocher à bon droit. Tout a commencé à Bagdad le 14 juillet 1958, quand une insurrection populaire a détrôné la louche monarchie hachémite, qui avait le soin des intérêts britanniques en Mésopotamie. Mais les renvois ne sauraient s’arrêter ici. Nous devrions en effet remonter bien loin dans l’espace et le temps et dépasser jusqu’aux modes de production. Nous pourrions peut-être nous arrêter définitivement une fois arrivés il y a mille ans, et seulement là, au Haut Moyen Âge, en l’an de grâce 1095, au vibrant appel exterminatoire du béat moine de Châtillon sur Marne, Urbain II, contre les Turcs, les musulmans par antonomase de l’époque :

«  Je vous exhorte – proclame-t-il – […] non moi, mais le Seigneur, pour qu’en tous, de toute classe sociale, chevaliers ou écuyers, riches ou pauvres […], vous les hérauts du Christ, vous instilliez la persuasion qu’ils œuvrent afin d’exterminer de nos régions [c’est-à-dire la Palestine] cette engeance néfaste. […] À tous ceux qui iront là-bas, s’ils perdent la vie en voyage ou en mer, ou bien en bataille contre les païens, sera accordée la rémission immédiate de leurs péchés : investi par Dieu d’un si grand don, je l’accorde à tous ceux qui s’apprêtent à partir. »

Mais pour autant qu’une telle généalogie des conflits actuels avec la gent musulmane puisse captiver, son piège caché est de passer outre les déterminations historiques spécifiques, de faire une histoire paradoxalement anhistorique, voire anti-historique.

Une fois que nous avons écarté cette hypothèse, et si nous en restons à l’époque moderne et contemporaine, le point de départ d’un dénigrement agressif du monde arabe (et islamique) est sans aucun doute, surtout en ce qui concerne la France, l’occupation d’Alger en 18301. Il suffirait, à cet égard, de rappeler non pas les mots et les gestes du général Bugeaud – trop facile – , mais la glaciale justification de ses méthodes sanguinaires – les massacres, les déportations massives des populations, les rapts des femmes, les vols des récoltes et du bétail, les razzias régulières, la suspension de toutes les libertés politiques – de la part du père de la démocratie libérale, le comte de Tocqueville2, qui les qualifie de « nécessités fâcheuses ». Il le dit avec force dans ses écrits : si l’on veut avoir raison des « musulmans barbares  », un état d’exception et une façon d’agir prudente (« une science nouvelle »), mais dure, sont nécessaires. Le tout, évidemment, pour le bien des nations arabes de l’Empire (ou du califat) ottoman, pour les aider à dépasser leur retard. Mais il est intéressant de remarquer que Tocqueville n’attribue pas la faute de ce retard à l’islam en tant que tel ; au contraire, il voit en l’islam, en la religion musulmane, un facteur du processus de civilisation des « barbares ». Voyons pourquoi :

« La société musulmane, en Afrique, n’était pas incivilisée ; elle avait seulement une civilisation arriérée et imparfaite. […]

La propriété individuelle, l’industrie, l’habitation sédentaire n’ont rien de contraire à la religion de Mahomet. Des Arabes ont connu ou connaissent ces choses ailleurs ; elles sont appréciées et goûtées par quelques-uns d’entre eux en Algérie même. Pourquoi désespérerions-nous de les rendre familières au plus grand nombre ? On l’a déjà tenté sur quelques points avec succès. L’islamisme n’est pas absolument impénétrable à la lumière  ; il a souvent admis dans son sein certaines sciences ou certains arts. Pourquoi ne chercherions-nous pas à faire fleurir ceux-là sous notre empire ? Ne forçons pas les indigènes à venir dans nos écoles, mais aidons-les à relever les leurs, à multiplier ceux qui y enseignent, à former les hommes de loi et les hommes de religion, dont la civilisation musulmane ne peut pas plus se passer que la nôtre3. »

L’Algérie est un « pays barbare » non en tant que musulman, mais parce qu’il n’en est pas encore arrivé à la propriété privée de la terre – dont il faut considérer l’introduction comme la véritable « question vitale pour notre gouvernement » (exact) ; parce que les germes de l’industrie moderne ne s’y sont pas encore développés ; parce que sa population est seulement en partie sédentarisée. L’accent tombe donc sur l’introduction en Algérie de rapports économiques et sociaux bourgeois et sur le type d’administration du pouvoir propre à atteindre ce but. Et, dans le processus de domination coloniale et de modernisation du pays, l’islam est plus vu comme un allié potentiel que comme un obstacle insurmontable. Une telle position, une telle conviction, était à l’époque plutôt répandue en Europe.

En revanche, cent cinquante ans plus tard – et ici nous nous référons nécessairement à la période suivant le 11 septembre sur laquelle s’axe notre exposition -, dans le pamphlet-ordure le plus célèbre que des mains européennes aient écrit contre le « terrorisme islamique » et contre « les foutus fils d’Allah » en tant que tels, la représentation de l’islam a totalement changé. Il est décrit comme :

«  [Une] montagne qui depuis 1 400 ans ne bouge pas, ne sort pas des abîmes de sa cécité, n’ouvre pas les portes aux conquêtes de la civilisation, ne veut pas entendre parler de liberté et justice et démocratie et progrès […] qui vit encore dans une misère moyenâgeuse, végète encore dans l’obscurantisme et dans le puritanisme d’une religion qui ne sait produire que de la religion, et les musulmans comme des monsieurs [dans la version italienne, “monsieurs” était barbari] qui au lieu de travailler et de contribuer au progrès de l’humanité passent leur temps avec le derrière en l’air, à prier cinq fois par jour. » (p. 92)4

Ici, la vie et l’histoire  – quatorze siècles d’histoire – des sociétés et des nations arabes et de tradition islamique sont brutalement ravalées au rang de simple religion  : une religion pétrifiée et pétrifiante. Leurs populations apparaissent comme une foule indistincte d’individus aveugles, incivils, obscurantistes, puritains, rétrogrades, illibéraux, indifférents aux injustices, fainéants (cet aspect n’étant pas à sous-estimer). À l’opposé de cette montagne de mort et de ténèbres, un Occident illuminé, dynamique, libre, démocratique, attaché à la justice et au progrès et ayant pour seule faute de croire peu, en Italie et en Europe, à son incommensurable supériorité. Tout ceci peut sembler le fruit de la morbide excitation de néo-croisés. Je me garderai bien de nier cette morbidité – j’en remarque seulement la nature laïque, car telle, avec orgueil, se proclame O. Fallaci. Mais le fait est que son pamphlet n’est que la partie visible de l’iceberg, d’une vaste littérature anti-islamique dont l’impulsion trouve visiblement son origine dans les gouvernements et les États européens. Et le succès de ce texte et de nombreuses autres saletés de ce genre témoigne d’un climat général, institutionnel d’antagonisme envers le « monde islamique », qui a besoin du dénigrement maximal de l’islam en soi et, surtout – je veux le souligner -, des gens qui appartiennent à ce monde et qui en proviennent. En effet, si nous observons d’autres analyses des sociétés et des nations arabes et de tradition musulmane du monde d’aujourd’hui, plus posées, semi-académiques, le résultat final n’est pas si différent.

Prenons l’œuvre de Huntington, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, qui a fait école en la matière en Europe aussi. Le tableau que brosse Huntington est sans aucun doute un peu plus polychrome et complexe que la très grossière vignette d’O. Fallaci. Contrairement à cette dernière, le professeur de Harvard révèle un certain degré d’alphabétisation. De même qu’A. de Tocqueville et, sur un autre plan, que M. Rodinson5, il sait que dans la religion musulmane il n’y a rien d’organiquement antagoniste au capitalisme. Il sait aussi que la renaissance « islamique » ou mieux islamiste des dernières décennies a un caractère politique et culturel, qu’elle exprime « le rejet de l’influence européenne et américaine sur la société autochtone »,6 le rejet de l’Occident, mais pas forcément de la modernité. Çà et là il semble même, à tort ou à raison, avaliser l’opinion d’al-Tourabi, selon laquelle la religion musulmane peut même représenter un moteur pour le développement. Il semblerait, donc, à mille lieues des trivialités d’une certaine presse anti-islamique. Et pourtant lui aussi arrive à une conclusion identique concernant l’antagonisme inévitable entre « notre monde » et celui que l’on définit habituellement comme le « monde islamique ». Il nous renvoie lui aussi à l’islam-religion, encore et toujours égal à lui-même, en tant que générateur de l’inexorable antagonisme envers « notre civilisation » :

« Tant que l’islam demeurera l’islam (et il le demeurera) et que l’Occident demeurera l’Occident (chose moins sûre), le conflit de fond opposant ces deux grandes civilisations et modes de vie différents continuera à caractériser leurs rapports futurs, comme il les a caractérisés au cours des quatorze derniers siècles7. »

Et voilà ! Nous nous retrouvons encore face à un monde « islamique » qui, malgré les siècles, la technologie de pointe dont il se sert, les gratte-ciel babéliens de ses villes, les marchés boursiers, les profonds changements sociaux, les révolutions populaires et anticoloniales qu’il a traversées et les guerres pour le pétrole, est resté et restera encore et toujours égal à lui-même. Un monde capable peut-être de modernité, de se moderniser en surface, mais qui, malgré tout, demeure un monobloc immobile, immuable, anhistorique. Un monde dominé depuis toujours et pour toujours par une religion qui, malgré son immobilité mortuaire – véritable miracle dans l’histoire des civilisations -, est à même d’imprégner la vie tout entière des sociétés de tradition culturelle musulmane, à tel point que ces sociétés peuvent aujourd’hui encore être nommées et identifiées par un seul mot : islam. Des sociétés tout en religion qui ne font que produire de la religion par la religion, un cas tout à fait unique dans l’histoire de l’homme.

Cette représentation abusive et déviante des sociétés arabes et « islamiques » d’hier et d’aujourd’hui engendre un sentiment d’irréductible aliénation entre « eux » et « nous ». Ce sentiment est aiguisé à la puissance, par l’étalage médiatique obsessionnel de pratiques particulières, tout à fait marginales, pouvant être attribuées de façon plus ou moins correcte, plus ou moins abusive, à la religion musulmane : lapidation des adultères, décapitation, polygamie, autodafés de livres et – nous en parlerons plus avant, puisqu’il s’agit d’un thème fort de cette propagande et d’une pratique qui n’est désormais plus marginale – le voile des femmes. Les imprésarios rusés des « zoos humains » à la Hagenback se rendaient sciemment dans les villages africains et asiatiques les plus reculés et les plus primitifs pour chercher leurs « sujets-objets » de couleur à exhiber dans les métropoles européennes. Par une méthode tout à fait semblable, les imprésarios actuels de l’islamophobie visent à susciter auprès du public, et ils y parviennent réellement, un sentiment de distance sidérale d’avec ces gens, de différence organique et infranchissable entre « eux » et « nous ». Tout en socialisant la conviction, à première vue bien argumentée, que nous nous trouvons face à des gens arriérés, fanatiquement réactionnaires, ancrés dans un passé qui ne passe pas, en tout inférieurs à nous, en raison non seulement de leur plus grande pauvreté matérielle, mais aussi de leur plus grande pauvreté d’esprit et de culture. Des gens ainsi faits, heureux de l’être, et qui demeureront tels pour l’éternité.

On emploie trois différentes techniques pour produire, véhiculer et amplifier la diversité et l’opposition entre « eux » et « nous » : 1) refouler, obscurcir8 tout ce qui est susceptible de rapprocher, voire tout ce qui est commun entre les gens qui vivent de leur travail en Europe et en Occident et les travailleurs du monde « islamique » ; 2) présenter l’islam, le musulman en tant que tel, comme un colonisateur agressif qui attente à notre sécurité, notre tranquillité, nos traditions ; 3) faire du matraquage obsessionnel autour de l’oppression de la femme arabe et « musulmane ». Je vais par la suite analyser une par une ces trois techniques et montrer de quelle façon toute cette fange islamophobe se transforme en discriminations et racisme à l’égard des immigrés musulmans.

Le premier impératif est donc de faire disparaître avec grand soin toute trace de l’existence réelle des centaines de millions d’individus composant ce que l’on veut nommer, abusivement, le monde « islamique 9». Tout d’abord, leur immense activité de production.

Les pêcheurs arabes et « musulmans » de la Méditerranée ou de la mer Rouge, de la mer Caspienne (les pêcheurs d’esturgeons, des pêcheurs mondialisés par excellence…) ou de l’océan Indien ; les éleveurs de brebis, de vaches, de buffles et de chèvres, qui, rien qu’au Pakistan, prennent soin de 126 millions de têtes de bétail ; la multitude de paysans et de paysannes qui, dans ces pays, cultivent le coton et les agrumes, le blé et le riz (au Bangladesh et ailleurs, on atteint même trois récoltes par an, comme en cycle continu), le soja et le maïs, la vigne et la canne à sucre, les oliviers (les oliviers de Palestine…) et les cédratiers, les pommes de terre, l’orge, le sésame et les pistaches (les délicieuses pistaches d’Iran…), le lin et les légumes, les fragiles plants de thé et de café, les dattes et les arachides, le tabac et le caoutchouc ; ou encore, que sais-je, les travailleurs des mines de phosphates, de fer, de manganèse, de chrome et – pour ne parler que de l’Indonésie – d’étain, de nickel, de cuivre, de bauxite, d’argent et d’or ; dans les représentations islamophobes, il n’y a de ces individus, tout simplement, aucune trace. De même qu’il n’y a, tout simplement, aucune trace des dizaines de millions d’ouvriers du bâtiment qui, d’Alger à Abu Dhabi et jusqu’à Djakarta, sont en train de construire des ports, des aéroports, des réseaux routiers, des écoles et des stades, des quartiers populaires et des supermarchés. Et que dire de leurs centres financiers mirobolants, en pleine compétition avec ceux de l’Occident dans une course délirante – moderne ou postmoderne qu’elle soit – celui qui montera le plus haut, à la gloire de la rente urbaine aconfessionnelle, ou plutôt transconfessionnelle…

Les sociétés « islamiques » ne sont faites que de rentiers du pétrole et d’extrémistes terroristes : ainsi va le refrain de la vulgate islamophobe institutionnelle. Par conséquent, la masse croissante d’ouvriers et d’ouvrières – avec ou sans voile – du textile, du secteur alimentaire, de l’énergie (pétrole, gaz), des raffineries, de la chimie, de la sidérurgie, des cimenteries, des usines de tracteurs, de l’industrie pharmaceutique, de la métallurgie, du montage automobile (Iran Khodro, par exemple, groupe de propriété de l’État iranien en joint-venture avec Renault-Peugeot et Hyundai, la plus grande usine du Moyen-Orient, comptant 37 000 employés) ; les travailleurs spécialisés des chantiers navals (je me réfère à Smyrne et à Istanbul) et des typographies ; ceux de l’industrie électronique – et bien oui, dans ces pays aussi on assemble des composants électroniques ; les ouvriers et les ouvrières des « zones spéciales » – il n’y en a pas qu’en Chine -, notamment celles de Bizerte, Zarzis, Sfax et Gabès, pour ne parler que de la Tunisie ; tous ces gens – dont le travail génère une plus-value qui se déverse à flots dans les coffres-forts de « nos » multinationales sans qu’aucun gardien de « notre civilisation » ne se demande si, par hasard, elle ne provient pas d’une civilisation qui nous est organiquement étrangère -, eux tous et d’autant plus leurs luttes, leurs grèves, leurs efforts d’organisation, leurs révoltes, en particulier si elles sont aussi menées contre des institutions qui nous sont chères, comme le Fond monétaire international (tel a été le cas, par exemple, pour les ouvrières et les ouvriers égyptiens du textile à Mahalla al-Kubra), doivent rester hors de notre champ de vision. Ce qui a lieu presque systématiquement, comme si une régie centralisée passait jour et nuit au crible chaque photogramme et chaque image, en triant ce qu’il est opportun et ce qu’il n’est pas opportun de voir10. Ce qu’il est opportun ou inopportun – selon les hauts placés – que les travailleurs et les travailleuses de l’Europe voient et sachent à propos des sociétés et des pays « islamiques », là où tous, ou presque tous, au lieu de travailler, « passent leur temps avec le derrière en l’air », selon les mots d’Oriana Fallaci et de ses semblables.

Le monde « islamique » semblerait en effet bien moins distant et étranger, moins menaçant et hostile. En tant que monde du travail « islamique », il serait peut-être vu et même ressenti comme proche du « nôtre » si, au lieu de nous gaver de petits bouts de communiqués d’Al-Qaida et de photos des barbes chenues de ses porte-parole, la police culturelle qui contrôle les médias européens nous permettait de voir et d’en savoir un peu plus sur la vie et les activités, les soucis professionnels, les attentes et les espoirs des vendeuses, des standardistes, des secrétaires, des enseignantes, des infirmières, des femmes médecins (très nombreuses en Syrie et aussi en Irak, avant que notre civilisation ne ramène ce pays à l’« Âge de la pierre », au nom de sa libération), des cuisinières, des serveuses et des travailleuses à domicile maghrébines, moyen-orientales, iraniennes ou « musulmanes » asiatiques, dont les mains, souvent pour le compte de célèbres marques occidentales, ont produit des monticules de chaussures, de pull-overs, de tapis, de broderies, de brochettes de fruits secs, de crevettes pelées et tout ce que l’on peut produire et emballer à coût zéro entre quatre murs11.

Mais tout ceci est impossible. Sans cela, l’image d’un « islam » monobloc, immobile, immuable, féodal, fainéant, incapable de produire autre chose que de la religion par la religion et, par conséquent, doté d’une « identité culturelle » organiquement différente de la « nôtre » et qui est incompatible avec la nôtre, se désagrégerait. Et il en ressortirait, en revanche, des sociétés différenciées et profondément divisées en classes ; des sociétés de plus en plus empreintes de rapports sociaux modernes, c’est-à-dire capitalistes ; bondées de travailleurs salariés et de travailleuses salariées – les salariés précarisés des secteurs formel et informel constituent déjà la majorité de la force de travail de l’Afrique arabe et du Moyen-Orient ; touchées par d’intenses processus d’urbanisation et industrialisation, quoique de type dépendant, et caractérisées par une forte mobilité du travail et du territoire, se manifestant aussi par les migrations tant d’hommes que de femmes ; et, contre toute attente, des sociétés présentant un taux croissant d’autonomie matérielle et psychologique de la part des femmes et un poids malgré tout décroissant des traditions et des pratiques religieuses traditionnelles. De même faut-il aussi exclure de notre champ de vision la vie quotidienne réelle des peuples « musulmans » qui gagnent leur vie en travaillant. Sans quoi il serait clair que, pour eux non plus, il n’y a pas le temps de la prière au centre du système social des temps, au centre de leur temps de vie ; il y a, comme chez nous, comme dans tout le périmètre de l’économie de marché mondialisée, le temps de travail. Il en ressortirait en outre que le temps social n’est rythmé dans aucun pays, pas même en Iran ou en Arabie Saoudite, par le pur calendrier lunaire de l’islam, mais par la combinaison entre le calendrier lunaire et le calendrier grégorien (celui que l’on utilise en Europe), ou parfois juste par ce dernier, alors que les années grégoriennes sont calculées en suivant l’ère vulgaire (c’est-à-dire depuis la naissance du Christ), le « signe évident d’une nouvelle extraversion du monde islamique et de la croissance de l’intégration économique et politique au niveau planétaire12 ».

Depuis plusieurs dizaines d’années, ce sont les États, et non les autorités religieuses, qui règlent le temps social et fixent les jours fériés, le repos hebdomadaire, les congés, etc. Le repos hebdomadaire tombe souvent – pas toujours – le vendredi, mais ce n’est pas un fait à attribuer à la tradition religieuse, puisque le vendredi était traditionnellement un jour de marché et de prière publique, pas un jour de congé. La diffusion récente du vendredi comme jour férié est le « fruit de l’adaptation des modèles de droit du travail européens aux pays islamiques13  » et de l’utilisation, plutôt bien connue chez nous en Occident, des thèmes et des sentiments religieux comme moyens de contrôle et de manipulation des populations. Toutefois, dans des pays comme la Turquie, le Sénégal, la Tunisie et le Liban, le jour de repos est le dimanche, tandis qu’au Maroc il peut aussi tomber le dimanche.

Quant au fractionnement des heures de travail quotidiennes, n’allez pas y chercher cinq pauses pour les cinq prières rituelles : vous ne trouverez aucune trace d’un tel système.

«  Les sources de droit ne réglementent d’aucune façon l’accomplissement de cet acte religieusement obligatoire par le travailleur [c’est-à-dire qu’elles ne le reconnaissent pas en tant que droit du travailleur croyant]. La seule allusion qui y soit faite se trouve dans un texte saoudien précisant que l’horaire de travail correspond au temps de travail effectif [selon les règles les plus récentes du management global  !] et n’inclut pas les pauses consacrées au repos, aux repas et à la prière. Prière, repas et repos sont donc, dans un certain sens, mis sur le même plan : ce sont tous des besoins que le travailleur peut satisfaire, dans le respect des contraintes liées aux exigences de la production14. »

Il est très difficile d’estimer combien de travailleurs prient au travail et de quelle façon leur nombre varie en fonction des années et des lieux. Cette pratique semble assez répandue uniquement dans les pays du Golfe, mais souvent, en Iran aussi, les moments de prière sont regroupés et coïncident avec les pauses repas. La seule occasion d’irruption institutionnelle évidente des obligations religieuses au sein du temps de travail ordinaire concerne le mois de ramadan, au cours duquel l’horaire hebdomadaire est généralement raccourci, en particulier dans les bureaux publics. Dans de nombreux pays, le maximum légal est réduit à 36 heures au lieu de 48 ; souvent, cependant, ce sont les employeurs qui peuvent décider les modalités de réduction d’horaire et, dans certains pays, les travailleurs sont obligés de récupérer les heures de travail perdues. Durant ce même mois, en revanche, l’horaire hebdomadaire des travailleurs du commerce augmente en général jusqu’à 60 heures, dans le respect des… contraintes liées, dans ce cas, aux exigences de circulation des marchandises.

Ces contraintes capitalistes suprêmes conditionnent aussi en partie le pèlerinage à La Mecque. La situation est très différente d’un pays à l’autre. En Turquie et au Liban, aucun congé spécial n’est accordé : ceux qui veulent accomplir le hajj doivent le faire pendant leurs vacances. Ailleurs, il existe toutefois en général un congé spécial accordé une seule fois dans la vie, d’une durée variable (de 8 à 30 jours), parfois rémunéré, parfois non, dans certains cas reconnu en tant que droit, dans d’autres non ; les employés du secteur public (moins productifs) ont presque partout beaucoup plus de possibilités de bénéficier de ce congé que les travailleurs du secteur privé (dont il est indispensable de préserver la productivité, même en violant les préceptes religieux). Il est donc fondé d’affirmer qu’en général, aussi dans les pays de tradition culturelle et religieuse islamique :

« Le quotidien n’est plus rythmé par l’appel à la prière du muezzin, mais par les temps du travail et de la production. Les rythmes de la vie moderne conditionnent même le mysticisme : la confrérie hilâliyya de Alep, par exemple, a renoncé à sa pratique la plus caractéristique, l’isolement, du fait que, si l’on en croit les affirmations de ses maîtres : “de nos jours, les gens n’ont pas le temps ni la possibilité de négliger le travail pour pratiquer cette retraite”15. »

Ainsi, également dans les pays arabes et « islamiques », le temps social et individuel est aujourd’hui étroitement lié aux préceptes du capitalisme global. De plus, dans ces pays, sans exclure l’Iran ni l’Arabie Saoudite, la présence, la force des nouvelles idoles sacrées et omnirégnantes de l’économie marchande est palpable, de l’idole des idoles – l’argent – aux plus modestes idoles de la télévision (y compris les idoles américaines), qui le sont surtout pour les sans-argent. Les résultats des rares études de terrain concernant la pratique effective des préceptes islamiques fondamentaux sont pour le moins contradictoires16  : ce qui en ressort est, d’une part, une tendance de long terme à la sécularisation de la vie sociale, de l’autre la récente affirmation de l’islamisme politique militant ayant entraîné des phénomènes de retour à la pratique religieuse, même, ou surtout, parmi les jeunes sécularisés. Un retour qui a beaucoup à voir avec « la réinvention politique de la religion » et qui se produit dans un contexte de vie sociale largement laïcisé :

«  Si l’on observe le vécu religieux à l’écart du tapage des médias, on se rend compte que la religion a certes gagné en ferveur et en intensité, mais qu’elle est toujours plus restreinte dans un espace et un temps bien délimités. Le fait le plus significatif de ces dernières années est la dissociation du temps social et du temps religieux, de l’espace sacré et profane. Pour ce qui est de l’espace, la mosquée n’est plus un lieu de centralité exclusif, aussi bien en ville qu’à la campagne. L’analyse des courbes de fréquentation des mosquées montre que l’effet de foule qui a tant effrayé les “journalistes” [et leurs lecteurs/spectateurs naïfs d’Europe] ne se produit que le vendredi et les jours de fête. Le dualisme du vécu confirme la progression à la fois implacable et discrète de la sécularisation […].

L’accès au temps religieux est de plus en plus ritualisé pour mieux souligner la discontinuité entre l’espace-temps religieux et profane. L’adoption de coutumes et de langages spécifiques permet d’accroître l’intensité religieuse et de séparer les séquences de vie. Le sacré a désormais ses propres affaires, ses marchés et ses objets ; il lui est interdit de séjourner ailleurs17. »

Ainsi, si on les observe à l’écart du tapage « superficiel, réducteur et vulgairement raciste » des médias européen, les sociétés arabes et « islamiques » nous apparaissent comme des sociétés en mouvement, en transformation, traversées d’élans contradictoires même dans le domaine religieux, au fond analogues – ce qui ne veut pas dire identiques – à ceux que vivent les sociétés occidentales, dans lesquelles a également lieu une réhabilitation institutionnelle du rôle de la religion18, que la grande crise qui est en cours pourrait alimenter. Mais tout ceci ne doit pas se savoir ni – d’autant moins – se voir. Il ne doit y avoir aucun point de contact entre « eux » et « nous ».

Pietro Basso : Le racisme européen

Critique de la rationalité institutionnelle de l’oppression

Editions Syllepse

http://www.syllepse.net/lng_FR_srub_96_iprod_653-le-racisme-europeen.html

Paris 2016, 316 pages, 22 euros

1 L’histoire du colonialisme français commence trois siècle plus tôt, mais ce n’est que « le 14 juillet 1830 sur les sables de la baie de Sidi-Ferruch » que « l’impérialisme français prendra son essor » (cf. X. Yacono, Histoire de la colonisation française, op.cit., p.8). Et ce n’est qu’à cette date que commence l’affrontement rapproché et sans merci entre la France colonisatrice et les peuples « musulmans ». Voilà une des raisons pour lesquelles la colonisation de l’Algérie peut-être considérée comme « le banc d’essai » pour l’ensemble du colonialisme français (ibid ., p.34)

2 Cf. A. de Tocqueville, Sur l’Algérie, Flammarion, Paris 2003. O. Lecour Grandmaison (« A. de Tocqueville et la conquête de l’Algérie » dans Le Magazine, hiver 2001) note à point nommé que le même général Bugeaud se distingue en juin 1848 par la férocité avec laquelle il affronte les travailleurs insurgés de Paris. Cette fois aussi, le comte de Tocqueville est de son coté, du coté de la « civilisation » contre les « barbares » de l’intérieur.

3 Ainsi dans son Premier rapport sur l’Algérie (1847) – c’est moi qui souligne.

4 Cf. O. Fallaci, La rage et l’orgueil, Plon. Paris 2012, p. 30-31, 92 – c’est moi qui souligne. Ce genre de prose a son équivalent dans chaque pays européen, et il s’agit presque toujours de « laïques » comme A. Gluckmann ou B.-H. Lévy.

5 Cf. M. Rodinson, Islam et capitalisme, Le Seuil, Paris 1966. Comme on le sait bien, la position de Max Weber était diamétralement opposée, puisqu’il considérait comme fondamental et unique l’apport de la religion protestante pour la naissance et l’affirmation du capitalisme. La réplique du 20e et du début du 21e siècle a été extrêmement dure. Avec plus ou moins d’effort, le mode de production capitaliste a en effet ramené à lui – et à la nouvelle « religion » et « éthique » du profit – toutes les religions et les éthiques pré-bourgeoises qui se présentaient sur son chemin.

6 Cf. M. Huntington, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, Simon & Schuster, New-York, 1997, p.101 (notre traduction).

7 Ibid., p.212 (notre traduction) – c’est moi qui souligne. Et plus avant, il écrit : « Le problème sous-jacent pour l’Occident n’est pas l’intégrisme islamique. C’est l’islam, une civilisation différente dont le peuple est convaincu de la supériorité de sa culture et obsédé par l’infériorité de son pouvoir » (ibid., P. 217)

8 Un titre vraiment bien choisi – Covering Islam, Vintage Books, New-York, 1997 – celui qu’E. Said a donné, il y a des années, à l’un de ses ouvrage consacré à la façon dont les médias occidentaux et les spécialistes qui les influencent en tant que conseillers (l’« écran invisible ») déterminent notre vision du monde « islamique ». Il s’agit précisément d’un obscurcissement de la réalité actuelle de ce monde, qui va de pair avec l’obscurcissement et la réécriture de l’histoire de tous les peuples colonisés que met en œuvre l’impérialisme, dont Said a aussi parlé, de façon très compétente et efficace, dans l’ouvrage intitulé Culture and Imperialism, Knopf, New-York, 1993.

9 Je mets souvent entre guillemets le mot « islamique » ou « musulman », car son emploi me semble dans bien des cas impropre. Il l’est en particulier lorsqu’il indique des sociétés et des nations dans leur ensemble, formées de plus en plus souvent non seulement d’individus pratiquant la religion musulmane (lesquels constituent partout une minorité de la population), mais aussi des musulmans non pratiquants et des non-croyants. Il me semblerait d’ailleurs impropre de parler de sociétés européennes d’aujourd’hui comme d’un monde « chrétien », alors que les chrétiens pratiquants appartenant aux diverse confessions représentent presque partout une minorité de la population.

10 J’ai écrit « comme si une régie centralisé… » parce que, formellement, cette régie n’existe pas. Dans la guerre de propagande anti-islamique qui dure depuis des dizaines d’années, il n’y a pas eu et il n’y a pas un seul Goebbels « européen » qui, chaque matin à a même heure, ait convoqué les responsables de la presse, de la radio, du cinéma (plutôt et surtout de la télévision, aujourd’hui) pour leur indiquer les thèmes et les priorités de la propagande, comme le faisait le véritable Goebbels après le 1er septembre 1939 (cf. W.A. Boelcke, Kriegspropaganda 1939-1941, Deutsche Verlags-Ansalt, Stugart, 1966). Et pas non plus un Goebbels dans chaque pays européen. Mais il existe un réseau très vaste de ministres, de parlementaires, d’experts, de dirigeants des médias, d’opérateurs du cinéma, de photographes, d’hommes d’église, de policiers de haut rang, et ainsi de suite jusqu’aux vulgarisateurs et aux caricaturistes, en service de guerre permanent et effectif ; ce réseau a des lieux périodiques de consultation, de rencontre, d’analyse et d’élaboration, d’où il agit – encore que suivant les procédures pluralistes – comme une machine synchronisée qui trie les nouvelles provenant du monde « islamique » et le concernant, avant de le refiler au grand public.

Cette grande machine fonctionnant 24 heures sur 24 s’occupe non seulement du grand public, mais aussi des spécialistes et des universitaires. Ces derniers y puisent, entre autres, leurs réécritures révisionnistes des relations passées entre l’Europe-Occident et l’islam. Avec le livre du médiéviste S. Gouguenheim, Aristote au Mont Saint-Michel : les racines grecques de l’Europe chrétienne, Le Seuil, Paris 2008, applaudi tant par le Figaro littéraire que Le Monde, ce courant révisionniste en est même arrivé à nier toute contribution de Ibn Rushd (Averroès) à la connaissance d’Aristote. Une négation tellement absurde et indéfendable que même de mollasson de Tahar Ben Jelloun n’a pu s’abstenir de réagir et a accusé son auteur du pire des fanatismes anti-islamiques.

11 Selon une estimation de la Banque mondiale, dix millions de femmes travaillent à domicile, ne serait-ce qu’au Pakistan.

12 Cf. R. Aluffi Beck-Peccoz, Temps, lavaro e culo nei paesi musulmani, Edizioni della Fondazione Giovanni Agnelli, Turin 2000, P. 42.

13 Ibid., P. 5. Différemment du passé, « aujourd’hui le repos hebdomadaire est en revanche répandu dans les pays musulmans. Cela n’est pas dû ni à l’usage de la semaine, ni à la tradition religieuse, le premier ne le rendant pas nécessaire, la seconde s’y opposant même. Le jour de repos hebdomadaire s’est imposé comme conséquence de l’affirmation de standards internationaux en matière de travail » (p. 45).

14 Ibid., p.50 (c’est moi qui souligne).

15 Cf. B. De Poli, I musulmani nel terzo millennio. Laicità e secolarizzazione nel mondo islamico, Carocci, Rome, 2007, p. 209 (c’est moi qui souligne)

16 Cf. A. Akbar et D. Hastings (éds), Islam, Globalization and Post-Modernity, Routlege, Londres/New-York, 2002 ; R. Bourquia et Alii, Les jeunes et les valeurs religieuses, Eddif, Casablanca, 2000 ; M. Chekroun, Jeux et enjeux culturels au Maroc, Rabat, Okad, 1990.

17 Cf ; M. Tozy, Stato islamico, religioni islamiche e referente universale, dans M. Nordio, G. Vercellin (dir.), Islam e diritti umani : un (falso?) problema, Diabasis, Reggio Emilia, 2005, P. 86-87 (c’est moi qui souligne).

18 Certains experts européens voient dans le monde « islamique » les signes précurseurs d’une phase « post-islamique », où la référence à l’islam évolue progressivement d’un fait religieux en fait culturel : cf. R. Schulze, Geschichte des Islamischen Welt im 20. Jahrhundert, Beck’sche Verlagbuchhandlung, Munich, 1994.

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