Société de surveillance ou société panoptique ?

Société de surveillance ou société panoptique ?

Jean-Claude PAYE, sociologue, auteur de «L’Emprise de l’image», Yves Michel, 2012.

La Libre Belgique lundi 29 juin 2015

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La loi française sur le renseignement vient d’être définitivement adoptée. Elle inscrit, dans le droit, des pratiques existantes, mais illégales et qui ont montré leur totale inefficacité dans les dernières affaires terroristes.

Les services de renseignement pourront installer chez les fournisseurs d’accès Internet une « boîte noire  » surveillant le trafic. Seront captées, les métadonnées : origine ou destinataire du message, adresse IP d’un site visité, durée de la conversation ou de la connexion. La possibilité de lever, en cas de besoin, l’anonymat des données montre que celles-ci sont bien identifiantes.

Le texte étend au renseignement des techniques jusqu’ici réservées aux enquêtes judiciaires : micros, caméras, balises de géolocalisation, logiciels espions. La loi autorise également l’installation de fausses antennes relais permettant de capturer, dans un périmètre déterminé, les données de connexion, ainsi que le contenu des communications de toutes les personnes communiquant par téléphone, ordinateur…

En Belgique ?

En Belgique, le placement de «boîtes noires» ne fait pas partie des dispositifs mis en place par la loi de 2010 qui autorise cependant la Sûreté de l’Etat et le SGSR militaire à procéder à l’identification du trafic postal ou électronique, à l’observation dans des lieux privés, à l’ouverture du courrier ou à l’introduction clandestine dans un ordinateur. En France, comme en Belgique, ces procédures secrètes suppriment toute garantie judiciaire. Dans l’Hexagone, aux USA et en GB, l’installation de «boîtes noires» ou d’un dispositif de capture globale des données met, en plus, aux mains de l’exécutif, un appareil permanent, clandestin et quasiment illimité de surveillance des citoyens qui pourrait, grâce à des circonstances «favorables» s’étendre rapidement au niveau de l’ensemble de l’UE.

Il s’agit de permettre la collecte systématique, généralisée et indifférenciée d’un volume important de données qui peuvent être relatives à des personnes totalement étrangères à la mission. Le travail des services de renseignement change donc de nature, il ne porte plus seulement sur les agents d’une puissance étrangère, mais principalement sur les citoyens français.

Ainsi, les missions ne sont plus exclusivement centrées sur «la défense du territoire», «la prévention de toute forme d’ingérence étrangère» ou «la défense des intérêts économiques de la France». D’ailleurs, il y a bien longtemps que l’indépendance nationale ne fait plus partie des préoccupations des services français ou européens. Plusieurs documents secrets US montrent que la France participe bien au «chalutage» de la NSA. Un article top secret datant de 1989 récemment déclassifié, provenant de la revue interne de la NSA «Cryptologic Quarterly», met en avant la coopération renforcée des USA avec des pays appelés «Third Party Nations», dont la France fait partie dès les années 80.

La réorganisation des services de renseignement autour de «la surveillance» de leurs propres citoyens s’intègre dans une structure impériale ayant aussi pour ennemis ses propres populations. La possibilité pour le citoyen étasunien d’être nommé comme ennemi par son gouvernement existe déjà dans le droit US (1) et nous concerne également grâce aux accords d’extradition signés entre l’UE et les USA. La militarisation croissante de l’armement des forces de police US est aussi un symptôme révélant de la mutation du rapport entre gouvernants et gouvernés.

Des algorithmes pour repérer

La nouvelle loi française s’inscrit dans cette tendance. Les missions des services ne se limitent pas à la notion vague de «lutte contre le terrorisme», mais portent sur les crimes et délits commis «en bande organisée», sans que cette notion soit définie. Elle permet aussi de s’attaquer aux «violences collectives de nature à porter atteinte à la sécurité nationale», c’est-à-dire aux mouvements sociaux. L’insertion dans la loi de «la prévention des atteintes à la forme républicaine des institutions» laisse rêveur. Le danger d’un complot royaliste étant inexistant, qui pourrait être concerné ?, sinon les tenants d’une mutation radicale de la société ou peut-être simplement les femmes porteuses d’«un  foulard islamique» ?

Plus de vie privée

Les boîtes noires destinées à enregistrer nos comportements reposent sur la croyance que «les groupes ou les individus engagés dans des opérations terroristes ont des comportements numériques caractéristiques». Les algorithmes utilisés pour repérer ces attitudes procèdent par analogie avec le data-mining commercial. Or, celui-ci se fonde sur des modèles conçus à partir d’un grand nombre d’expériences répétitives. Les attentats terroristes, au contraire, ne présentent pas la fréquence nécessaire et ne respectent aucun protocole prédéfini. Même la NSA, l’agence de renseignement US, après avoir prétendu avoir évité 55 attentats en 2013, a dû –devant la commission du Sénat– réduire ses prétentions à un seul acte terroriste déjoué.

Si, contrairement à ce qui est affirmé, il ne s’agit pas de débusquer des «intentions terroristes» quelle est la fonction de la loi ? Pour le ministre français de l’Intérieur, «le droit à une vie privée n’est pas une liberté fondamentale». Le nécessaire consentement des populations à l’abolition de leurs libertés explique pourquoi celle-ci prend la forme du droit. Le ministre se pose ainsi en défenseur d’une société scopique ou panoptique dans laquelle chacun se sent contrôlé et se regarde être regardé.

Ce projet n’est pas nouveau, il existe depuis le début du capitalisme. Il avait déjà été théorisé, à la fin du XVIIIe siècle en Angleterre par Jeremy Bentham. Voulant créer une prison modèle, il avait développé un modèle d’architecture carcérale appelée «Panopticon» permettant à un gardien, logé dans une tour centrale, d’observer tous les prisonniers, enfermés dans des cellules individuelles autour de la tour, sans que ceux-ci puissent savoir s’ils étaient observés. Chaque cellule est visible d’un point central. L’inspecteur, invisible lui-même, règne comme un esprit. Grâce à l’installation des «boîtes noires», le principe de «voir sans être vu» est maintenant généralisé à l’ensemble du Net. «Il suffit que quelque chose [ici la loi] me signifie qu’autrui peut être là», disait Lacan. Le détenu, comme l’internaute, doit être entièrement soumis au regard qui est porté sur lui et l’intérioriser. Bentham montre que la présence des yeux de l’autre n’est pas nécessaire à l’omniprésence du regard intérieur. En l’absence de perception, l’individu est réduit à se regarder être regardé. Le sujet est aboli. En l’absence d’objet de perception, il se confond avec l’objet-regard, avec le désir de l’Autre, avec sa demande. Il devient l’objet de sa jouissance, ici objet de la toute-puissance de l’Etat.

 

 

(1) « Ennemi de l’Empire », « La Libre Belgique », le 30 mars 2007.

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