«De nouvelles formes de lutte se développent contre l’islamophobie»

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12 décembre 2014 | Par Carine Fouteau – Mediapart.fr

À l’occasion de la « journée internationale contre l’islamophobie » organisée samedi à l’université Paris-8 Saint-Denis, Mediapart s’est entretenu avec la sociologue Houda Asal pour comprendre les ressorts du racisme antimusulman et décrire les formes de mobilisation qui se développent.

Alors que le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve vient d’annoncer son intention de faire de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme une « grande cause nationale », Mediapart revient sur les origines et les contours des violences visant les musulmans, en constante augmentation en France ces dernières années. À l’occasion de la « journée internationale contre l’islamophobie » (accéder au programme détaillé en cliquant ici) organisée samedi 13 décembre à l’université Paris-8 Saint-Denis, à laquelle participent des associations, des responsables politiques et des chercheurs, la sociologue Houda Asal, post-doctorante à l’université McGill à Montréal et membre de l’équipe ERIS du centre Maurice-Halbwachs/École normale supérieure, compare les ressorts de ce racisme et de l’antisémitisme et décrit les formes de mobilisation qui se développent en réponse aux discriminations. Elle a récemment publié« Islamophobie : la fabrique d’un nouveau concept. État des lieux de la recherche » dans la revue Sociologie et « Débats politiques et débats scientifiques autour du concept d’islamophobie » dans la revue Contretemps (retrouver également le live de Mediapart « Être musulman en France » auquel elle a participé).

Comment définissez-vous l’islamophobie ?

L’islamophobie s’inscrit dans la sociologie du racisme. Pour comprendre ce phénomène complexe, il faut d’abord revenir sur ce qu’est le racisme, à quoi il renvoie précisément. Le racisme est un phénomène social qui implique l’imbrication de représentations (stéréotypes, images médiatiques), de pratiques (discriminations, actes de violence) et d’une certaine vision du monde. L’islamophobie est donc une idéologie, qui construit et perpétue des représentations négatives de l’islam et des musulmans, donnant lieu à des pratiques discriminatoires et d’exclusion. Ce racisme peut également culminer en des actes d’hostilité, parfois violents, qui sont en constante augmentation ces dernières années, et qui visent des lieux identifiés comme musulmans mais aussi des personnes. Aujourd’hui, le marqueur religieux comme marqueur racial pose des défis conceptuels et politiques nouveaux. D’une certaine manière, il reconfigure le racisme en tant que phénomène social multidimensionnel.

Quelle est la spécificité de l’islamophobie par rapport à d’autres types de racisme ?

La dimension internationale de l’islamophobie est l’une des spécificités de ce racisme. Une certaine vision de l’islam et de la menace qu’il représente aboutit à la création d’un ennemi extérieur et d’un ennemi intérieur, deux figures qui se mêlent souvent. Il faut donc prendre en compte les différentes échelles pour comprendre l’islamophobie, du global au local, et montrer comment il se déploie différemment selon les contextes.

L’autre spécificité est la dimension dite intersectionnelle de l’islamophobie, qui montre comment s’imbriquent la classe sociale et le genre avec le racisme. C’est particulièrement vrai en France, où il existe des liens complexes entre l’histoire coloniale, l’immigration ouvrière et le racisme. La présence musulmane en France découle de cette histoire, même si la plupart des musulmans sont aujourd’hui citoyens français, parfois de classe moyenne, diplômés, pouvant être descendants de migrants ou convertis, etc. De plus, l’islamophobie, les stéréotypes et les discriminations qui en découlent touchent de manière différente les hommes et les femmes. Par exemple, la focalisation sur le « voile » place les femmes dans une position particulière, premières victimes des discriminations.

En quoi l’islamophobie se distingue-t-elle du racisme antimusulman ? Que répondez-vous à ceux qui estiment que la lutte contre l’islamophobie remet en cause la liberté de critiquer les religions ?

Le terme d’islamophobie est presque synonyme de racisme antimusulman. Plus que la « phobie » qui n’est qu’une des dimensions du phénomène, le terme a l’avantage d’inclure le mot « islam » car, si ce sont les musulmans qui sont visés par ce racisme, c’est souvent à travers leur religion. D’où l’importance de distinguer critique des religions et islamophobie justement. À partir de quel moment une « critique » de l’islam relève-t-elle du racisme ? La critique des religions est possible, et elle existe, y compris dans les communautés musulmanes, contrairement à ce qui est souvent affirmé. Mais, dans le contexte actuel, il est évident que la plupart des attaques contre l’islam visent clairement tous les musulmans sans distinction. Les mobilisations contre le blasphème en France restent marginales par rapport aux dénonciations de véritables discours racistes. Par exemple, les unes de magazines qui titrent « Cet islam sans gêne » ou « La peur de l’islam » ne relèvent pas de la critique de la religion, me semble-t-il.

Quelles sont les formes prises par l’islamophobie aujourd’hui ? Comment ses contours ont-ils évolué ces dernières années ? Comment expliquez-vous la focalisation actuelle sur le paramètre religieux ?

En plus de l’image médiatique, des discriminations dans différents espaces, des actes de violence et des exclusions, il faut prendre en compte la dimension juridique et légale du phénomène. Depuis le vote de la loi de 2004 interdisant les signes religieux à l’école publique, d’autres lois (lois sur la dissimulation du visage en 2010), des propositions de loi (vote au Sénat d’une loi sur l’obligation de neutralité  pour les professionnels de la petite enfance en 2012), des mesures (la circulaire Chatel de 2012 qui « recommande » aux chefs d’établissement d’interdire aux parents d’élèves de manifester par leur tenue leurs convictions religieuses), des décisions de justice (l’affaire Baby Loup) et des débats publics (la question du voile à l’Université) proposent régulièrement une extension du périmètre d’interdiction du port du « voile ». Ces débats ont des effets sur le terrain, en termes de discrimination.

On voit bien comment la focalisation sur le « voile » et son interprétation ont évolué quand on analyse le vocabulaire utilisé par les institutions et le droit depuis la première affaire du foulard en 1989. Lorsque trois jeunes filles sont exclues de leur école à Creil parce qu’elles portent un hijab, le Conseil d’État émet un avis favorable à leur réintégration car le port de « signes d’appartenance à une communauté religieuse » n’est pas nécessairement incompatible avec le principe de laïcité, tant que le port de ces « signes » ne constitue pas un acte de prosélytisme. En 1994, la circulaire de François Bayrou, alors ministre de l’éducation nationale, rompt avec cet avis, considérant que ce n’est pas le comportement de la personne portant un signe qui pourrait dans certains cas poser problème, mais le signe lui-même. Elle préconise l’interdiction de « signes ostentatoires » parce qu’ils sont « en eux-mêmes des éléments de prosélytisme ». Lors des débats sur la loi de 2004, il sera question de signes politico-religieux et de symboles. La loi introduira le qualificatif ostensible pour aider à identifier les signes religieux à interdire, peu importe le comportement et l’intention de l’élève. Le texte de loi distingue donc les signes ostensibles des signes discrets, en fournissant des exemples : les premiers sont les larges croix, les voiles et les kippas, les seconds des médaillons, petites croix, étoiles de David, ou mains de Fatma, qui ne sont pas considérés comme des signes d’appartenance religieuse.

Les ressorts de l’antisémitisme et de l’islamophobie sont-ils comparables ?

Il y a des similitudes évidemment, puisque les deux phénomènes sont des racismes, qui obéissent à des processus de racialisation. L’histoire de l’antisémitisme montre bien comment un marqueur religieux peut relever de la construction de la « race », sans lien avec l’appartenance réelle des individus. Sartre disait que c’est l’antisémitisme qui fait le juif. De la même façon, les Noirs et les Arabes aujourd’hui n’ont pas besoin d’être musulmans, et les musulmans n’ont pas besoin d’être croyants, pour être racisés et victimes d’islamophobie. Cependant, dans l’espace et dans le temps, ces deux racismes se déploient différemment. Il faut faire attention aux comparaisons entre phénomènes passés et présents, d’où l’importance à mon avis de comprendre les logiques globales du racisme, tout en distinguant bien ses particularités selon le contexte. C’est parce que les spécificités actuelles de l’islamophobie n’étaient pas prises en compte par les associations antiracistes qu’aujourd’hui des organisations se focalisent sur ce racisme-là en particulier.

Peut-on être antiraciste et islamophobe ?

On n’est pas « raciste » ou « antiraciste » de manière absolue. On peut lutter contre le racisme en général, tout en ayant parfois des comportements discriminants ou paternalistes à l’encontre de certains groupes ou individus. D’ailleurs, les organisations antiracistes adoptent des positions ambivalentes vis-à-vis de l’islamophobie. C’est, par exemple, l’une des grandes questions qui ont été posées au sein du Mrap en 2003, lorsque Mouloud Aounit a tenté d’alerter sur ce nouveau visage du racisme qui visait spécifiquement les musulmans. Cette question a déchiré l’association, mais elle continue à se poser. Il en va de même au NPA, qui participe à des luttes contre l’islamophobie (il sera présent le 13 décembre), mais qui a connu un débat houleux sur la présence d’une candidate voilée aux élections. On constate néanmoins que, depuis dix ans, les choses ont bougé et que l’islamophobie commence à s’imposer à l’agenda militant. Cette journée européenne contre l’islamophobie en est la preuve, même si elle révèle qu’il existe des points de divergence.

Le droit actuel est-il adapté ?

Le recours au droit s’est beaucoup développé ces dernières années, et il a pu être une arme efficace. Le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), par exemple, en recueillant des témoignages de discrimination, a pu régler plusieurs cas par médiation en rappelant que la loi interdit d’exclure une femme portant un foulard (par exemple d’un restaurant, d’une formation, d’un emploi). Mais lorsqu’une situation bloque, il y a des procès pouvant aboutir à des victoires pour les plaignants. Mais cette stratégie a ses limites parce que c’est du « cas par cas », que les procès sont longs, et que certains jugements sont défavorables, comme dans le cas de l’affaire Baby Loup. Du coup, cette stratégie s’accompagne d’autres actions, de médiatisations, de manifestations publiques, de pétitions, de rencontres avec des responsables politiques et institutionnels, etc.

Quels types de revendications et de mobilisations observez-vous ? Historiquement, quels sont les outils de lutte les plus efficaces ? Quels sont les lieux de consensus et de clivage dans le champ militant ?

Depuis 2003 au moins, il existe un espace militant contre l’islamophobie. Certes, c’est un espace hétérogène, avec des dissensions et des différences de stratégie, mais on y observe de nouvelles formes de lutte, par exemple le fait de produire des chiffres ou de recourir au droit, comme le fait le CCIF, ou de médiatiser des cas particulièrement choquants comme l’affaire de Wissous. La journée du 13 décembre sera l’occasion de faire un état des lieux de ces luttes, de voir qui s’engage sur cette cause, et autour de quelles revendications. On y trouvera des ateliers sur les mères exclues des sorties scolaires, sur la loi de 2004, sur le féminisme, sur les droits au travail, sur les droits politiques, sur l’islamophobie de droite et de gauche. Un des points de convergence se fera autour de l’exclusion de mères de l’accompagnement scolaire, qui possède une portée symbolique, en plus de ses effets sociaux sur les familles, les enfants, leur image de l’école, de l’égalité. Cette lutte emblématique, portée notamment par le collectif Mamans toutes égales qui se bat contre la circulaire Chatel depuis 2011, fait l’objet d’un consensus parmi les participants à la journée du 13 décembre, qui demanderont unanimement l’abrogation de cette circulaire.

Si le climat général ne s’améliore pas, la lutte contre l’islamophobie commence à exister et à être prise en compte, à différents niveaux. La présence d’un organisme public comme la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) lors de la journée est également intéressante à relever. Ayant constaté l’augmentation de sentiments hostiles à l’islam, la Commission a introduit, dans son dernier rapport, le concept d’islamophobie après de longs débats internes, ce qui représente une forme de reconnaissance officielle du phénomène. On le voit aussi au sein de certains partis de gauche, ou dans certaines organisations antiracistes ou féministes, où de plus en plus de personnes et de groupes dissidents souhaitent imposer l’islamophobie comme une lutte prioritaire.

La boîte noire :Mediapart est partenaire de la «journée internationale contre l’islamophobie» organisée samedi 13 décembre à l’Université Paris-8 Saint-Denis.

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