Pourquoi les habitants de banlieue ne sont jamais invités sur le plateau du JT ?
Les crimes racistes et sécuritaires ont une longue histoire mais leur traitement par le Journal Télévisé reste invariablement calqué sur les mêmes modèles. Micro-trottoirs faits à la va-vite et lecture à voix haute des communiqués fournis par les sources policières. Pourquoi ne pas donner plus longuement la parole aux habitants des quartiers populaires sur les plateaux télévisés ? Un début de réponse. Comme le relève Mogniss H. Abdallah dans son livre « Rengainez, on arrive ! », les rares fois où la parole des habitants de banlieue et des enfants d’immigrés a pu s’exprimer librement dans le JT, l’échange a tourné rapidement à l’avantage de ces derniers, au détriment des journalistes. Ce fut le cas notamment sur le plateau d’Antenne 2 où un jeune habitant de Vitry remet quelques pendules à l’heure après le meurtre d’un de ses camarades.
A Vitry-sur-Seine, une virulente campagne contre l’insécurité a été lancée en 1979, à la suite d’une bagarre sur la ligne de bus 182 qui dessert la cité Balzac. La presse titre alors « Chicago sur Seine« . Les CRS patrouillent dans la cité, mitraillette au poing et la CGT demande que les machinistes soient armés. Des amicales de locataires demandent l’expulsion des « familles trop remuantes » en raison du bruit causé par leurs enfants. Et le maire, en attendant l’ouverture du nouveau commissariat de police qu’il réclame à cor et à cri, incite la population à chasser elle-même les délinquants. « Comment s’étonner si un gars a sorti son fusil et a tiré ? » déclarera sans sourciller un adjoint après la mort d’Abdelkader (le Matin, 31 décembre 1980).
Les lascars avaient déjà commencé à alerter l’opinion publique sur les graves conséquences que ce climat délétère allait immanquablement engendrer. A Nanterre ou ailleurs, ils tiennent une chronique de la survie au quotidien sous forme de films super-huit, d’émissions sur des radios pirates, ou encore de textes et de bandes dessinées. « Ma parole, ils nous poussent trop, ça va mal finir ! » s’exclame un jeune chez lui devant son bol de café dans un dessin de Last Siou publié dans Sans Frontière – et qui sera repris en affiche ici ou là. Ils publient aussi des articles d’expression spontanée, des reportages ou des analyses dans des fanzines lycées, des journaux gauchistes ou écologistes, dont La Gueule ouverte, ainsi que dans H, la revue de l’Union nationale des HLM. Sans oublier les rencards insérés dans la rubrique « agit-prop » du quotidien Libération.
Quelques jours après la mort d’Abdelkader, une manifestation rassemble un millier de personnes. « Ils ont assassiné Kader », énonce la banderole de tête. Ce « ils » désigne bien sûr le gardien – un ex flic – et sa femme, mais aussi la campagne sécuritaire d’incitation à la chasse aux jeunes et aux immigrés en particulier, menée par la municipalité, avec l’appui de la police et des médias.
Les jeunes racontent que peu avant le meurtre la télévision a diffusé Un justicier dans la ville, réalisé par Michael Winner en 1974, dont le titre américain est autrement plus explicite : Death Wish (« envie de meurtre »). L’acteur Charles Bronson y incarne le rôle d’un citoyen ordinaire qui, sur fond de désolation urbaine, chasse en solitaire les voyous, presque tous noirs, et les massacre un à un. Des témoins affirment que dans les cafés, des « beaufs » ont rêvé tout haut de l’imiter. Les lascar reprochent aux journaux télévisés leur grandiloquence sur la mal-vie dans les grands ensembles, présentée comme excuse pour un « geste imbécile », tandis que leur propre parole est systématiquement tronquée.
Alors, quand les journalistes de télévision débarquent à la cité Couzy, les jeunes refusent de tourner avec eux. Mais ils proposent un deal à Antenne 2 : celui de passer un extrait de leur propre film Zone immigrée, suivi d’un débat contradictoire en direct. La scène, sketch d’anthologie des rapports médias / jeunes, est elle-même filmée par les jeunes au coeur de l’échange. Elle révèle des reporters TV pathétiques : « On n’est pas des flics ! On est là pour vous aider ! » s’exaspère une journaliste. Peine perdue : « Il faut qu’on contrôle le truc » tranche Momo, alors que la discussion s’enlise sur la question de savoir si l’on prend le risque ou pas de coopérer. Parmi les rares personnes prêtes à laisser faire, il y a un sympathisant communiste, pour qui « la question de la sécurité à Vitry, elle se pose« . Il se fait rabrouer par l’assistance.
« Et pourquoi t’étais pas à la manif pour Kader, toi ? » lui lance Mustapha.
Réponse embarrassée : « on n’a pas appelé à la manif, on n’était pas d’accord avec le mot d’ordre « pas d’ilotiers ». Nous on veut que la police fasse son travail« . Un gamin l’apostrophe : « Vous trouvez pas que la police emmerde le monde ?« . Mustapha renchérit, fustigeant la campagne du PCF pour l’obtention d’un commissariat : « Et vous voulez avoir le pouvoir sur les flics ? T’es fou, toi ! Franchement t’aurais dû être là à la manif, au moins par respect« .
La direction d’Antenne 2 finit par accepter. Accompagné de trois copains le jeune Mustapha va époustoufler son monde sur le plateau du journal de midi du 7 mars 1980. C’est sans doute lui qui était visé par le gardien. Il a en tout cas reçu dans les bras le corps d’Abdelkader mourant. Ecorché vif, il rudoie les animateurs qui, pensant bien faire, tentent de l’amener sur le terrain du racisme. « Ce n’est pas que du racisme, réplique-t-il. Le pouvoir, de droite ou de gauche, ceux qui sont au-dessus, ils sont bien organisés pour que ça parte en vrille entre les ouvriers, ils dressent les Français contre les immigrés, les vieux contre le jeunes« .
Aussitôt le PCF dénonce derrière « l’exploitation éhontée du drame » une « opération anticommuniste », le « tout encadré par les propos d’un « loubard » curieusement apôtre de sa marginalité ». « Agression télévisée » titre un article du journal L’Humanité. La municipalité de Vitry plancarde dans la ville une affiche appelant à protester contre Antenne 2. Et la pression redouble sur les familles : intimidés, les parents de Mustapha craquent. Ils décident de rentrer au Maroc.
JT d’Antenne 2 du 7 mars 1980. Début du débat à 20:36
Les copains de Kader ne baissent pas les bras pour autant. En attendant le procès du meurtrier, ils réclament la fin de l’intimidation et du quadrillage policiers, s’occupent de la défense de leurs potes poursuivis ou emprisonnés pour des « conneries » et envisagent des actions en solidarité avec les habitants sur des questions de transport, de logement, ou encore pour des lieux de vie dans les cités, malgré l’engrenage qui les pousse à partir. (….) Les lascars assument tel un manifeste politico-culturel leur droit de s’amuser, de circuler dans la ville, d’aller et venir, de s’organiser comme bon leur semble. Sans autres ressources que la démerde, ils organiseront notamment à Couzy et à Balzac, puis à Nanterre et dans une vingtaine d’autres villes, des concerts Rock Against Police (RAP) avec des chanteurs des et des groupes de musique locaux (…)
Extrait de Mogniss H. Abdallah, Rengainez, on arrive ! aux éditions Libertalia