LA NATURE EST UN CHAMP DE BATAILLE

LA NATURE EST UN CHAMP DE BATAILLE

Essai d’écologie politique

Razmig Keucheyan
9782355220760Face à la catastrophe écologique annoncée, les bonnes âmes appellent l’humanité à « dépasser ses divisions » pour s’unir dans un « pacte écologique ». Cet essai s’attaque à cette idée reçue. Il n’y aura pas de consensus environnemental. Loin d’effacer les antagonismes existants, la crise écologique se greffe au contraire à eux pour les porter à incandescence. Soit la localisation des décharges toxiques aux États-Unis : si vous voulez savoir où un stock de déchets donné a le plus de chances d’être enfoui, demandez-vous où vivent les Noirs, les Hispaniques, les Amérindiens et autres minorités raciales. Interrogez-vous par la même occasion sur le lieu où se trouvent les quartiers pauvres… Ce « racisme environnemental » qui joue à l’échelle d’un pays vaut aussi à celle du monde.
« Marchés carbone », « droits à polluer », « dérivés climatiques », « obligations catastrophe » : on assiste à une prolifération des produits financiers « branchés » sur la nature. Faute de s’attaquer à la racine du problème, la stratégie néolibérale choisit de financiariser l’assurance des risques climatiques. C’est l’essor de la « finance environnementale » comme réponse capitaliste à la crise.
Surcroît de catastrophes naturelles, raréfaction de certaines ressources, crises alimentaires, déstabilisation des pôles et des océans, « réfugiés climatiques » par dizaine de millions à l’horizon 2050… Autant de facteurs qui annoncent des conflits armés d’un nouveau genre, auxquels se préparent aujourd’hui les militaires occidentaux. Fini la guerre froide, bienvenue aux « guerres vertes ». De La Nouvelle-Orléans au glacier Siachen en passant par la banquise de l’Arctique, l’auteur explore les lieux marquants de cette nouvelle « géostratégie du climat ».
Cet essai novateur de théorie politique fournit une grille de lecture originale et critique, indispensable pour saisir les enjeux de la crise écologique actuelle. À travers l’exposition édifiante des scénarios capitalistes face au désastre environnemental, il fait oeuvre – salutaire – de futurologie critique.

I. RACISME ENVIRONNEMENTAL

C’est par le reboisement que notre race conservera ses facultés européennes.

François TROTTIER, Reboisement et colonisation (1876)

L’épisode du comté de Warren évoqué dans l’introduction est l’acte de naissance du mouvement pour la justice environnementale. C’est le point de départ d’un cycle de protestation dont l’une des expressions est née aux États-Unis, mais qui dispose d’importantes ramifications internationales et dont la principale caractéristique est de mettre en rapport le social – classe, genre, race – et la nature. Ce mouvement interagit avec d’autres courants écologistes contemporains, par exemple le mouvement pour la justice climatiquenote. Celui-ci établit un lien entre la crise climatique et les inégalités Nord-Sud, la logique centre-périphérie. Parmi ses revendications se trouve notamment la reconnaissance de la « dette écologique » contractée par les pays du Nord envers ceux du Sud, tout au long des périodes coloniale et postcolonialenote.

Le mouvement pour la justice environnementale, quant à lui, porte sur le changement climatique et ses effets, mais aussi, de manière plus générale, sur l’environnement, y compris la gestion des déchets toxiques, les pollutions, l’accès aux aménités, la sécurité au travail… Sa spécificité est qu’il pose la question des inégalités écologiques non à l’échelle globale, comme le mouvement pour la justice climatique, mais à celle des pays. Ces inégalités sont inhérentes à la constitution des États-nations modernes. Elles ont cependant été invisibilisées au cours de l’histoire du fait de la plus grande saillance d’autres types d’inégalités, de la faible prise en considération des questions environnementales par des secteurs importants de la société, en particulier par le mouvement ouvrier, et par l’idée que la nature est un bien universel accessible à tous, sans distinction de classe, de race ou de genre. À y regarder de près, rien n’est plus contraire à la réalité.

Le mouvement pour la justice environnementale n’est issu ni du mouvement écologiste, qui naît dans les années 1950, ni du mouvement environnementaliste, qui apparaît au XIXe siècle, mais du mouvement des droits civiques. Il constitue un effet différé, une bifurcation inattendue de ce dernier, survenue dans le dernier tiers du XXe siècle, à une époque où ce mouvement est en perte de vitesse. Comme le mouvement des droits civiques, il apparaît et se développe d’abord dans le sud des États-Unis, pour ne se diffuser à l’ensemble du pays que dans un second temps. Les modes d’action qu’il met en œuvre – son « répertoire d’action » – sont largement inspirés de ce dernier. Sit-in, boycotts, marches, coupures de routes… constituent en effet la marque de fabrique du mouvement des droits civiques. Ce répertoire d’action se caractérise par son pacifisme fondamental, qui vise à montrer que la violence et la répression sont du côté du système, et non de ceux qui le contestent. L’environnementalisme traditionnel, aux États-Unis, se caractérise davantage par son légalisme, c’est-à-dire son approche souvent « technique » ou « experte » des problèmes environnementaux (en Europe ses modes d’action sont différents). La première génération de leaders du mouvement pour la justice environnementale est pour beaucoup issue de celui des droits civiques. La question de la gestion des déchets s’était d’ailleurs déjà manifestée au sein de ce dernier. La veille de son assassinat, en avril 1968, Martin Luther King était allé soutenir une grève des éboueurs à Memphis, dont la plupart des protagonistes étaient noirs. Ces éboueurs protestaient contre la dangerosité et l’insalubrité de leurs conditions de travail, ainsi que contre les bas salaires.

Les catégories populaires et les minorités raciales ont en général une propension moindre à recourir à la loi pour empêcher l’enfouissement de déchets toxiques à proximité de leurs quartiers. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’État se débarrasse de ces déchets dans ces endroits-là. Leur capacité à se mobiliser efficacement, à faire mouvement, est également en principe plus faible, du fait d’une dotation en « capitaux » – au sens de Pierre Bourdieu – moins grande. En revanche, les représentants des classes supérieures savent mettre à contribution les ressources du droit pour se faire entendre. Ils savent également jouer de la crainte des élus d’être l’objet de sanctions électorales lors de scrutins futurs. Le phénomène du NIMBY – « Not in my backyard », « pas dans mon jardin » – décrié par le mouvement écologiste dominant, qui désigne les stratégies d’évitement de sacrifices privés au détriment de l’intérêt général (réel ou supposé), n’est pas équitablement distribué dans la population. Il repose sur des considérants de classe, de race et de genre. La protestation du comté de Warren incluait aussi des Blancs, par exemple des fermiers refusant de voir leurs terres polluées par le BPC. Il s’agissait d’une coalition d’intérêts et de revendications hétérogènes, comme toute protestation sociale d’ampleur. Mais la spécificité de ce mouvement consista à rendre visible l’injustice raciale et sociale qui sous-tend la gestion des déchets toxiques.

UN ÉVÉNEMENT PHILOSOPHIQUE

De la révolution russe, Antonio Gramsci dit dans les Cahiers de prison qu’il s’agit d’un « événement philosophique », qui a eu des conséquences non seulement dans le champ politique, mais dans l’ordre de la penséenote. Le mouvement pour la justice environnementale est lui aussi le point de départ d’un cycle d’élaboration théorique fécond. En 1987, dans le sillage des événements du comté de Warren et d’autres mobilisations du même type, paraît une étude qui fait grand bruit : Toxic Waste and Race in the United States (« Déchets toxiques et race aux États-Unis »). Elle établit pour la première fois analytiquement ce que les manifestants de Caroline du Nord avaient observé sur le terrain : que la race est un facteur explicatif, et dans bien des cas le principal facteur explicatif, de la localisation des décharges toxiques aux États-Unis. Si vous voulez savoir où un stock de déchets donné a le plus de chances d’être enfoui, demandez-vous où vivent les Noirs, les Hispaniques, les Amérindiens et autres minorités raciales. Demandez-vous par la même occasion où se trouvent les quartiers pauvres. Cette étude a été réalisée par la United Church of Christ, une Église progressiste noire, déjà très active dans le mouvement des droits civiques dans les années 1950. Dans le mouvement pour la justice environnementale comme dans celui des droits civiques, les Églises jouent un rôle crucial. Les Noirs ayant été dépossédés de toute institution politique autonome aux États-Unis depuis la période de l’esclavage, elles ont une fonction organisatrice de l’émancipation, elles sont des vecteurs de luttenote. Certaines d’entre elles se trouvent à l’avant-garde des problématiques écologiques.

L’étude de la United Church of Christ met en évidence l’existence d’un racisme environnemental (environmental racism) aux États-Unis. Cette expression, promise à une importante postérité, fait aujourd’hui l’objet d’élaborations aussi bien académiques que politiques. Elle est un effet du mouvement pour la justice environnementale dans l’ordre de la théorie, c’est un « événement philosophique » au sens de Gramsci.

La notion de « racisme environnemental » a été forgée par le révérend Benjamin Chavis, qui a coordonné le rapport sur le lien entre la race et les déchets toxiques et qui était à l’époque directeur de la commission pour la « justice raciale » de la United Church of Christ. Compagnon de route de Martin Luther King, Chavis est une figure du mouvement des droits civiques. Il a également présidé, dans les années 1990, la National Association for the Advancement of Coloured People (NAACP), l’organisation cofondée par W. E. B. Du Bois au début du XXe siècle. Chavis fut l’un des membres des « Wilmington Ten », un groupe de militants pour les droits civiques emprisonnés au début des années 1970 et dont la libération fit l’objet d’une campagne internationale, soutenue notamment par Amnesty International. Il incarne donc de façons multiples le lien existant entre le mouvement des droits civiques et la justice environnementale.

Ce mouvement a produit des effets législatifs dans les décennies suivantes. En février 1994, le président Bill Clinton signe l’executive order 12898, qui fait de la justice environnementale un objectif affiché des politiques publiques à l’échelon fédéral. Ce décret oblige l’État à lutter contre les inégalités environnementales partout où elles affectent les plus démunis et les minorités raciales. En 1995, l’Environmental Protection Agency (EPA), l’agence du gouvernement en charge des questions environnementales, publie une Environmental justice strategy. Celle-ci déclare qu’aucun groupe social ou ethnique ne doit supporter une part « disproportionnée » des nuisances écologiques, autrement dit que ces dernières doivent être réparties aussi équitablement que possible. Elle affirme aussi que tous les secteurs de la société doivent être parties prenantes de la mise en œuvre des politiques environnementales aux différents échelons de l’Étatnote. Ces préconisations sont pour l’essentiel restées lettre morte. La législation en la matière tend à naturaliser les inégalités environnementales, à les présenter comme une conséquence inévitable du développement économique, dont il conviendrait seulement de répartir moins injustement l’impact. Le mouvement pour la justice environnementale, de son côté, adopte à l’égard de ces inégalités une attitude moins complaisante et plus radicale.

LA COULEUR DE L’ÉCOLOGIE

Que le mouvement pour la justice environnementale soit à l’origine une émanation du mouvement des droits civiques s’explique bien sûr par la centralité de la question raciale au sein de ce dernier. Mais cela s’explique également par l’absence à peu près complète de prise en considération de cette dimension par les organisations environnementalistes américaines traditionnelles.

Au milieu des années 1980, la mairie de Los Angeles décide d’installer un incinérateur à déchets dans le quartier pauvre de South Central, à majorité noire et hispanique. Ce projet, affirment les autorités, contribuera au développement du quartier et générera des emplois. Un rapport sur l’impact environnemental de cet incinérateur prévoit cependant le rejet de substances toxiques (les dioxines en particulier, elles aussi cancérigènes), entraînant des conséquences sanitaires potentiellement graves pour les personnes qui vivent à proximiténote. Comme dans le comté de Warren, les résidents du quartier se mobilisèrent pour faire échouer le projet. Afin de mettre sur pied une coalition, ils prirent contact avec des représentants des plus importantes organisations environnementales du pays. Aux États-Unis, celles-ci sont connues sous le nom de Group of Ten : le Sierra Club, la Audubon Society, la Wilderness Society, le WWF ou encore l’Environmental Defense Fund. Ces organisations se situent à mi-chemin entre le lobby et l’organisation de masse. Il s’agit pour certaines d’associations anciennes – le Sierra Club a par exemple été fondé en 1892 par John Muir (1838-1914), souvent présenté comme le père de l’environnementalisme américain –, qui ont connu un regain d’activité dans les années 1960 et 1970, sous la poussée du mouvement écologiste. Le Sierra Club compte à l’heure actuelle plus d’un million et demi de membres. Son objectif, comme l’indique sa feuille de mission, est « d’explorer, d’apprécier et de protéger les lieux sauvages (wild places) de la planètenote ».

Ces associations refusèrent de se joindre à la coalition des résidents de South Central. L’installation d’un incinérateur en milieu urbain, répondirent-elles, n’est pas un problème « environnemental », mais un problème de « santé publique » (community health issue est l’expression anglaise utiliséenote). Non qu’elles aient été favorables à sa construction, mais s’y opposer n’entrait simplement pas dans leurs prérogatives. Cet épisode n’est pas le premier où les rapports de classe et de race frappent à la porte de l’environnementalisme états-unien mainstream et où celui-ci refuse de l’ouvrir. En 1972 déjà, sous la pression du mouvement des droits civiques et autres mouvements contestataires du moment, le Sierra Club mena une enquête parmi ses membres pour déterminer s’ils souhaitaient que l’association développe des politiques spécifiquement destinées aux pauvres et aux minorités. Deux tiers de ses membres répondirent par la négativenote. L’argument couramment avancé était que la nature est un bien universel, dont tout le monde peut jouir sans distinction. Mettre en œuvre des politiques spécifiques contredirait ce caractère « transcendant » du rapport de l’homme et de la nature.

À cette occasion, le Sierra Club procéda également à un recensement de ses membres. Il se révéla que l’écrasante majorité de ces derniers étaient blancs, de classes moyennes et supérieures. Les comités exécutifs des associations du Group of Ten ne comptaient à l’époque aucun représentant de minorités raciales. C’est ce que le sociologue noir Robert Bullard, l’un des intellectuels organiques du mouvement pour la justice environnementale et auteur du classique Dumping in Dixie. Race, Class, and Environmental Quality, appelle l’élitisme environnemental des mouvements écologistes dominantsnote. La couleur de l’écologie n’est pas le vert, mais le blanc.

L’épisode de South Central est symptomatique à plusieurs égards. L’« environnement » passe pour être étranger aux rapports de force sociaux. C’est en réalité la plus politique des entités. Ce concept a fait l’objet de nombreuses généalogies au cours des années récentes, tour à tour catégorie scientifique, philosophique, administrative…note. Il revêt une signification différente selon le pays où l’on se trouve. Dans la mesure où l’environnement est construit par des politiques publiques, la forme État-nation influe sur ses contours. L’environnement est aussi un concept de classe qui, incluant certaines problématiques, en exclut par là même d’autres. Ainsi, pour l’environnementalisme états-unien dominant, les problèmes de santé publique suscités par l’installation d’un incinérateur dans un quartier populaire ne sont pas des problèmes environnementaux. Un problème environnemental digne de ce nom prend place, comme le suggère la feuille de mission du Sierra Club citée ci-dessus, dans la wilderness, dans la nature sauvage supposée intacte, détruite ou souillée par l’homme, que l’association se propose de rendre à sa pureté originelle. Cela exclut d’emblée de la catégorie des problèmes environnementaux les questions urbaines, la division ville/nature étant déterminante au sein du mouvement environnementaliste dans la plupart des pays occidentaux.

Or, aux États-Unis comme ailleurs, c’est dans les villes, en leur centre ou leurs périphéries, que se concentrent les catégories populaires et les minorités ethniques. La barrière qu’érigent les organisations du Group of Ten entre la nature et le social est aussi une barrière entre le rural et l’urbain. Ce qui relève de l’un ne saurait relever de l’autre. Ce que cherche au contraire à faire le mouvement pour la justice environnementale, c’est abattre cette barrière. Il s’agit d’un mouvement résolument enraciné en contexte urbain. L’expression d’« écopopulisme » – populisme au sens originel de mouvement populaire antiélitiste qui s’appuie sur une représentation du passé pour critiquer le présent – est parfois utilisée à propos de ce courantnote. Le populisme historique, en Russie ou aux États-Unis, a une composante agraire très marquée. L’expression d’« écopopulisme » ne convient par conséquent qu’à condition d’insister sur la dimension urbaine du mouvement pour la justice environnementale. Une plaisanterie en vigueur dans ce mouvement affirme que les Noirs constituent eux aussi une « espèce en voie de disparition », au même titre que les dauphins ou le pygargue à tête blanche (l’aigle emblématique des États-Unis). Cette plaisanterie détourne un énoncé central dans le mouvement écologiste pour attirer l’attention sur le lien entre les questions raciale et environnementale.

L’OURAGAN KATRINA COMME « MÉTAPHORE » DU RACISME ENVIRONNEMENTAL

Un événement a servi de révélateur ou de « métaphore » du racisme environnemental : l’ouragan Katrina, survenu en août 2005. Cet épisode a concentré dans un espace-temps limité l’ensemble des paramètres raciaux et environnementaux évoqués jusqu’ici.

L’ouragan Katrina a inondé près de 80 % du territoire de La Nouvelle-Orléans, la hauteur de l’eau atteignant parfois plus de 7,5 mètres. Une bonne partie de la ville est située en dessous du niveau de la mer, le développement immobilier ayant compromis les zones humides (wetlands) qui bordent la côte et qui constituaient une zone tampon entre la ville et l’océan. Le bilan humain de Katrina est de 2 000 morts confirmées. Le plus probable cependant est qu’il soit bien supérieur. Plus d’un million de personnes ont fui dans les États voisins de la Louisiane. Une partie de cette migration est définitive : un tiers de ces personnes n’est pas revenu à La Nouvelle-Orléansnote. Dans les jours et semaines qui ont suivi, des pillages ont eu lieu, conduisant la Garde nationale, forte de 65 000 soldats, à prendre possession des lieuxnote. Katrina a donné l’occasion aux autorités de la ville et de l’État d’accélérer sa gentrification, c’est-à-dire d’expulser les populations pauvres et les minorités des quartiers du centre. Un cas de « stratégie du choc » – au sens de Naomi Klein – s’il en estnote.

Qui furent les victimes de l’ouragan Katrina ? La réponse à cette question donne la clé du rapport entre les inégalités sociales et les catastrophes naturelles, aux États-Unis mais aussi plus généralement. Parvenir à mettre sur pied des séries statistiques solides et significatives relève en l’espèce de l’exploit scientifique, tant les informations sont lacunaires ou difficiles à obtenir auprès des autorités compétentes. La première saison de la série télévisée Treme met en scène un personnage féminin – dénommé LaDonna Batiste-Williams – qui cherche à savoir ce qui est advenu de son frère au moment de la catastrophe. Est-il mort, en prison, a-t-il changé de ville ? Treme est une série réaliste, tout comme The Wire, conçue par le même scénariste. Le parcours de combattante de ce personnage pour retrouver un proche correspond à ce qu’ont vécu nombre de familles après la catastrophe.

Les données disponibles montrent que deux catégories de la population sont surreprésentées parmi les victimes : les personnes âgées et les Noirs, dans cet ordrenote. Les personnes âgées sont les premières victimes de ce type d’événement, dans les pays industrialisés à tout le moins. C’est un constat que nous ferons également en évoquant le bilan de la canicule de 2003 en Europe. La mobilité des personnes âgées est par définition réduite, leur santé plus fragile et leur isolement plus grand. De surcroît, du fait de cette fragilité, la première réaction des personnes âgées lorsque survient une catastrophe consiste à s’enfermer chez elles, ce qui se révèle souvent fatal.

Qu’est-ce qui explique la surreprésentation des Noirs parmi les victimes ? Ceux-ci sont nombreux non seulement parmi les morts, mais aussi parmi les personnes disparues. Selon les statistiques disponibles, La Nouvelle-Orléans comptait 68 % de Noirs à la veille de l’ouragan et 84 % des personnes disparues sont noiresnote. Les quartiers les plus durement touchés sont les plus ségrégués au plan racial. Les quartiers noirs sont souvent situés dans les zones immédiatement inondables. Les classes dominantes, en revanche, ont pour habitude de s’installer sur les hauteurs des villes. Katrina n’est pas la première inondation qu’a connue La Nouvelle-Orléans. Il y a une mémoire collective des catastrophes, qui se traduit spatialement par une répartition particulière des classes sociales, qui y expose certaines d’entre elles et en protège d’autres. Les Noirs ont par ailleurs été moins fréquemment secourus et moins vite lorsqu’ils l’ont été. Ils ont en revanche été plus souvent pris pour cible par la Garde nationale lors des opérations de « pacification » de la ville. Le facteur race est en outre étroitement lié au facteur classe. Or les pauvres ont une propension moindre à posséder une voiture, ce qui rend la fuite plus difficile en cas de catastrophe.

Un événement comme Katrina a des effets immédiats, mais aussi des conséquences de plus long terme, dont pâtissent ceux qui sont restés sur place. L’ouragan a généré 80 millions de mètres cubes de débris en tout genre, du plus organique au plus artificiel, soit dix fois plus que les attentats du 11 septembre 2001note. À ces débris s’ajoutent 350 000 voitures et 60 000 bateaux emportés par les flots, dont les matériels électroniques et les carburants se sont déversés dans les eaux. Plus de 50 000 tonnes de déchets toxiques provenant des usines des alentours complètent ce tableau. Tout cela a donné lieu à une contamination durable des sols, dont les conséquences sanitaires se font ressentir sur les habitants. Katrina salad est le nom donné par ces derniers aux légumes provenant des jardins communautaires de la ville, cultivés par les classes populaires, une expression qui ironise sur les substances toxiques qu’ils contiennentnote.

LA SPATIALITÉ DU RACISME

La notion de racisme environnemental permet de prendre conscience des inégalités qui affectent le rapport des groupes sociaux à l’environnement. Elle permet toutefois également de progresser dans la compréhension de ce qu’est le racisme. Le racisme n’est pas une simple question d’opinion ou d’intention raciste, même s’il est aussi cela. À l’époque moderne, il a une dimension systémique. Cela signifie qu’indépendamment de ce qu’elles pensent, certaines catégories d’individus tirent – involontairement – avantage de la logique raciste, du fait qu’elles sont du « bon » côté des discriminations et que d’autres en pâtissent. Cette dimension systémique du racisme se décline elle-même de plusieurs façons. Dans le cas qui nous occupe, elle s’exprime par le fait que le racisme a une spatialité, qu’il se déploie dans l’espace. Comme le dit Laura Pulido, la plus sophistiquée des théoriciennes du racisme environnemental, il y a une « sédimentation spatiale des inégalités racialesnote ». Qu’il soit rural ou urbain, l’espace se structure d’après des lignes de fracture raciales. La métaphore géologique de la « sédimentation » implique qu’il s’agit d’un processus qui s’inscrit dans la longue durée, qui conduit à la rigidification de « couches » socio-spatiales différenciées. L’espace en question est à la fois social et naturel, les ressources naturelles étant comme on l’a vu happées par la logique du capital.

Le racisme est un phénomène « multiscalaire », qui se déploie à plusieurs échelles : celle de l’individu et de son idéologie, celle du marché et de sa logique d’allocation des biens, celle de l’État et des politiques publiques qu’il met en œuvre, par exemple en matière de gestion des déchets toxiques, celle enfin des relations internationales et de l’impérialisme. Ces échelles ne cessent d’interagir et de s’entrechoquer les unes contre les autres. Plus on passe du niveau microsocial au niveau macrosocial, plus les forces à l’œuvre sont abstraitesnote, plus elles s’éloignent de l’intentionnalité des individus – sans pour autant cesser d’être racistes.

Imaginons une entreprise polluante qui s’installe près d’un quartier noir aux États-Unis, ou d’une cité en banlieue d’une grande ville française où vit une majorité d’immigrés et de descendants d’immigrés. La décision de l’entreprise de s’installer à cet endroit est motivée, par hypothèse, par un seul critère : le prix du foncier, qui défie toute concurrence à cet endroit. C’est donc un choix « rationnel », au sens de l’économie néoclassique (de la théorie dite du « choix rationnel »). S’agit-il d’une décision raciste ? Pas si le critère retenu est l’intention, puisque la seule intention de l’entreprise est de minimiser ses coûts.

Le problème est que le prix du foncier à cet endroit est étroitement corrélé à la « sédimentation spatiale des inégalités raciales » évoquée par Laura Pulido. S’il défie toute concurrence, c’est du fait de la proximité de populations ségréguées et des significations sociales négatives attachées à ces populations et aux quartiers où elles vivent. Ces significations ont elles-mêmes pu donner lieu à des infrastructures et des services publics plus ou moins défaillants. Le marché, en ce sens, est un mécanisme d’allocation tout sauf neutre. Le processus de formation des prix de l’immobilier internalise non seulement les pollutions, mais aussi la logique raciste. C’est pourquoi en matière de compréhension du racisme, s’intéresser aux opinions et aux intentions ne suffit pas. Un point de vue systémique est requis, car il est seul à même d’appréhender la dimension multiscalaire du phénomène.

La variable raciale n’est naturellement pas isolée, elle se mêle à d’autres, et principalement à la variable de classe. C’est ce qui apparaît lorsque l’on compare le racisme environnemental dont sont victimes les Noirs et les Latinos à Los Angelesnote. Ces deux catégories de la population sont surexposées au risque industriel, pollutions et déchets toxiques notamment, et à des conditions environnementales dégradées. Mais pas pour les mêmes raisons. À Los Angeles, les Latinos constituent historiquement une main-d’œuvre bon marché. L’histoire des vagues migratoires en provenance d’Amérique latine est indissociable de l’histoire industrielle de la région. Les Latinos ont toujours vécu près des zones industrielles et ils ont été massivement embauchés dans les industries, légalement ou illégalement. S’ils ont été et sont encore victimes du risque industriel, c’est donc principalement en vertu de leur place dans le processus de production, dans la division raciale du travail qui les situe tout en bas de la hiérarchie salariale.

Les Noirs n’exercent pas historiquement la même fonction de main-d’œuvre bon marché dans l’histoire industrielle de la ville. Plus exactement, ils l’exercent mais de façon plus intermittente. De fait, ils vivent souvent dans des quartiers désindustrialisés, dont certains sont des ghettos sans vitalité industrielle. S’ils sont victimes de racisme environnemental, c’est parce que ces quartiers attirent des installations polluantes, typiquement des incinérateurs à déchets. C’est donc moins du fait de leur place dans la division raciale du travail, contrairement aux Latinos, que du fait de vivre dans des quartiers massivement ségrégués. En conséquence, le facteur classe – au sens de la position dans la stratification sociale – joue un rôle plus important dans le cas des Latinos. Le facteur race exerce à l’inverse une fonction déterminante dans celui des Noirs, même si les deux sont importants dans les deux cas. La race est susceptible de produire de la différenciation à l’intérieur d’une position de classe et, inversement, la classe de produire de la différenciation à l’intérieur d’une même appartenance ethnoracialenote. Il est intéressant de constater à cet égard que les ouvriers blancs ont depuis longtemps quitté les quartiers en question, à savoir le barrio latino et le ghetto noir, pour s’installer dans des endroits moins exposés aux risques industriels. Cela montre que la classe sociale, dans le cas de Los Angeles, n’explique pas à elle seule les inégalités environnementales.

Une segmentation spatiale-raciale du marché du travail s’observe également en Francenote. L’appartenance ethnoraciale et les modalités d’occupation de l’espace (la ségrégation spatiale) interagissent de façon à déboucher sur des taux de chômage, des écarts de salaire, des trajectoires professionnelles, ou encore des conditions de travail très différents selon que l’on appartient à la « population majoritaire » ou à l’immigration maghrébine, africaine ou turque, ou que l’on est descendant d’immigrés. Ces inégalités spatiales-raciales ne diminuent d’ailleurs guère avec le temps. On constate ainsi que depuis 1975 l’écart de taux de chômage a augmenté entre « natifs » et immigrés en France et que l’intersection de variables raciales, spatiales et de classe permet à bien des égards d’en rendre raison.

SATURNISME ET LUTTE DES CLASSES

Le racisme environnemental n’est pas un phénomène uniquement états-unien, tant s’en faut. Sa logique se déploie, sous des formes diverses, aux quatre coins de la planète. Il en existe une expression, par exemple, en Grande-Bretagne, qui épouse les contours de l’histoire nationale : le racisme ruralnote. Historiquement, le countryside est un élément déterminant dans la construction de l’identité des classes dominantes anglaises, dans l’expérience de l’Englishness. La gentry, c’est-à-dire l’aristocratie terrienne, s’est construite dans un certain rapport à la nature. Qu’elle soit si fortement identifiée à la propriété terrienne, sur le plan économique aussi bien que culturel, s’explique en partie par ce fait. Les classes populaires, mais aussi les peuples de l’empire devenus minorités ethnoraciales, sont exclus de ce rapport privilégié, une situation qui se perpétue jusqu’à ce journote. C’est pourquoi, depuis les années 1980, des organisations britanniques proches du mouvement pour la justice environnementale telles que le Black Environmental Network organisent des voyages dans le countryside pour ces minoritésnote. C’est l’occasion pour ces dernières de se familiariser avec une nature à laquelle elles sont habituellement étrangères et de rompre ainsi le lien exclusif qu’entretiennent les classes supérieures avec elle. C’est également l’occasion de s’adonner à des activités comme le « jardinage culturel », qui permet à des personnes originaires d’un pays de cultiver des plantes qui en proviennent et ainsi, via la nature, de renouer avec lui.

Des inégalités de ce type sont également à l’œuvre en France, même si les enquêtes qui les concernent sont nettement moins nombreuses et la connaissance donc plus lacunaire que dans le monde anglo-saxon. L’Île-de-France, par exemple, est de part en part traversée par des inégalités écologiques. Soit une série de variables environnementales, divisées en « ressources » environnementales : cours et plans d’eau, espaces verts, espaces classés, forêts…, et en « handicaps » environnementaux : taux de dioxyde d’azote (NO2), pollution, zones inondables, usines classées Seveso, bruit routier, ferroviaire, aéroportuairenote… Soit par ailleurs cinq variables sociologiques caractéristiques des communes d’Île-de-France : proportion de cadres et professions intermédiaires et supérieures, revenu communal par habitant, taux de chômage, pourcentage de locataires et pourcentage de logements sociaux. Cette seconde série de variables permet de déterminer la richesse relative d’un territoire et de ses habitants.

Qu’arrive-t-il lorsque ces deux ensembles de variables sont superposés ? Lorsque la carte des ressources et handicaps environnementaux rencontre celle du niveau social ? La séparation géographique traditionnellement observée entre, d’un côté, quartiers de l’Ouest parisien plutôt riches et, de l’autre, quartiers de l’Est moins bien lotis inclut clairement une dimension environnementale. Les communes les moins favorisées au plan écologique sont principalement situées dans le Nord et l’Est parisiens, en Seine-Saint-Denis, dans le nord des Hauts-de-Seine, au sud-est du Val-d’Oise et dans la région de l’aéroport de Roissy. Les plus favorisées se trouvent quant à elle à l’ouest et au sud de la région. Ainsi, « 45,5 % des communes appartenant à l’ensemble de bonne qualité environnementale sont des communes qui présentent le profil socio-urbain le plus élevé en Île-de-France […]. Près de 50 % des communes de l’ensemble environnemental de mauvaise qualité sont des communes appartenant à l’ensemble socio-urbain le plus défavorisénote ». La présence de Zones urbaines sensibles (ZUS) sur le territoire d’une commune tend de surcroît à faire diminuer statistiquement la qualité de son environnement.

À y regarder de près, la situation est cependant plus complexe. Des aménités – par exemple un parc départemental ou un lac – peuvent exister non loin de quartiers populaires et, à l’inverse, des communes relativement riches pâtir de la présence d’une zone inondable ou du bruit d’un aéroport. Une analyse plus fine des variables environnementales prises en considération est par conséquent requise. Cette analyse permet de saisir un aspect déterminant de la logique des inégalités environnementales dans cette région. Quatre principales variables sous-tendent les inégalités environnementales entre régions de l’Île-de-France : les espaces classés, le risque industriel Seveso, le bruit d’origine ferroviaire et le bruit aéroportuaire. Ce sont ces facteurs qui expliquent la division entre quartiers favorisés et défavorisés au plan environnemental. Les autres variables sont impliquées également, mais dans une moindre mesure. Or trois de ces quatre variables relèvent de la catégorie des handicaps, les espaces classés (à savoir les sites et monuments historiques, le patrimoine architectural ou paysager, etc.) étant l’exception. Un quartier situé du « bon » côté des inégalités environnementales ne se caractérise donc pas tant par la possession de ressources écologiques particulières que par l’absence de handicap environnemental. Dans ce cas, les inégalités environnementales sont donc le résultat d’un processus « négatif ».

Les inégalités environnementales en Île-de-France comportent une dimension racialenote. Celle-ci se manifeste par exemple dans le cas du saturnisme, une maladie ancienne qui refait toutefois son apparition à Paris dans les années 1980note. Le saturnisme ne resurgit pas n’importe où. On l’observe principalement dans l’habitat ancien dégradé, du type de celui que l’on trouve dans les quartiers populaires de la ville. Les catégories de la population affectées par ce mal sont celles qui résident dans ces immeubles : principalement à cette époque des immigrés africains subsahariens. Une enquête menée en 2002 pour le compte de la mairie de Paris recense plus d’un millier d’immeubles insalubres dans la capitalenote. 80 % de personnes qui y habitent sont des immigrés, dont un tiers de sans papiers. Il s’agit d’une population très pauvre, le revenu mensuel de 40 % de ces personnes étant de moins de 300 euros.

C’est surtout le saturnisme infantile qui réapparaît dans les années 1980. Il provoque chez l’enfant en bas âge des troubles neurologiques, ainsi que des anomalies du développement. Sa cause est l’intoxication des enfants par le plomb. Les peintures employées dans les immeubles contenaient du plomb jusqu’au milieu du XXe siècle, avant que son usage soit interdit. Dans les bâtiments qui n’ont pas été rénovés depuis lors, le plomb s’y trouve toujours. C’est l’absorption des écailles et des poussières de peinture qui provoque le saturnisme. L’air que l’on respire, on le voit, a une teneur éminemment politique. Sa qualité est d’autant plus mauvaise que l’on se situe au bas de l’échelle des inégalités. L’insalubrité de ces immeubles suscite également d’autres pathologies : allergies, affections respiratoires ou dermatologiques, etc. Il y a donc de toute évidence une géographie sociale et raciale de l’épidémie, qui suit les contours des quartiers populaires et des populations les plus précaires.

La reconnaissance de cette géographie a été lente. Qu’elle concerne principalement des populations subsahariennes a donné lieu, dans un premier temps, à des explications « culturalistes » de la part des médias et des autorités. Le plomb se trouve dans les objets africains qui ornent ces logements, a-t-on par exemple entendu, ou encore la structure des familles africaines concernées – famille nombreuse, polygamie, etc. – conduit les enfants à être livrés à eux-mêmes. L’épidémiologie comparative a battu ces allégations en brèche. Si en France les Africains subsahariens sont affectés par ce mal, en Grande-Bretagne il s’agit des enfants d’origine indienne ou pakistanaise et aux États-Unis des enfants noirsnote. Conclusion : la culture n’y est pour rien, le statut de minorité immigrée, la ségrégation spatiale et la position de classe y sont pour tout.

Selon les régions considérées, les immigrés ne sont au demeurant pas les seules victimes du saturnisme. Située dans le Nord-Pas-de-Calais, l’usine Metaleurop Nord – mise en liquidation en 2003 – produit du plomb et du zinc depuis 1894note. Cela a conduit depuis lors au rejet dans l’atmosphère d’importantes quantités de substances toxiques : plomb, cadmium, zinc, hydroxyde de soufre… Une série d’études menées dans la région démontrent que 10 % des enfants de la région présentent une plombémie supérieure à la norme. Trente-six salariés de l’usine Metaleurop sont victimes de saturnisme à la fin des années 1990. Le marché de l’immobilier a internalisé cette pollution, selon la même logique que celle décrite ci-dessus. Dans cette région, on constate en effet que l’immobilier perd 20 % de sa valeur lorsque la teneur en plomb des sols dans une zone d’habitation dépasse le seuil de 1 000 ppm (parties par million), et 6 % lorsque cette teneur se situe entre 500 et 1 000 ppmnote. Pollution et formation des prix tendent donc à interagir.

POSTCOLONIALISME ET CRISE ENVIRONNEMENTALE : LE CONFLIT AU DARFOUR

C’est sans doute en contexte postcolonial que les inégalités écologiques en général, et le racisme environnemental en particulier, revêtent leurs formes les plus aiguës aujourd’hui. Dans une tribune parue en juin 2007 dans le Washington Post, le secrétaire général des Nations unies Ban Ki-moon affirme que le conflit au Darfour est lié à des paramètres climatiques : « Ce n’est pas un hasard, déclare-t-il, si les violences ont commencé en période de sécheressenote. » Comme tous les conflits postcoloniaux, la guerre au Darfour est la résultante de plusieurs facteurs enchevêtrés. Mais sur ce point au moins Ban Ki-moon a raison : l’écologie du conflit est déterminante pour en comprendre le déclenchement et le déroulement. Plus précisément, le point de vue de l’écologie politique est le plus adapté pour cerner la dynamique des facteurs en question.

Au cours des années récentes, la guerre du Darfour a fait l’objet d’une campagne de sensibilisation dont peu de conflits africains ont bénéficié. Une coalition internationale regroupant des dizaines d’organisations et Églises, dénommée Save Darfurnote, milite depuis 2004 pour l’arrêt du « génocide » et en faveur d’une intervention de la communauté internationale. Cofondée par des personnalités comme Elie Wiesel ou l’inénarrable George Clooney, cette coalition compte parmi les soutiens de sa branche française Bernard-Henri Lévy, Patrick Poivre d’Arvor ou encore Ber-nard Kouchner. Ce conflit est le plus souvent présenté comme opposant des « Arabes » à des « Africains ». Les premiers, venus du nord ou de l’extérieur du pays, seraient musulmans et commettraient l’essentiel des exactions. Les « Africains » seraient au contraire des natifs de cette région de l’ouest du Soudan, qui occupe approximativement un cinquième de sa superficie. La ligne de partage entre ces deux groupes est donc essentiellement perçue comme ethnique et religieuse.

La réalité ne saurait en l’espèce diverger davantage de sa représentation médiatique. La plupart des protagonistes de ce conflit sont musulmans et tous ont la même couleur de peaunote. Plus précisément, il est impossible de distinguer deux « ethnies » sur la base de ces critères. Il y a seulement vingt ans, l’idée même d’« Arabes » et d’« Africains » aurait été incompréhensible pour les habitants du Darfour. La perception de ce conflit depuis son éclosion en 2003 – aggravation serait plus exact, puisque des conflits ont eu lieu avant cette date, notamment entre 1987 et 1989 – est largement surdéterminée, dans les pays occidentaux, par la « guerre globale contre le terrorisme » en cours depuis les attentats du 11 septembre 2001note. La guerre contre le terrorisme impose à tous les conflits de la région une grille de lecture fondée sur des catégories telles que « musulmans », « arabes », « islamistes », « terroristes », etc. Tenu pour responsable de la situation, le gouvernement de Khartoum est un ennemi désigné de Washington dans cette guerre globale. Le président Omar el-Béchir porte une responsabilité évidente dans les massacres, en particulier dans l’armement des milices janjawids. Pour autant, ce conflit résiste à la grille de lecture en question. Tous les Janjawids ne sont d’ailleurs pas « arabes », et tous les « Arabes » sont loin d’appartenir à ces milicesnote.

Le Darfour est composé de clans divers. Certains sont nomades, d’autres sédentaires, cette distinction étant cruciale pour comprendre la structure sociale de la région. Pendant longtemps, la cohabitation entre nomades et sédentaires s’est faite sans heurts majeurs. Les fermiers sédentaires du clan Four – Darfour signifie « maison des Four » en arabe, les Four étant la principale ethnie de la région – autorisant les nomades, ceux de la tribu Baggara en particulier, à paître sur leurs terres. À partir des années 1970, une série de phénomènes climatiques extrêmes bouleverse cependant les arrangements existants. Le Sahel est alors victime de terribles sécheresses, entre 1982 et 1985 en particulier. La déforestation s’accélère : 600 000 hectares de forêts sont perdus chaque année de 1990 à 2000note. La désertification, l’érosion des sols, une pluviométrie en baisse conduisent au déclin de la production agricole. En même temps que l’eau se raréfie, la population du Darfour augmente. Elle passe de 1,1 million d’habitants en 1956 à 7,5 millions en 2008note.

Ces phénomènes climatiques forcent les groupes en présence à s’adapter, dans un contexte de raréfaction croissante des ressources. Les pâturages ou forêts accessibles aux nomades se réduisent, ce d’autant plus que les fermiers, eux-mêmes sous pression, rechignent désormais à leur donner accès à leurs propriétés. Cela les conduit à se sédentariser. Les tensions se multiplient autour de terres toujours moins productives. On comprend la suite. Des facteurs extra-environnementaux entraînent la radicalisation du conflit. Le Darfour, comme l’est et le sud du Soudan, est une région historiquement pauvre, exclue du partage du pouvoir et des richesses, principalement concentrés autour de Khartoum. De nombreux conflits pendant la guerre froide ont rendu les armes aisément disponibles en Afrique, ce qui permet aux belligérants de s’armer. Le Darfour partage de surcroît une frontière avec le Tchad, un pays en guerre civile quasi constante depuis les années 1960, et une autre avec la Lybie de Kadhafi. À l’origine, une partie des milices janjawids est formée et armée par ce derniernote.

Résultat : le conflit occasionne entre 300 000 et 500 000 morts, ainsi que 2,5 millions de réfugiés. Certaines estimations sont inférieures, elles tournent autour de 150 000 morts. Quoi qu’il en soit, la violence guerrière proprement dite n’est responsable que de 25 % des morts, les maladies ou la malnutrition résultant des déplacements de population et des conditions de vie étant la cause du restenote. Ces chiffres n’expliquent pas à eux seuls l’attention dont cette guerre est l’objet dans les pays occidentaux.

La guerre en République démocratique du Congo, pour comparaison, a suscité 5 millions de victimes depuis 1990 (toutes causes confondues), sans que George Clooney s’en émeuve à l’excès. Les femmes sont victimes d’une violence particulière au Darfour, comme c’est souvent le cas dans le cadre des « nouvelles guerres » que nous évoquerons au chapitre III. Dans la division sexuelle du travail qui a cours dans la région, les femmes sont chargées de l’approvisionnement en eau. Or, avec la désertification et une pluviométrie déclinante, elles doivent parcourir des distances toujours plus grandes, ce qui les expose d’autant plus aux violences des hommesnote. Bien souvent, les hommes ne peuvent quitter les camps de réfugiés, de peur d’être considérés comme des combattants et tués. Les femmes sont de ce fait conduites à assumer une part croissante des activités.

Ce que les médias occidentaux appellent « Arabes », ce sont le plus souvent les anciens nomades, alors qu’« Africains » désigne les tribus sédentaires. La présence musulmane dans la région remonte au VIIIe siècle, c’est-à-dire aux premières décennies de l’expansion de l’islam. L’idée que le conflit du Darfour résulterait de l’intrusion exogène d’Arabes musulmans dans une région jusque-là intacte au plan ethnico-religieux est donc fausse.

Il n’est bien entendu pas question de soutenir que la dimension « ethnique » du conflit est une pure invention des médias. Au Darfour, les ethnies existent bel et bien, et ce pour une raison simple : elles ont été créées par les colons britanniques. Un sultanat existe au Darfour depuis le milieu du XVIIe siècle. Les Britanniques prennent possession de la région à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, la période coloniale au Soudan durant de 1916 à 1956. En arrivant, les Britanniques instaurent un système de droits de propriété du sol, qui attribue des portions de terre à certaines ethnies et non à d’autresnote. Ce système permet, d’une part, de contrôler les populations locales – les tribus du Darfour s’étaient opposées à la conquête britannique avec détermination. Il permet d’autre part d’en tirer un profit économique, par l’entremise de l’impôt notamment. Une première cristallisation des « ethnies » se fait sur la base de la propriété foncière (une base de classe, donc), qui opposera désormais les nomades aux sédentaires, ceux qui se sont vu attribuer une terre et les autres, sous l’impulsion du colonialisme anglais. Le conflit actuel est une lointaine conséquence de ce système de propriété. De la part des impérialistes, cette façon de procéder est courante à l’époque. C’est ce que Mahmood Mamdani appelle la stratégie de re-define and rule, « re-catégoriser et dominer ». L’opposition entre Hutus et Tutsis au Rwanda a une généalogie comparable.

Le sociologue Harald Welzer dit du Darfour qu’il compte au nombre « des conflits qui ont des causes écologiques […] perçues comme ethniquesnote ». C’est également, comme on l’a vu, le point de vue de Ban Ki-moon exprimé dans le Washington Post en 2007. Sur la base de ce que nous avons dit, on peut affirmer qu’ils ont à la fois tort et raison. Ils ont tort parce que les ethnies sont l’objet d’une longue histoire au Darfour, qui remonte à l’époque coloniale, qui les a rendues réelles avec le temps. Leur mode d’existence est historique, et saisir le conflit actuel requiert de comprendre cette histoire. Ils ont toutefois en même temps raison, parce que cette histoire coloniale et postcoloniale est entrée en collision, au cours du dernier demi-siècle, avec des phénomènes climatiques extrêmes, qui ont conduit à une cristallisation accrue des identités ethniques.

LES INÉGALITÉS ÉCOLOGIQUES : UNE APPROCHE MARXISTE

Les inégalités écologiques, dont le racisme environnemental est une forme, renvoient à une idée simple : le capitalisme à la fois suppose et génère des inégalités dans le rapport à l’environnement des individus et groupes d’individus. Si, comme le dit Marx, le capital est un « rapport social », ce rapport intègre à sa logique la « nature » ou l’« environnement ». En somme, l’intersection entre la classe, la race et le genre doit être complétée par une quatrième dimension, qui vient la compliquer en même temps qu’elle est elle-même compliquée par les trois autres : la nature. L’ordre et la prépondérance causale de l’une – ou de plusieurs – de ces logiques sont à chaque fois spécifiques. Parfois, les inégalités écologiques se mêlent à d’autres, au point qu’elles se distinguent difficilement d’elles. Dans d’autres cas, elles expliquent d’autres inégalités, comme lorsque ce qui apparaît de prime abord comme des inégalités « ethniques » est en réalité sous-tendu par des inégalités environnementales. Dans d’autres encore, elles aggravent des logiques inégalitaires qui trouvent leur origine ailleurs. En régime capitaliste, les inégalités ont une dimension cumulative ou autorenforçante, même s’il arrive parfois aussi que la confrontation de deux formes d’inégalité ouvre des espaces de liberté pour les individus. La boussole marxiste employée ici recherche en toutes circonstances les traces ou les effets de la logique du capital et de la lutte des classes, d’où une primauté de principe accordée à ce facteur. Mais cette logique revêt des formes singulières selon les situations.

Que la nature apparaisse comme extérieure aux rapports sociaux, comme « universelle », doit conduire à interroger la façon dont elle est produite à l’époque moderne, au sens où Henri Lefebvre parle d’une « production de l’espace », en l’occurrence de l’espace naturelnote. Le « grand partage » entre la nature et la culture a fait l’objet de nombreux travaux au cours des dernières décennies, notamment du côté de l’anthropologie des sciences d’inspiration « constructiviste »note. Bruno Latour, en particulier, s’est fait une spécialité de démontrer le caractère « construit » de ce grand partage, dans la perspective d’une théorie générale de la (non-) modernité. Il s’agit cependant d’une théorie dans le fond fort peu politique, bien qu’elle soit exposée dans des ouvrages qui ont pour titre Politiques de la nature ou Les Atmosphères de la politique, ou des revues comme Cosmopolitiquesnote. L’épistémologie « pragmatiste » dont procède la plupart de ces travaux est peu à même de rendre compte du caractère systémique et conflictuel des inégalités environnementales. Quelles finalités politiques le grand partage entre la nature et la culture sert-il ? En quoi est-il lié à la logique du capital, de la lutte des classes, ou à la forme de l’État moderne ? Dans quelle mesure l’impérialisme et le colonialisme ont-ils influé sur ce processus ? On chercherait en vain des réponses à ces questions dans les travaux de Bruno Latour. Les aborder en marxiste, comme nous le faisons ici, suppose de les « brancher » à une théorie du capitalisme et de ses effets dans toutes les sphères sociales.

À y regarder de près, il existe diverses sortes d’inégalités environnementalesnote. Une première sorte est celle qui s’exprime dans le comté de Warren ou à South Central : les différents secteurs de la population ne sont pas égaux face aux conséquences néfastes du processus industriel. Plus on est pauvre, noir, femme, ou les trois à la fois, plus on subit les effets nocifs de ce processus, toutes choses égales par ailleurs. Les déchets toxiques sont un exemple d’effet de ce type, mais il en est d’autres, comme la pollution de l’air ou le saturnisme chez les enfants immigrés. Les classes subalternes ne sont pas toujours et partout les premières victimes de toutes les nuisances environnementales, d’où la clause « toutes choses égales par ailleurs » dans notre formulation. Les centres-villes, dans lesquels vit une portion significative des bourgeoisies européennes, sont par exemple affectés par la circulation automobile et ses conséquences en matière de qualité de l’airnote. Ils tendent aussi à être moins bien dotés en espaces verts que certaines banlieues. Cependant, la logique du système implique que les classes populaires sont les principales victimes de ces nuisances.

Les inégalités écologiques concernent par ailleurs l’accès aux ressources qu’offre la nature, que celles-ci soient « brutes » ou mêlées à des dispositifs techniques. Ces ressources sont elles-mêmes de deux types. D’abord, les biens naturels « élémentaires », comme l’eau ou les sources d’énergie : bois, charbon, pétrole… C’est ce que d’aucuns appellent les « services publics de l’environnementnote ». Ces services sont plus ou moins publics et/ou privés selon les pays et les époques, et l’importance des ressources concernées varie avec le temps.

Les inégalités d’accès à l’eau sont anciennes. Elles ont cependant connu un regain de visibilité à partir du dernier tiers du XXe siècle, du fait des politiques néolibérales de privatisation de sa production et de sa distribution. La révolte de Cochabamba en Bolivie au début des années 2000 et les guerres de l’eau en Amérique latine de manière plus générale sont des exemples des conflits qu’elles ont suscitésnote. Des inégalités d’accès à l’eau existent également en France. En Guyane, 15 % de la population n’a pas accès à l’eau potable, et ce taux approche les 50 % dans certaines régionsnote. Une situation analogue se constate dans le domaine de l’électricité ou de l’élimination des déchetsnote. (Cela sans compter les risques naturels auxquels sont par exemple exposées les Antilles : séismes, volcanisme, cyclones, inondations, glissements de terrain. Les Antilles sont classées en zone sismique III, ce qui impliquerait la construction d’infrastructures parasismiques, laquelle n’est pas mise en œuvre du fait des coûts qu’elle engendreraitnote.) En métropole, tous les territoires ne disposent pas d’une eau de même qualité, ou d’un rapport qualité/prix comparable. Une enquête récente relève ainsi que plus de deux millions de personnes consomment une eau qui contient des doses excessives de polluants (pesticides, nitrates, sélénium), en particulier dans les régions agricolesnote.

La pauvreté énergétique est une autre forme d’inégalité d’accès aux ressources. Celle-ci se définit par l’absence de moyens de se chauffer, ou par la toxicité anormale des combustibles ou installations employés pour le faire, qui augmentent les risques d’accidentnote. La Grèce représente aujourd’hui un cas d’école de pauvreté énergétique. À Athènes, 1 000 euros par an sont nécessaires pour chauffer un appartement de superficie moyenne au fioul. Il n’en faut que 250 pour le chauffer au boisnote. La paupérisation de la population du fait de la crise conduit nombre de Grecs à choisir la seconde option. Cela a conduit à une augmentation vertigineuse des coupes illégales de bois et à une accélération de la déforestation. Du fait des mesures d’austérité supposées redresser les finances du pays, le nombre de gardes forestiers a été réduit, facilitant d’autant les coupes illégales. La Direction générale à l’environnement de l’Union européenne – la même Union européenne qui impose ces mesures d’austérité aux Grecs – s’est alarmée de cette accélération de la déforestation et a invité le gouvernement grec à prendre les mesures qui s’imposentnote. On estime que la pollution de l’air à Athènes a augmenté de près de 17 % depuis le début de la crise, du fait justement de l’accroissement du chauffage au bois. D’économique, la crise est par conséquent devenue écologique et inversement. En France, en 2012, 230 000 foyers ont vu leur abonnement à l’électricité ou au gaz annulé en raison de leur incapacité à payer les factures, soit 20 % de plus qu’en 2011note.

En plus des biens naturels élémentaires, il faut prendre en considération les biens naturels « secondaires » : parcs naturels, paysages, lacs, forêts… ce qu’on appelle les « aménités ». Leur accès est lui aussi inégalement distribué dans la population. Il est clair que toutes les aménités ne sont pas localisées dans des quartiers riches, des quartiers populaires se trouvant parfois à proximité d’une forêt ou d’un lac. C’est par exemple le cas à la cité de La Coudraie, à Poissy (Yvelines), dans la banlieue parisienne, l’une des cités en grande difficulté de la régionnote. La dégradation du bâti et les problèmes sociaux conduisent les autorités à déclencher un plan de rénovation urbaine, qui prévoit la démolition de 500 logements et le relogement des habitants. Traiter les problèmes sociaux comme des problèmes d’urbanisme est une habitude bien installée en France. Les habitants sont opposés à ce plan de rénovation, car ils sont attachés à leur quartier. Ils s’organisent et contestent le plan de rénovation efficacement, parvenant à éviter la destruction de la cité. Or l’un des facteurs qui expliquent l’attachement des habitants à leur cité lorsque la question leur est posée est la proximité de la forêt de Poissy. Celle-ci constitue une aménité intégrée à la structure de leur vie quotidienne et un motif de valorisation de l’espace dans lequel ils vivent.

Pour autant, il est clair que la présence d’aménités est corrélée à des paramètres socioéconomiques. Une enquête de l’INSEE sur le logement, menée au début des années 2000, relève ainsi que seuls 36 % des habitants des « Zones urbaines sensibles » (ZUS) ont une opinion positive des espaces verts à leur disposition, soit deux fois moins que le reste de la population. L’explication est simple : le nombre et la qualité de ces espaces sont liés à l’état des finances publiques d’une commune ou régionnote. Plus une commune est riche, plus elle peut consacrer de l’argent à la construction ou à l’entretien d’espaces verts. La présence de ce type d’espace tend par ailleurs à faire augmenter le prix du foncier et à exclure les ménages pauvres. La logique du marché produit donc là encore des effets d’exclusion environnementale.

Les inégalités écologiques concernent également l’exposition des populations au « risque », que celui-ci soit naturel ou industriel : explosion d’une usine chimique, rupture d’un barrage, inondation, dissémination d’OGM, tremblement de terre, épidémiesnote… Exemple de risque naturel inégalement distribué : la canicule de 2003. Celle-ci a suscité une surmortalité de 15 000 personnes rien qu’en France et plus de 2000 morts pour la seule journée du 12 août 2003. L’Institut national de veille sanitaire (INVS) a établi que parmi les variables clés pour déterminer qui furent les victimes de cette canicule se trouvent l’âge – les personnes âgées les moins autonomes en particulier – et la catégorie socioéconomique, cette dernière variable étant la plus importante. Voici ce que dit un rapport de l’INVS à ce propos :

[…] la catégorie ouvrier apparaît toujours la plus à risque. Ce lien entre la catégorie professionnelle et le risque de décès peut être dû à une sensibilité différente des personnes en fonction de leur parcours professionnel. Il peut aussi être dû à l’inégalité des personnes devant le risque, du fait de conditions économiques différentes. La catégorie socioprofessionnelle était par exemple liée au nombre de pièces du logement […], et on peut supposer que les personnes occupant de grands logements peuvent plus facilement se protéger en choisissant d’occuper la pièce la moins exposée à la chaleurnote.

On peut également faire l’hypothèse que la proximité d’hôpitaux ou de médecins, ou la plus ou moins bonne santé, une variable nettement corrélée à la catégorie socioprofessionnelle, ont eu un impact sur la mortalité.

Les inégalités écologiques portent également sur l’« empreinte » différenciée des catégories de la population sur l’environnement. Autrement dit, parler de l’impact de la société en général sur la nature n’a guère de sens. Les études sur la question démontrent que cet impact est, à différentes échelles, corrélé au revenu. Ainsi, « les ménages européens ayant un faible impact sur l’environnement sont plus souvent des foyers monoparentaux (avec ou sans enfant) avec un niveau de revenu faible et dont la personne de référence est économiquement inactive, soit plutôt jeune (moins de 30 ans) soit plutôt âgée (plus de 60 ans)note ». Les ménages disposant d’un revenu élevé ont à l’inverse un impact négatif plus important sur l’environnement. Certaines données conduisent toutefois à nuancer cette conclusion. Par exemple, la catégorie de la population qui accomplit les trajets motorisés les plus longs en région parisienne est celle des ouvriers, de l’ordre de 7,4 km par déplacement, ce qui est davantage que les classes moyennes et supérieuresnote. Cela s’explique parlefait qu’ils habitent en général plus loin de leur lieu de travail, du fait de revenus moins importants et du moindre coût du foncier en périphérie. Cela n’invalide nullement le constat de l’existence d’inégalités environnementales, mais démontre que celles-ci se mêlent à d’autres types d’inégalités.

Que les risques industriels soient principalement encourus par les classes populaires est illustré par l’explosion de l’usine AZF en septembre 2001. Cette catastrophe donne lieu à une trentaine de morts et à des milliers de blessés. 27 000 logements sont affectés par l’explosion, dont plus de 15 000 appartiennent au parc HLMnote. Après l’explosion, les bâtiments les plus saillants de la ville, comme le Palais des sports ou le Stadium, où s’illustre chaque semaine le Toulouse Football Club, sont rapidement reconstruits. Les quartiers populaires adjacents à l’usine doivent cependant pour certains attendre plusieurs jours pour que les secours arrivent, et de longs mois pour que les assureurs remboursent les dégâts. Ceci a donné lieu, dans le quartier populaire du Mirail notamment, au mouvement des « sans fenêtres », ceux dont les fenêtres ont volé en éclats au moment de l’explosion, et qui n’ont pas bénéficié de travaux de remplacement, ou qui n’en ont bénéficié que tardivement. Ce mouvement présente un air de famille très marqué avec le mouvement pour la justice environnementale.

L’absence de statistiques dites « ethniques » en France empêche de déterminer précisément qui furent les victimes de l’explosion de l’usine, ou qui participe au mouvement des « sans fenêtres ». Des données recueillies sur le terrain permettent toutefois d’entrevoir l’ampleur du racisme environnemental à l’œuvre à cet endroit. Une pétition des « sans fenêtres » adressée à la mairie par 70 locataires du Mirail contient par exemple plus d’une moitié de noms à consonance arabenote. Les inégalités sociales et raciales sont le fruit d’une lente sédimentation à Toulouse. Dès les années 1920, un pôle chimique s’installe au sud-ouest de la villenote. Au cours des décennies, l’espace entre le centre de la ville et ce pôle se comble de logements et d’habitants, et notamment d’une main-d’œuvre immigrée, pour une bonne part en provenance du Maghreb. Le quartier du Mirail y est construit dans les années 1960, au contact immédiat de ce pôle. Les quartiers bourgeois, de leur côté, en sont séparés par des parcs naturels. L’explosion d’AZF est donc comme un résumé des histoires industrielle et migratoire de la ville.

Cette situation n’est pas propre à Toulouse. Il existe en France 670 sites industriels classés Sevesonote. La plupart se trouvent à proximité de quartiers populaires, pour la raison simple que le prix du foncier y est au plus bas. Une loi datant de 2003 rend obligatoire la mise en œuvre de « Plans de prévention des risques technologiques », supposés réduire les risques de catastrophe industrielle et rendre les habitations plus résistantes en cas d’explosion. Cette loi est cependant peu mise en œuvre, notamment parce qu’une partie des frais de consolidation des bâtiments est à la charge des habitants eux-mêmes. Ceux-ci sont donc littéralement prisonniers de ces quartiers : ils n’ont ni les moyens de s’en aller, faute de ressources financières, ni les moyens de se protéger d’une éventuelle catastrophe.

ARCHÉOLOGIE DU RACISME ENVIRONNEMENTAL

Expliquer la persistance du racisme environnemental dans le monde social contemporain suppose de le replacer dans une perspective historique, une perspective de longue durée. À l’époque moderne, le caractère inextricablement mêlé de la race et de la nature se manifeste dans un écosystème particulier : la plantation esclavagiste. La plantation est un fait social total, qui ne laisse aucune sphère intacte. La nature elle-même est saisie par sa logique, en tirer profit étant après tout sa finalité.

Dans Misère de la philosophie, Marx écrit ceci à propos de l’esclavage :

L’esclavage direct est le pivot de notre industrialisation contemporaine autant que les machines, les crédits, etc. […] Sans esclavage il n’y a pas de coton et sans coton il n’y a pas d’industrie moderne. C’est l’esclavage qui a donné de la valeur aux colonies ; ce sont les colonies qui ont créé le commerce mondial ; c’est le commerce mondial qui est la condition sine qua non de l’industrie mécanisée à grande échelle.

L’esclavage n’est pas un phénomène d’un autre âge, que la logique du capital aurait définitivement surpassé. Il est l’une des matrices de la civilisation industrielle dans laquelle nous évoluons. À ce titre, le type de rapports sociaux qui s’y développe conditionne encore les sociétés actuelles.

Dans le contexte de la plantation, la dialectique maître-esclave se transforme en dialectique maître-esclave-naturenote. La culture du coton, par exemple, suppose la mise en relation d’entités diverses : la fibre de coton elle-même, mais aussi de l’eau, des sols, du soleil, un système social et une idéologie racistes, des technologies de contrainte (le fouet du maître), un cadre légal… Au cœur de cette relation symbiotique se trouve le travail de l’esclave. L’esclave réalise la synthèse ou la médiation de ces différents éléments, et les met en mouvement par son travail. C’est la raison pour laquelle dans le sud des États-Unis, au XIXe siècle, les esclaves constituent la forme de propriété la plus importante au plan de sa valeur financière. Le prix moyen d’un esclave passe ainsi de 300 dollars en 1810 à 800 dollars en 1860, l’ensemble des esclaves du pays valant près de 4 milliards de dollars, ce qui est davantage que le bétail ou la propriété foncière à la même époquenote. La plantation est de surcroît « branchée » sur les marchés internationaux, en particulier les marchés du textile, en expansion permanente au XIXe siècle.

Selon les circonstances, la dialectique maître-esclave-nature tourne à l’avantage de l’un ou de l’autre des antagonistes. Le maître cherche bien sûr à tirer le meilleur profit de ses possessions humaines et naturelles. C’est toutefois un objectif difficile à atteindre, du fait des caractéristiques intrinsèques du coton. Jusque très tard, le coton est cueilli à la main, la mécanisation de sa récolte ne donnant pas de résultats concluants. Dans ces conditions, l’exploitation toujours plus intensive des esclaves ou l’augmentation de leur nombre par l’achat ou la reproduction sont les seules manières pour le maître d’accroître sa récolte. Les propriétés naturelles du coton confèrent donc à sa production, à la lutte dont elle est le théâtre, une forme particulière.

L’intensification de l’exploitation esclavagiste bute sur une autre limite naturelle : celle du corps de l’esclave et de ce qu’il est capable d’endurer. Ce corps peut être brutalisé, mais jusqu’à un certain point. Au minimum, il a besoin de se reposer et de se nourrir. Afin d’en tirer le meilleur parti sans toutefois le briser, le maître est forcé de faire des concessions. C’est ainsi que les esclaves sont parfois autorisés à cultiver un potager, qui leur permet d’améliorer leur diète quotidiennenote. Ces jardins les conduisent à échapper pour un temps à l’emprise du maître et même à s’échapper tout court, puisqu’ils sont souvent situés à la frontière des plantations, à la lisière de forêts, et que les esclaves s’y rendent le plus souvent la nuit, les journées étant consacrées à la récolte du coton. Les limites naturelles à l’exploitation ouvrent donc, pour ceux qui en sont victimes, des espaces de liberté.

L’alliance entre le coton – c’est-à-dire la nature – et les esclaves revêt également d’autres formes. Diverses menaces pèsent sur la culture du coton : bactéries, insectes, intempéries, etc. Lorsqu’elles adviennent, ces calamités interrompent le cycle de production et permettent aux esclaves de respirer. Le contrôle du ventre des femmes esclaves est par ailleurs crucial pour le planteur, car la reproduction est, comme on l’a vu, un moyen d’accroître la main-d’œuvre et donc la production. De la part de ces femmes, le refus de procréer constitue donc un acte de résistance, un refus de mettre au monde des êtres qui vivront dans la servitudenote. Or, hasard de la sélection naturelle, le coton contient du gossypol, une molécule qui, lorsqu’elle est mâchée, réduit la fertilité. Les esclaves sont dépositaires de savoirs médicinaux sophistiqués, en partie importés d’Afrique et transmis de génération en génération, qu’ils mettent à contribution dans leurs stratégies de résistance à l’oppressionnote.

L’écologie de la plantation a laissé une empreinte sur la structuration de l’espace au sud des États-Unis, et dans les autres régions du monde où elle avait cours, bien après l’abolition de l’esclavage. Lorsque le Sud commence à s’industrialiser, à la fin du XIXe siècle, les industries polluantes s’installent souvent sur les sites d’anciennes plantations, aux alentours desquels vit une population majoritairement noire. L’une des plus connues de ces régions, située en Louisiane, va de la ville de Baton Rouge à La Nouvelle-Orléans. On l’appelle chemical corridor ou cancer alley. Dans ce corridor, le pourcentage de cancers et autres affections est plus élevé que la moyenne, ce qui s’explique notamment par la présence de ces industries polluantesnote. La boucle est bouclée : un processus qui a commencé par l’exploitation du travail des esclaves se poursuit par l’exploitation de la santé de leurs descendants. Dans le même registre, on trouve en Chine aujourd’hui ce que les Chinois eux-mêmes appellent des « villages du cancer », dans lesquels la santé des populations est mise en danger par des taux de pollution anormalement hauts liés au développement industriel du paysnote. (Il ne semble pas dans ce cas qu’une ethnie en soit particulièrement victime, le phénomène affecte la paysannerie de manière plus indiscriminée.)

Aux États-Unis, les Noirs ne sont pas les seules victimes de racisme environnemental. Les Amérindiens font l’objet d’un racisme environnemental spécifique, dont la généalogie diffère en partie de celle des Noirs. En 1830, le Congrès américain – Andrew Jackson est alors président – vote l’Indian Removal Act, qui ordonne la déportation des Amérindiens de leurs terres d’origine vers l’ouest, au-delà du fleuve Mississippi. Dix ans plus tard, il n’en reste pratiquement plus à l’est de cette frontière. Non seulement les Amérindiens sont expulsés de leurs terres d’origine, mais les réserves dans lesquelles ils vivent tendent de plus en plus à être situées à proximité de terrains militaires. Avec la montée en puissance économique et militaire des États-Unis, l’armée états-unienne a besoin de lieux pour l’exercice de ses troupes, mais aussi pour tester l’armement et en particulier, dès les années 1940, l’arme nucléaire.

Un colonialisme nucléaire se met ainsi en place, qui voit les complexes militaro-nucléaires être localisés près des territoires occupés par les Native Americans, notamment le plus vaste de ces complexes dans le Nevadanote. Les administrations successives en place à Washington font ce qu’elles peuvent pour épargner ces désagréments aux populations blanches. Une enquête systématique portant sur la localisation de ces complexes à l’échelle du pays ne laisse aucun doute : plus les mètres carrés occupés par des Amérindiens sont élevés dans une région, plus la probabilité est grande que l’on y trouve des installations militairesnote.

RACE ET REBOISEMENT

La France est elle aussi, au XIXe siècle, le lieu d’une construction sociale et coloniale de la nature. On verra au chapitre III à quel point le contrôle des ressources forestières est un enjeu militaire crucial depuis les commencements de l’époque moderne. Ce contrôle passe par la mise en œuvre d’une véritable politique d’« endiguement » à l’égard de la paysannerie et de son accès libre à ces ressources. Or l’enjeu n’est pas seulement militaire, il est également économique. Il s’agit en effet de transformer les ressources naturelles en propriété privée, autrement dit de les marchandiser. La marchandisation de la nature à laquelle on assiste aujourd’hui n’est que la dernière vague d’une longue série, qui commence avec les enclosures dans l’Angleterre du XVIIe siècle.

En 1842, Karl Marx publie dans la Rheinische Zeitung une série d’articles consacrés au « vol de bois »note. Ces textes réagissent à un débat consacré à la régulation de l’accès aux forêts en cours à l’époque à la Diète rhénane. Les autorités souhaitent alors mettre un terme à l’appropriation illégale de ces ressources. « Tel est […] l’enjeu qui se profile derrière le débat de la Diète sur le vol de bois, remarque Daniel Bensaïd dans une lumineuse préface à ces articles de Marx : la distinction moderne du privé et du public, et son application au droit de propriété. L’importance quantitative du vol de bois, attestée par les statistiques judiciaires d’époque, illustre à la fois la vigueur des pratiques coutumières du droit d’usage et la pénalisation croissante de ces pratiques par la société capitaliste en formation. » La question de la nature et de ses usages se trouve donc au cœur de la construction moderne du privé et du public, c’est-à-dire de la consolidation de la propriété capitaliste.

Cette construction est l’objet d’une lutte sans merci entre classes sociales. Les paysans n’hésitent pas à contester la politique d’endiguement mise en œuvre par l’État. En 1829 a lieu en Ariège la « guerre des demoiselles », une rébellion paysanne qui prend pour cible les propriétaires terriens et les gardes forestiers. Cette révolte tient son nom du fait que les paysans s’étaient déguisés en femmes afin de surprendre leurs adversaires. Les années 1830 et 1840, plus généralement, sont le théâtre de violences récurrentes envers les gardes forestiers. C’est particulièrement le cas lors de la révolution de 1848, dont cette dimension est souvent passée sous silencenote. Les gardes forestiers sont le symbole de la « pénalisation croissante » de l’usage des forêts dont parle Daniel Bensaïd. Un premier front pour l’appropriation des ressources naturelles traverse donc la métropole. Il voit s’affronter, d’un côté, les classes subalternes, paysannerie en tête, et, de l’autre, les propriétaires terriens et l’État.

Un second front sépare toutefois la métropole des colonies. En métropole, la nature est connotée de plus en plus positivement au XIXe siècle. Dans les forêts s’incarne la mémoire collective de la France, qui rattache le temps présent aux étapes glorieuses de l’histoire nationalenote. Les forêts sont en ce sens partie intégrante de l’histoire de France. La notion de « patrimoine » émerge à cette époque, elle s’applique aussi bien à la nature qu’à des objets culturels. En ces temps de troubles révolutionnaires, depuis la fin du XVIIIe siècle, les forêts constituent un havre de stabilité, ce qui n’empêche pas bien sûr qu’elles soient aussi exploitées à des fins économiques ou militaires. C’est pourquoi tout doit être mis en œuvre pour les préserver.

Dans les colonies, les forêts sont également l’objet de politiques de conservation, mais pour des raisons différentes. Comme l’écrit l’agronome François Trottier dans la phrase placée en exergue de ce chapitre, tirée d’un ouvrage significativement intitulé Reboisement et colonisation (1876) : « C’est par le reboisement que notre race conservera ses facultés européennes. » La dégradation de la nature est perçue comme une menace pour la civilisation (européenne). Non seulement parce qu’elle est une ressource dont il est possible de tirer profit, mais parce que, l’environnement forgeant le caractère, sa détérioration conduira nécessairement à un affaiblissement de ce dernier. On a parlé à ce propos d’orientalisme climatiquenote : la supériorité des races européennes est liée, entre autres, à leur capacité à prendre soin de leur environnement. Celui-ci, en retour, exerce une influence positive sur le caractère de leurs représentants. À l’inverse, les populations « orientales » laissent l’environnement se dégrader, ce qui est à la fois un symptôme et une cause de leur dégénérescence. Tout doit être mis en œuvre, dans ces conditions, pour que les Européens établis en Afrique ou en Asie ne succombent pas eux aussi à cette nature dégradée.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, des organisations similaires à celles du Group of Ten états-unien évoqué ci-dessus apparaissent en France. Le Club alpin est créé en 1872, le Touring Club en 1890 et la Société pour la protection des paysages en 1901. La Ligue pour le reboisement de l’Algérie est quant à elle fondée en 1882. Ces organisations jouent un rôle important dans la patrimonialisation de la nature, c’est-à-dire dans la définition d’une nature patriotique. Le Club alpin fait par exemple explicitement le lien entre l’amour de la montagne et l’amour de la patrie. Il entretient des rapports étroits avec l’armée française. Dans les dernières décennies du XIXe siècle, ses responsables convainquent ainsi l’armée de mettre en place des unités militaires à ski pour assurer la sécurité des zones frontalières en montagnenote. L’objectif est non seulement de sécuriser l’espace alpin, mais aussi d’encourager la population à s’en rapprocher, la montagne ayant des vertus régénératives sur le caractère. L’histoire du ski en France est une histoire militaire.

PURIFIER LA NATURE…

La nature moderne s’oppose presque terme à terme à la ville modernenote. C’est le lieu où, depuis la seconde moitié du XIXe siècle, les classes moyennes et supérieures blanches viennent se réfugier du bruit et de la fureur des métropoles. Les principaux bénéficiaires de la civilisation du capital sont donc aussi ceux qui disposent des moyens d’y échapper. La nature n’a bien entendu pas toujours été connotée positivement, tant s’en faut. Pendant longtemps, elle est considérée comme l’opposé de la civilisation, comme un lieu de sauvagerie inspirant la terreur. Au cours du XIXe siècle, les valences de la nature et de la culture, du rural et de l’urbain, s’inversent cependant progressivement. Le mouvement romantique, dont les représentants sacralisent la nature, est à la fois une cause et une conséquence de cette inversion. Comme le dit Theodor Adorno dans son « Discours sur la poésie lyrique et la société », cette sacralisation de la nature n’est concevable que dans un contexte où l’individu se sent de plus en plus aliéné par rapport aux évolutions de la société. Les deux processus que sont l’aliénation sociale et la valorisation de la nature sont en ce sens concomitantsnote. La thèse d’Adorno, plus précisément, est que la nature voit son prestige rehaussé dans les périodes de défaite et de normalisation politiques, comme sous la monarchie de Juillet, lorsque les affects investis dans la transformation révolutionnaire de la société ont été déçus.

La montée en puissance du mouvement et des partis écologistes à partir de la seconde moitié des années 1970, au moment où la force propulsive de mai 1968 s’épuise, s’explique peut-être par le même phénomène. Pour autant, dans certains pays au moins, l’émergence de ce mouvement se fait en même temps et non après le déclin des mouvements des années 1960 et 1970note. Silent Spring de Rachel Carson est un best-seller dès 1962. Le slogan « Give earth a chance » est quant à lui directement calqué sur « Give peace a chance ». Un mouvement aussi complexe que le mouvement écologiste est forcément le produit de processus multiples et discordants.

L’esthétique du sublime, dont la forme moderne est fixée par Edmund Burke et par Kant, participe de la tendance à sacraliser la nature. Que Burke ait été le premier et le plus intelligent des opposants à la Révolution française n’est pas fortuit. Les révolutions politiques modernes, de même que la révolution industrielle, se déroulent pour l’essentiel en milieu urbain. C’est dans les villes que l’« accélération » des temporalités caractéristiques de la vie moderne prend placenote. Le conservatisme de Burke est l’envers de cette accélération. Dans ses Réflexions sur la révolution en France, il lui oppose la constance des institutions d’Ancien Régime, elles qui ont passé le « test du temps ». La nature, dans ce contexte, devient peu à peu un havre de stabilité. Elle est le reflet inversé de la civilisation du capital. En ce sens, elle en est aussi un pur produit. Échappant pour un temps à l’aliénation du monde moderne, le bourgeois et/ou l’aristocrate (selon les pays) retrouve en elle une forme d’authenticité. La nature n’est certes pas partout et toujours connotée positivement au XIXe siècle, tant s’en faut. Il suffit de penser au mépris que lui voue Baudelaire, par exemple dans Le Peintre de la vie moderne (1863), et à sa célébration de l’artifice. Mais cette quête d’authenticité devient peu à peu, à cette époque, une « expérience de classe » – pour reprendre une terminologie employée par E. P. Thompson à un autre propos – adossée à une certaine représentation de la nature. Sont susceptibles de faire cette expérience ceux qui ont accès à cette dernière, qui en ont, en d’autres termes, le temps et les moyens. En sont exclus ceux qui doivent continuellement vendre leur force de travail pour vivre.

Avec le développement économique et l’accroissement des classes moyennes, en particulier lors des Trente Glorieuses, cette expérience de classe est rendue accessible, sous une forme certes altérée, à un nombre grandissant d’individus. La nature se démocratise. Les familles acquièrent une ou deux voitures, ce qui leur permet de se rendre dans les parcs naturels ou à la montagne. La « société de consommation » qui apparaît à ce moment-là inclut la consommation de la nature. Ce lien entre le consumérisme montant et la nature est évoqué par l’économiste John Kenneth Galbraith dèsnote . Une partie significative de la population demeure exclue de cette démocratisation, même après les Trente Glorieuses. Pour les plus pauvres et les moins blancs, l’environnement est au mieux une notion abstraite, au pire un argument employé par les pouvoirs publics pour détourner l’attention de leurs problèmes. Comme le dit Carl Stokes, maire de Cleveland de 1968 à 1971 et premier élu noir d’une grande ville américaine, « l’obsession de la nation pour l’environnement a rendu possible ce que George Wallace n’était pas parvenu à faire : détourner l’attention des problèmes des Noirs américains » (George Wallace était un démocrate de l’Alabama partisan de la ségrégation raciale)note. L’idée que les problèmes « environnementaux » – étroitement définis – s’opposent aux revendications des minorités ethniques et du mouvement ouvrier est profondément ancrée à l’époque, comme elle l’est à bien des égards à l’heure actuelle.

… ET NATURALISER LA RACE

Si la nature a fait l’objet de définitions de classe, de genre et de race aux XIXe et XXe siècles, elle a en retour participé à la construction et à la consolidation de ces catégories. Race, classe, genre et nature ont en d’autres termes fait l’objet d’une coconstruction à l’époque moderne. L’émergence de la wilderness au XIXe siècle est indissociable de celle, historiquement concomitante, de la whiteness, c’est-à-dire de la blancheurnote. La ville est sale et sombre, et c’est là que l’on trouve ces individus sales et sombres par excellence que sont les Noirs, les immigrés (irlandais, italiens, polonais…) et les ouvriers, qui sont d’ailleurs souvent les mêmes personnes. Dans son histoire environnementale des États-Unis, Mark Fiege revient sur l’histoire urbaine de la ville de Topeka, la capitale de l’État du Kansasnote. Il s’agit d’une ville importante dans l’émergence du mouvement des droits civiques, puisque c’est à propos de ses écoles que la Cour suprême des États-Unis a rendu en 1954 l’arrêt Brown

v. Board of Education, mettant fin à la ségrégation raciale dans les établissements scolaires.

À Topeka, les quartiers noirs se situent systématiquement en bas de la ville, dans les zones inondables. Les quartiers plus riches se trouvent au contraire pour la plupart sur les hauteurs de la ville. Dans les premières décennies du XXe siècle, 60 % des victimes d’inondations sont noires, un phénomène que l’on a observé encore un siècle plus tard à La Nouvelle-Orléans, à l’occasion du passage de l’ouragan Katrina. Aujourd’hui, un constat du même ordre peut d’ailleurs être fait à l’échelle du « bidonville global »note. Les noms des quartiers noirs de Topeka évoquent ainsi la noirceur, la saleté ou la bassesse : ils s’appellent Mudtown ou Bottoms. Dans les représentations ordinaires de l’époque, les analogies avec le caractère ou l’aspect des personnes qui y vivent sont fréquentes. La fin du XIXe et le début du XXe siècle correspondent à la naissance des sciences sociales, dans lesquelles l’influence de l’environnement sur les individus est de plus en plus affirmée, y compris chez des théoriciens de la libération noire comme W.E.B. Du Boisnote.

La blancheur, whiteness, est l’antonyme de cette saleté et de cette sombreur, elle est synonyme de pureténote. Cette pureté caractérise non seulement les classes dominantes blanches et leurs quartiers, mais également la nature, qui est leur espace privilégié. Comme le dit John Muir, le fondateur du Sierra Club, « rien de véritablement sauvage n’est impur » (nothing truly wild is unclean), l’impureté étant un mal né dans la civilisation, en ville. Muir n’est bien sûr pas l’inventeur de cette idée. On la trouve sous une forme différente, un siècle plus tôt, chez Rousseaunote. La différence est qu’avec la montée en puissance des catégories raciales tout au long du XIXe siècle, aux États-Unis mais aussi plus généralement, cette idée entre en interaction et s’enracine dans un système politique et économique racialisé. Wilderness et whiteness sont donc deux catégories – plus précisément deux institutions – qui se soutiennent l’une l’autre.

La nature états-unienne n’est « pure » que dans la mesure où ce groupe sale et sombre par excellence que sont les Amérindiens en a été extirpé. En même temps que les Noirs mais selon des modalités différentes, ceux-ci sont les grands exclus de la « nature » en voie de construction à cette époque. Cette exclusion par le massacre ou le placement dans des réserves est une condition pour que des touristes blancs de classes moyennes et supérieures puissent expérimenter l’authenticité des rivières, canyons, forêts, montagnes, animaux sauvages, etc. Comme dit Carolyn Merchant, il y a donc une histoire environnementale de la race, autrement dit la blancheur et l’expérience de soi qui l’accompagne sont définies environnementalementnote.

Cette histoire environnementale de la race entretient des rapports complexes avec le genre. Certaines épistémologies féministes actuelles établissent volontiers une analogie entre la domination de l’homme sur la femme et la domination de l’homme sur la nature. De ce point de vue, le développement économique, mais aussi la connaissance scientifique sont rendus possibles par l’assujettissement de la nature – au double sens de « dominer » et de « prendre pour sujet d’étude » – et par l’asservissement des femmes. Cet asservissement s’exprime, en matière économique, par l’exploitation dont elles sont l’objet dans le foyer familial et, dans le domaine scientifique, par l’exclusion de formes de savoirs (supposées) « féminines » de la connaissance scientifique légitime.

La nature complique les relations d’« engendrement mutuel » existant entre les catégories raciales et les catégories sexuelles depuis le XVIIIe sièclenote. Comme l’a montré Elsa Dorlin, le rapport entre ces dernières est d’une part analogique, c’est-à-dire que leur coconstruction s’opère par rapprochement et différenciation.

Mais il est aussi historique, les catégories raciales étant pour une part dérivées des catégories sexuelles, d’où l’idée de « matrice de la race », qui donne son titre à un ouvrage de Dorlin. Ainsi, la différenciation entre les sexes est l’un des critères qui permettent de hiérarchiser les races au seuil de l’époque moderne. Si les Africains sont considérés comme une race inférieure, c’est parce que les hommes africains sont imberbes, c’est-à-dire peu différenciés des femmes de la même race. Une analyse plus fine doit pouvoir établir ce qui, dans le rapport entre la nature et ces autres formes de catégorisation, est de l’ordre de l’analogie ou de la dérivation. Il n’est pas dit que l’analyse soit la même pour chaque pays, le contraire est même certain. Car ce rapport prend place dans des histoires nationales et des dispositifs étatiques singuliers.

EXPORTER L’ENVIRONNEMENT

La nature et l’expérience de classe qui en est indissociable, les impérialistes occidentaux les ont exportées tout au long du XXe siècle de par le monde. Des organisations telles que le WWF (World Wildlife Fund, fondé dans les années 1960) ont diffusé le modèle américain des parcs naturels, en alliance plus ou moins étroite avec les élites des pays concernés, en Asie et en Afrique notamment. L’installation de ces parcs naturels s’est souvent faite sans égard pour les populations locales, le plus souvent pauvres et sans influence politique. L’historien indien Ramachandra Guha raconte ainsi la façon dont le « Project Tiger », qui préconisait dans les années 1970 la création de réserves où le tigre du Bengale serait protégé, a conduit au déplacement de nombreux villages et de leurs habitantsnote. Leprocessus à l’œuvre dans le comté de Warren l’est également ici, sous d’autres latitudes : la construction d’une nature intacte et de l’expérience de classe qu’elle rend possible – les tigres sont offerts à la contemplation des élites indienne et internationale – suppose la dépossession de pans entiers de la population. Elle implique aussi la restriction de l’écologie à des questions de préservation ou de conservation. Comme les résidents du comté de Warren ou de South Central, les populations indiennes sont confrontées à des problèmes environnementaux de grande ampleur : pollution, pénurie d’eau et de combustible, érosion des sols, sécheresse, etc. Avec le changement climatique, ces problèmes ne cessent de s’accroître. Mais ils n’entrent pas dans le champ des préoccupations environnementalistes légitimes.

L’implantation de ce modèle s’appuie sur une longue histoire d’écologie coloniale ou d’« impérialisme vertnote ». C’est ce qu’illustre le cas du Kenya. Des politiques de conservation de la nature sont introduites dans ce pays par les Britanniques dès la fin du XIXe sièclenote. Elles reçoivent l’appui d’associations impériales privées, telles que la Société pour la préservation de la faune de l’Empire – devenue depuis Fauna and Flora International – dès le début du XXe siècle. Ces politiques entrent fréquemment en conflit avec les intérêts des populations locales. Elles empêchent par exemple le développement agricole de certaines régions, au détriment du bien-être des populations, réservant de vastes territoires à la chasse ou au safari. Elles condamnent à de lourdes amendes les atteintes illégales aux bêtes sauvages, y compris lorsque celles-ci menacent le bétail ou les humains, et ne prévoient guère de dédommagements en cas de décimation des troupeaux. Elles placent en outre l’usage des forêts et des sols sous le contrôle de l’autorité coloniale. C’est la raison pour laquelle elles donnent souvent lieu à des mouvements de contestation de la part des autochtones.

Lors de la décolonisation, les organisations environnementalistes internationales s’affairent afin que ces politiques de préservation ne soient pas remises en question. Les politiques économiques modernisatrices ou « développementalistes » souvent prônées par les régimes nouvellement indépendants leur font craindre une exploitation immodérée de la nature. Dès les années 1950, plusieurs conférences internationales sont ainsi organisées en Afrique, visant à convaincre les élites issues de la décolonisation de l’importance de la préservation de la nature pour le tourisme, ou en vue du développement économique. Une attitude « paternaliste » prévaut dans ce contexte, les organisations internationales pariant sur l’incapacité de ces pays à prendre soin de leurs ressources naturelles par eux-mêmes.

Les colonies puis les pays du tiers monde sont d’une part perçus par les Occidentaux comme l’anti-wilderness par excellence, c’est-à-dire comme sujets à la surpopulation, aux famines, à la guerre civile et à la dégradation environnementale. Lorsqu’ils sont vidés de leurs occupants, comme dans les parcs naturels, déserts, jungles et autres lieux supposés « vierges », ces espaces sont au contraire connotés positivement. La nature déchue participe a contrario de la construction de la nature dans les pays occidentaux. Si l’« orientalisme » est, comme le dit Edward Said, l’« Orient décrit par l’Occident », au sens où, au XIXe siècle, l’Occident se construit dans un rapport fantasmé et inversé à l’Orient, cet orientalisme concerne aussi la nature. Il suffit pour s’en convaincre de parcourir les pages de ce qui constitue l’un des principaux vecteurs de cette représentation de la nature « orientale » en Occident : le magazine National Geographic. Veils and Daggers, des voiles et des poignards, comme le dit le titre de l’ouvrage de la théoricienne féministe et postcoloniale Linda Steet, qui analyse la façon dont ce magazine a représenté photographiquement le monde arabe tout au long du XXe sièclenote. Depuis 1888, date de sa création aux États-Unis, le National Geographic – l’un des outils pédagogiques les plus utilisés dans les cours de géographie dans le monde – n’a cessé d’essentialiser l’Orient, de le renvoyer à un « primitivisme » originel et immuable.

Les ressources que renferment les colonies, puis les postcolonies, sont mises à contribution pour les besoins économiques et militaires des empires. L’impérialisme suppose la connaissance des ressources disponibles, ce qui explique qu’il ait été producteur de savoirs nouveaux – en botanique, géologie, anthropologie… – tout au long de l’époque moderne. Il implique aussi d’être à même de planifier le renouvellement et la circulation de ces ressources, notamment des colonies vers les métropoles. Comme on va le voir au chapitre III, la gestion du bois, des minerais et de l’eau notamment est déterminante sur le plan militaire. D’où l’idée avancée par certains historiens selon laquelle l’écologie, et même le concept moderne de nature, trouve l’une de ses origines dans la colonisation et, plus précisément, dans le contrôle de la nature des régions coloniséesnote. Ce contrôle suppose de soustraire ces ressources des mains des autochtones, ce qui explique les discours « paternalistes » affirmant leur incapacité à en prendre soin. Les impérialismes écologique et culturel trouvent ici leur point de fusion. Dans le cas de l’empire américain, on assiste dans la seconde moitié du XXe siècle à la résurgence de puissants courants de pensée néomalthusiens, qui prennent aussi bien pour objet les pauvres américains que les populations du tiers mondenote. La publication en 1968 du best-seller de Paul Ehrlich, The Population Bomb, en est un exemple. Ce néomalthusianisme est concomitant de la période de la guerre froide, qui voit les deux superpuissances s’affronter dans le cadre de guerres par procuration (proxy wars) dans le tiers monde. Dans ce contexte, le contrôle sur les ressources naturelles est déterminant.

Le livre d’Ehrlich évoque non seulement les populations pauvres du Sud, mais également celles du Nord. Le néomalthusianisme, qui caractérise des pans importants du mouvement environnementaliste des années 1960, préconise un contrôle drastique des naissances, c’est-à-dire, comme chez Malthus lui-même, des naissances dans les classes sociales les plus basses et les minorités. C’est l’une des explications de la rupture qui s’installe, dès l’origine, entre le mouvement environnementaliste et le mouvement des droits civiques. Dès cette époque, un lien est également établi entre immigration et dégradation de l’environnement, la lutte contre la première se faisant notamment au nom de la préservation du secondnote. Dans les perspectives néomalthusiennes, l’opposition n’est donc pas (seulement) entre une nature intacte au centre et une nature dégradée dans les périphéries. La corruption atteint le centre lui-même, en ce que l’on y trouve des populations dont la natalité et l’impact sur l’environnement doivent être rigoureusement encadrés par l’État.

L’ÉCOLOGIE POLITIQUE QUI VIENT

Si les associations environnementalistes traditionnelles ont du mal à reconnaître la dimension sociale de l’écologie, le mouvement ouvrier, de son côté, entretient depuis les origines un rapport ambivalent avec les problématiques environnementales. L’explosion de l’usine AZF de septembre 2001 évoquée ci-dessus a mis au jour une importante rupture entre les associations de défense des sinistrés et les syndicats. Le 21 mars 2002, soit six mois après l’explosion, l’ensemble des fédérations syndicales de la chimie manifeste à Toulouse, en défense de l’industrie chimiquenote. La banderole de tête déclare : « La chimie un besoin, la sécurité une exigence ». L’objet de la manifestation est l’amélioration de la sécurité des installations et la défense de l’emploi dans ce secteur, menacé par les mesures prises par les autorités et le groupe Total, auquel appartenait l’usine, à la suite de la catastrophe. Le redémarrage des parties intactes de l’usine, après renforcement des mesures de sécurité, est demandé par les syndicats. Des salariés des entreprises sous-traitantes de l’usine sont également présents lors de cette manifestation.

Deux jours plus tard, le collectif « Plus jamais ça, ni ici ni ailleurs » manifeste au même endroit. Ce collectif regroupe les riverains et les victimes de l’explosion, ainsi que des associations, notamment environnementales. Son objectif est d’obtenir la fermeture définitive de l’usine, seule à même à ses yeux de garantir la sécurité des habitants. Il se révèle que Total avait l’intention de fermer l’usine dès avant l’explosion, du fait de sa rentabilité insuffisante, réelle ou supposée. Comme l’a dit alors avec à propos un commentateur, « l’explosion fait le larronnote ». C’est la raison pour laquelle les syndicats perçoivent l’existence d’une alliance « objective » entre ces associations et le patron, tous deux ayant intérêt pour des raisons différentes à la fermeture de l’usine.

Cette rupture est révélatrice d’une division qui a structuré le champ politique au XXe siècle. Aux syndicats la défense des emplois et de l’industrie qui les procure, à l’exclusion parfois d’autres préoccupations, comme la sécurité des riverains ou des salariés eux-mêmes. Aux associations environnementales et leurs alliés, la lutte contre les pollutions, les risques industriels et autres effets néfastes générés par la production économique. Le syndicalisme s’est historiquement construit sur la croyance en les effets bénéfiques du développement des « forces productives » et en ses conséquences positives sur la condition salariale. C’est particulièrement vrai, en France, de la CGT. La période qui va de 1936 à 1945, du Front populaire au programme du Conseil national de la Résistance, est déterminante dans la formation de l’identité syndicale de la CGTnote. En 1946, au sortir de la guerre, le syndicat consacre un document à la relance de l’appareil productif du pays dans lequel figure, connotée positivement, l’idée d’« asservir la nature » au service de cette relancenote. Une lecture « productiviste » du marxisme, très influente tout au long du XXe siècle, notamment parce qu’elle est adossée au modèle soviétique, a également joué un rôle. La rigidification de la distinction entre le travail et le « hors travail » a elle aussi été déterminante. Elle a induit une coupure nette entre, d’un côté, les syndicats, dont l’objet est le travail et, de l’autre, les « associations », dont le domaine de prédilection est le « hors travail » ou la société civile, sous-entendu le travail ne relève pas de cette dernièrenote.

Ce constat doit cependant être nuancé, le lien entre le syndicalisme – le mouvement ouvrier en général – et les questions environnementales étant complexe. D’abord, les salariés et leurs syndicats sont parfaitement conscients des risques industriels. Et pour cause : ils sont en première ligne pour en subir les conséquences. Dans une usine comme AZF, il y a les grosses catastrophes comme celle de septembre 2001 mais aussi les accidents plus « ordinaires » : fuites, intoxications, incendies, petites explosionsnote… De tels accidents sont fréquents. S’ils devaient conduire à chaque fois à l’interruption de la production, conformément à ce que préconisent les règlements en matière de sécurité au travail, elle le serait constamment. Conséquence : les salariés de ces usines développent « sur le tas » un savoir-faire sophistiqué, permettant la gestion « informelle » de ces accidents. La créativité et le courage des travailleurs sont des conditions du fonctionnement de ce type d’installations, comme ils le sont dans le processus industriel en général. Ils sont souvent conduits pour cela à prendre des risques importants pour leur santé et celle de leurs collègues. Or, même si elle est rarement reconnue comme telle, notamment par le mouvement écologiste dominant, la santé au travail constitue une problématique écologique de plein droit, tout comme l’installation d’un incinérateur ou le bruit anormalement élevé dans un quartier populaire avoisinant un aéroportnote. La santé du salarié est le reflet ou l’interface de son rapport à l’environnement, que celui-ci soit technique, naturel, légal, ou les trois à la fois. Dès lors que ce fait est reconnu, la rupture entre le syndical et l’écologique paraît déjà moins profonde.

Les syndicats prennent par ailleurs conscience, au cours des années 1960, de l’importance des thématiques écologiques. Cette prise de conscience s’opère, en France et ailleurs, sous l’impulsion des mouvements sociaux qui s’en réclament. Si des fractions importantes du mouvement ouvrier se méfient des mouvements écologistes, celui-ci n’est pas systématiquement hermétique aux idées qu’ils avancent, surtout lorsqu’elles rejoignent les préoccupations liées au risque professionnel que nous venons d’évoquer. Les syndicats intègrent progressivement certaines thématiques écologiques à leur logiciel, par l’entremise notamment de la notion de « cadre de vie ». La première occurrence de cette notion dans la presse syndicale semble remonter à 1965. Elle apparaît dans l’hebdomadaire de la CFDT Syndicalisme Hebdonote et désigne tout ce qui relève du logement, des transports, de la culture, de la « qualité » ou du « cadre » de vie, des « nuisances » (pollutions, bruits…). Le « cadre de vie », ce n’est pas seulement le « hors travail »note. Il permet justement de penser le lien entre le travail et le hors-travail, de mettre en question la séparation entre eux, de considérer l’individu autrement que sous le seul aspect du salariat. Il suppose par conséquent un affaiblissement relatif de cette distinction.

La notion de « cadre de vie » se nourrit de toute une production théorique particulièrement dynamique sur cette question. Les travaux de Michel de Certeau, André Gorz, ou ceux plus anciens de Henri Lefebvre – dont le premier volume de la Critique de la vie quotidienne paraît à la fin des années 1940 – en sont des exemples. Les syndicats les plus proches des « nouveaux mouvements sociaux » comme la CFDT ne sont pas les seuls concernés. Des débats sur le « cadre de vie » ont lieu au sein même de la CGT dès le début des années 1970. Il est intéressant de constater que cette notion y est discutée principalement dans la période et en lien avec la stratégie de l’Union de la gauche, entre 1972 et 1977. Celle-ci conduit les syndicats à se politiser, autrement dit à renoncer à une stricte délimitation entre le social, domaine de compétence des syndicats, et le politique, domaine de compétence des partis. La « désectorisation » – pour parler comme Michel Dobry – que l’on constate dans le sillage de mai 1968 favorise la circulation de ce type de thématiques à travers les champs sociauxnote. La notion d’« environnement » elle-même, certes dotée d’un sens assez vague, apparaît dans des textes de congrès de la CGT dès 1972.

Les mouvements écologistes ne sont pas les seuls à avoir influé sur le mouvement ouvrier en matière environnementale. Les luttes de décolonisation ont elles aussi contribué à sa prise en considération des thématiques écologiquesnote. Dès les années 1950, on trouve dans la presse syndicale une dénonciation du pillage des ressources naturelles des colonies, notamment de l’Algérie. Dans une note au Conseil économique et social de 1955, un délégué de la CFTC regrette par exemple les effets délétères des travaux d’irrigation conduits par l’État français en termes de déboisement et d’érosion des sols. L’exploitation des populations coloniales et celle de la nature sont souvent dénoncées conjointement, la dégradation de la nature étant présentées comme l’une des causes de la pauvreté de ces dernières.

L’hybridation entre luttes syndicales et environnementales s’est poursuivie au cours des années récentes. Il ne fait pas de doute que l’efficacité des mouvements d’émancipation au XXIe siècle dépendra en large part de l’approfondissement de cette hybridation. Dans le cadre d’alliances avec des associations telles qu’AC ! (Agir ensemble contre le chômage) ou l’APEIS (Association pour l’emploi, l’information et la solidarité des chômeurs et travailleurs précaires), la CGT Énergie se livre depuis le début des années 2000 à des « opérations Robin des Bois »note. Ces opérations consistent à refuser de couper le courant, ou à le rétablir, dans les foyers privés d’électricité du fait de leur incapacité à payer leurs factures. Il s’agit donc d’actions contre ce que nous avons appelé ci-dessus la « pauvreté énergétique », à savoir la difficulté que rencontrent les foyers paupérisés à assumer financièrement un approvisionnement minimal en énergie. Ces opérations s’accompagnent parfois de coupures de courant au domicile de patrons ou d’élus favorables à la privatisation d’EDF. Elles ont principalement eu lieu lors de la mobilisation contre cette privatisation en 2004. Leur objectif est de montrer que la privatisation de l’entreprise conduira à une augmentation du prix de l’électricité, dont souffriront les plus pauvres. Il s’agit d’indiquer que cette lutte n’est pas un mouvement « corporatiste », de seule défense du statut des salariés d’EDF.

Les opérations « Robin des Bois » témoignent de la résurgence à l’heure actuelle de « répertoires d’action » antérieurs à l’émergence du mouvement ouvrier moderne dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ces opérations se rapprochent de ce qu’Eric Hobsbawm a classiquement nommé les « bandits sociaux »note. Il s’agit de prendre aux riches pour donner aux pauvres, en s’appuyant pour cela sur une conception « morale » de la justice sociale. Les agents EDF se livrent à ce type d’opérations depuis toujours. Jusqu’ici cependant, elles relevaient de l’initiative individuelle, et n’étaient pas publiquement assumées par le syndicat.

Ces actions présentent une affinité très nette avec le mouvement pour la justice environnementale, même si elles sont menées dans un cadre syndical. Comme le dit un responsable de la CGT Énergie, « dans les quartiers où on ne pouvait plus entrer parce que les véhicules bleus sont synonymes de coupure (les gars entraient là-dedans avec la peur au ventre et ils se faisaient caillasser), on réinvestit les quartiers à visage découvert […]note ». Les opérations « Robin des Bois » permettent donc d’abattre la frontière qui sépare le syndical de l’environnemental, en l’occurrence d’une problématique énergétique. Elles permettent par la même occasion de nouer des liens avec des secteurs de la population souvent étrangers à l’action syndicale, en particulier dans les quartiers populaires, qui sont aussi des quartiers où l’on trouve une forte proportion de minorités ethnoraciales. Il s’agit donc, entre autres choses, d’une forme de lutte contre le racisme environnemental. C’est là, dans l’hybridation des luttes et la construction d’alliances inédites, que se joue l’avenir de l’écologie politique.

CONCLUSION

Récapitulons. Les inégalités environnementales constituent une donnée structurante des rapports de force politiques à l’époque moderne. Elles impliquent que les conséquences néfastes du développement capitaliste ne sont pas subies de la même manière, au même degré, par tous les secteurs de la population. Ces inégalités précèdent de beaucoup la crise écologique actuelle.

Celle-ci tend cependant à les aggraver, comme on va le voir dans un instant. Une forme particulière d’inégalité écologique a retenu notre attention ici : le racisme environnemental. Mais comprendre ce dernier suppose de prendre en considération d’autres logiques inégalitaires, la classe et le genre en particulier.

Toute la question, à partir de là, est de déterminer quels moyens le capitalisme met en œuvre pour amortir ou gérer les conflits qui résultent des inégalités écologiques, en particulier lorsqu’ils s’intensifient du fait de la crise environnementale. Le capitalisme est générateur de crise, mais il produit aussi des « anticorps » à la crise, qui lui permettent d’en amortir les effets et, au passage, d’en tirer profit. Le chapitre II a pour objet l’un des plus importants de ces « anticorps », qui a lui aussi une longue histoire, mais dont l’importance ne cesse de s’accroître à mesure que s’approfondit la crise écologique : l’assurance des risques climatiques, l’une des formes que revêt aujourd’hui la finance environnementale.

Source : LA NATURE EST UN CHAMP DE BATAILLE

Vous avez ici gratuitement accès au contenu des livres publiés par Zones. Nous espérons que ces lybers vous donneront envie d’acheter nos livres, disponibles dans toutes les bonnes librairies. Car c’est la vente de livres qui permet de rémunérer l’auteur, l’éditeur et le libraire, et de vous proposer de nouveaux lybers et de nouveaux livres.

Spread the love

Laisser un commentaire