« aujourd’hui, plus de 2 millions d’Américains (sur une population carcérale mondiale estimée à 9 millions d’individus) vivent en prison, en maison d’arrêt, en centre de détention pour mineurs ou en centre de rétention pour migrants ».
Il semble aller de soi que des individu-e-s reconnu-es coupables de crime par les procédures judiciaires soit enfermé-e-s. Mais qui décide socialement de la définition d’un crime, de la réduction d’une personne à son « crime », de l’enfermement comme organisation sociale ?
Hier la peine de mort, aujourd’hui la prison, « comme élément constitutif et immuable de nos sociétés ». Angela Davis ajoute : « On ignore trop souvent que le mouvement pour l’abolition carcérale est lui aussi riche d’une longue histoire qui remonte à l’époque où la prison est apparue en tant que principale forme de châtiment ».
L’auteure reprend les propos d’Elliot Currie : « la prison jette désormais une ombre menaçante sur notre société, à un degré inédit dans notre histoire ou celle de n’importe quelle démocratie industrielle. En l’absence de grands conflits armés, l’incarcération de masse constitue le programme social le plus assidûment appliqué par les gouvernements de notre époque ». Car c’est bien de cela qu’il s’agit un enfermement de masse, ayant peu ou pas d’effet sur les chiffres officiels de la criminalité. Cela devrait interroger sur la fonction sociale réelle de la prison. Sans oublier les questionnements sur qui sont majoritairement les prisonnier-e-s, sur l’articulation entre rapports sociaux inégalitaires, justice et ordre carcéral.
Prisonnier-e-s et main d’œuvre carcérale, travailleurs et travailleuses ne bénéficiant pas des droits des salarié-e-s, main d’œuvre sous-payée…
Sans oublier qu’avec le développement des idéologies néolibérales, du moins d’État « Cette vaste mobilisation de capitaux privés (des secteurs du bâtiment à ceux de la restauration ou des services de santé) autour de la gestion des établissements pénitentiaires rappelait si étrangement l’émergence du complexe militaro-industriel, que nous avons commencé à employer le terme de « complexe carcéro-industriel1 » ».
La prison est à la fois absente et présente de nos vies. « La prison fonctionne donc sur le plan idéologique comme un lieu abstrait où sont déposés les êtres indésirables afin de nous soulager de la responsabilité de penser aux vrais problèmes qui affectent les communautés dont sont largement issus les détenus ». Industrie du châtiment et trou noir « dans lequel sont déposés les détritus du capitalisme contemporain ».
En retour nécessaire sur l’histoire, Angela Davis analyse les liens entre esclavage, droits civiques et perspectives abolitionnistes. Hier l’esclavage, les lynchages, la ségrégation apparaissaient comme « naturels » aux yeux des dominants blancs. Quels liens y-a-t-il aujourd’hui entre le racisme et l’institution carcérale ? Elle rappelle au passage, que « le vagabondage était inscrit dans la loi en tant que crime noir ». De l’esclavage au système de servitude pénale pour les Noirs, avec louage des condamnés et chaînes pour les forçats…
« La prépondérance de la prison en tant que principale forme de châtiment, avec ses dimensions racistes et sexistes, pose cette continuité historique entre l’ancien système de louage et l’économie carcérale privatisée d’aujourd’hui ».
L’auteure traite, entre autres, de l’histoire des dimensions sexuées des châtiments, de la violence, du châtiment des femmes, dans la « sphère domestique », des fouilles au corps comme agression sexuelle, de l’internement en hôpital psychiatrique, des départages entre criminalité, pauvreté et maladie mentale, des liens entre couleur et sexualité, « Les idéologies liées à la sexualité – et notamment celles qui mêlent question raciale et sexualité – ont eu un impact profond sur les représentations des femmes de couleur et sur les traitements qui leur étaient réservés à l’intérieur comme à l’extérieur de la prison ».
Angela Davis souligne aussi la nécessité de « défaire le lien conceptuel soi-disant indestructible entre sanction et délit ». Elle insiste sur la racialisation de la population carcérale, sur le complexe carcéro-industriel, « La notion de complexe carcéro-industriel privilégie une analyse du processus de châtiment tenant compte des structures économiques et politiques et des idéologies qui l’entourent, par rapport à une focalisation myope sur les comportements criminels individuels et sur les démarches visant seulement à « inverser la courbe de la criminalité » », sur les bénéfices tirés par les complexes militaro-industriel et carcéro-industriel « des processus de destruction sociale », sur les privatisations « le modèle de privatisation est en passe de devenir le premier mode de gestion du châtiment dans de nombreux pays ».
Si l’horizon reste bien « l’abolition de la prison en tant que mode de châtiment dominant », il faut immédiatement améliorer le cadre de vie des personnes en détention, « L’un des défis majeurs qui se présentent à lui est d’appeler à la création d’un cadre de vie plus humain pour les personnes en détention, sans pour autant encourager la pérennité de la prison ».
Les alternatives abolitionnistes passent, même si elles se s’y réduisent pas, par la revitalisation des systèmes scolaires, des systèmes de soins, par « l’éradication » des disparités de classe, de genre et de race, par la dépénalisation des drogues, la suppression de la notion administrative de sans-papier-e-s (ou migrant-e-s clandestin-e-s, par la « transformation radicale de nombreux aspects de notre société »…
« Si nous démontrons que les alternatives abolitionnistes perturbent ces interrelations et qu’elles s’efforcent de désarticuler les liens crime/châtiment, race/châtiment, classe sociale/châtiment et genre/châtiment, alors nous cesserons de voir la prison comme une institution isolée pour prendre en compte toutes les connexions sociétales qui favorisent son maintien ».
Plan :
1. Introduction : réformer ou abolir la prison ?
2. Esclavage, droits civiques et perspectives abolitionnistes
3. Emprisonnement et réforme
4. Comment le genre structure le système carcéral
5. Le complexe carcéro-industriel
6. Alternatives abolitionnistes
« J’espère que cet ouvrage incitera les lecteurs à remettre en question leurs propres présomptions sur la prison. Beaucoup d’entre nous sont d’ores et déjà convaincus que la peine capitale est une forme de châtiment rétrograde et qu’elle viole les principes élémentaires des droits de l’homme. Le temps est venu, me semble-t-il, d’encourager une prise de conscience similaire autour de la question carcérale ». En effet, comment encore accepter les enfermements de certain-ne-s. L’argument du juste châtiment relève de la pensée religieuse, il est par ailleurs, à géométrie variable (non-culpabilité socialement construite pour les patrons responsables d’accidents mortels du travail ou du non respect des législations, des pollueurs et des empoisonneurs agro-alimentaires, des fraudeurs du fisc, sans oublier les responsables d’actes et de violences racistes, de violences envers les femmes, ou l’impunité policière…).
Certes le système carcéral en France est différent de celui des États-Unis, ce qui ne dispense pas d’interroger les logiques d’enfermement, les attributions sociales de la prison…
En complément possible :
George Jackson : Les frères de Soledad, Syllepse 2014, J’appartiens à un peuple juste, lent à se mettre en colère, mais dont rien ne peut endiguer la fureur
Natacha Filippi : Brûler les prisons de l’apartheid. Révoltes de prisonniers en Afrique du Sud, Syllepse 2012, Briser le silence qui a enseveli les paroles des révoltés enfermés
Angela Davis : La prison est-elle obsolète ?
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nathalie Peronny
Au diable Vauvert, La Laune 2014, 168 pages, 15 euros
Didier Epsztajn