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A chacun son arme
Drone et kamikaze, jeu de miroirs
Le président des Etats-Unis peut-il faire assassiner un citoyen de son pays ? Telle est la question que pose l’élimination par un drone, en septembre 2011, d’Anwar Al-Awlaki, un dirigeant américain d’Al-Qaida au Yémen. L’usage de ces engins sans pilote, qui bouleverse les règles de la guerre, ne suscite pas de rejet massif dans l’opinion en Occident, alors que les attentats-suicides apparaissent comme le sommet de la barbarie.
« Pour moi, le robot est notre réponse à l’attentat-suicide. »
Bart Everett (1).
Le philosophe Walter Benjamin a réfléchi sur les drones, sur les avions radiocommandés que les penseurs militaires du milieu des années 1930 imaginaient déjà. Cet exemple lui servait à illustrer la différence entre ce qu’il appelle la « première technique », remontant à l’art de la préhistoire, et la « seconde technique », caractéristique des industries modernes. Ce qui les distinguait à ses yeux était moins l’infériorité ou l’archaïsme de l’une par rapport à l’autre que leur « différence de tendance » : « La première engageant l’homme autant que possible, la seconde le moins possible. L’exploit de la première, si l’on ose dire, est le sacrifice humain ; celui de la seconde s’annoncerait dans l’avion sans pilote dirigé à distance par ondes hertziennes (2). »
D’un côté, les techniques du sacrifice ; de l’autre, celles du jeu. D’un côté, l’engagement intégral ; de l’autre, le désengagement total. D’un côté, la singularité d’un acte vivant ; de l’autre, la reproductibilité indéfinie d’un geste mécanique : « Une fois pour toutes — ce fut la devise de la première technique (soit la faute irréparable, soit le sacrifice de la vie éternellement exemplaire). Une fois n’est rien — c’est la devise de la seconde technique (dont l’objet est de reprendre, en les variant inlassablement, ses expériences) (3). » D’un côté, le kamikaze, ou l’auteur d’attentat-suicide, qui s’abîme une fois pour toutes en une seule explosion ; de l’autre, le drone, qui lance ses missiles à répétition comme si de rien n’était.
Alors que le kamikaze implique la fusion complète du corps du combattant avec son arme, le drone assure leur séparation radicale. Kamikaze : mon corps est une arme. Drone : mon arme est sans corps. Le premier implique la mort de l’agent. Le second l’exclut de façon absolue. Les kamikazes sont les hommes de la mort certaine. Les pilotes de drone sont les hommes de la mort impossible. En ce sens, ils représentent deux pôles opposés sur le spectre de l’exposition à la mort. Entre les deux, il y a les combattants classiques, les hommes de la mort risquée.
On parle de suicide bombing, d’attentat-suicide, mais quel serait l’antonyme ? Il n’existe pas d’expression spécifique pour désigner ceux qui peuvent tuer par explosion sans jamais exposer leur vie. Non seulement il ne leur est pas nécessaire de mourir pour tuer mais, surtout, il leur est impossible d’être tués en tuant.
Sacrifice ou préservation de soi
Contrairement au schéma évolutionniste, que Benjamin ne suggère en réalité que pour mieux le subvertir, kamikaze et drone, arme du sacrifice et arme de l’autopréservation, ne se succèdent pas de façon linéairement chronologique, l’un chassant l’autre comme l’histoire la préhistoire. Ils émergent au contraire de façon conjointe, comme deux tactiques opposées qui historiquement se répondent.
Au milieu des années 1930, un ingénieur de la société de radiocommunication Radio Corporation of America (RCA), Vladimir Zworykin, lut un article sur l’armée japonaise qui l’inquiéta au plus haut point. Les Japonais, y apprit-il, avaient entrepris de former des escadrons de pilotes pour avions-suicides. Bien avant la tragique surprise de Pearl Harbour, Zworykin avait saisi l’ampleur de la menace : « L’efficacité de cette méthode, bien sûr, reste à démontrer, mais si un tel entraînement psychologique des troupes était possible, cette arme s’avérerait des plus dangereuses. Comme nous pouvons difficilement nous attendre à ce que de telles méthodes soient introduites dans notre pays, nous devons nous en remettre à notre supériorité technique pour résoudre le problème (4). » A l’époque, on disposait déjà aux Etats-Unis de prototypes d’« avions radiocontrôlés » pouvant servir de torpilles aériennes. Mais le problème était que ces engins télécommandés étaient aveugles : ils « perdent de leur efficacité dès qu’est rompu le contact visuel avec la base qui les dirige. Les Japonais, à l’évidence, ont trouvé la solution à ce problème ». Leur solution, c’était le kamikaze : parce que le pilote a des yeux et qu’il est prêt à mourir, il peut guider l’engin jusqu’au bout sur sa cible.
Mais Zworykin était aussi, à la RCA, l’un des pionniers de la télévision. Et là, bien sûr, résidait la solution : « Un moyen possible d’obtenir pratiquement les mêmes résultats que le pilote-suicide consiste à équiper la torpille radiocontrôlée d’un œil électrique (5). » L’opérateur serait alors en mesure de voir la cible jusqu’au bout et de guider visuellement l’arme jusqu’au point d’impact par commande radio.
Ne plus laisser, dans la carlingue de l’avion, que la rétine électrique du pilote, son corps étant relégué ailleurs, hors de portée des défenses antiaériennes ennemies. Avec ce principe de couplage de la télévision et de l’avion télécommandé, Zworykin découvrait la formule qui allait être bien plus tard à la fois celle de la smart bomb ( « bombe intelligente ») et du drone armé.
Si le texte de Zworykin est notable, c’est qu’il conçoit, et ce dès l’une de ses premières formulations théoriques, l’ancêtre du drone comme étant l’antikamikaze. Pas seulement du point de vue logique, celui de sa définition, mais aussi et surtout au plan tactique : c’est l’arme qui lui répond, à la fois comme son antidote et son étoile jumelle. Drone et kamikaze constituent deux options pratiques opposées pour résoudre un même problème, celui du guidage de la bombe jusqu’à sa cible. Ce que les Japonais entendaient réaliser par la supériorité de leur morale sacrificielle, les Américains l’accompliront par la suprématie de leur technologie matérielle. Ce que les premiers espéraient atteindre par l’entraînement psychologique, il va s’agir pour les seconds de le réaliser par des procédés purement techniques. La genèse conceptuelle du drone prend place dans une économie éthico-technique de la vie et de la mort où le pouvoir technologique vient prendre le relais d’une forme de sacrifice inexigible. Là où d’un côté il y aura de valeureux combattants, prêts à se sacrifier pour la cause, de l’autre il n’y aura plus que des engins fantômes.
On retrouve aujourd’hui cet antagonisme du kamikaze et de la télécommande. Attentats-suicides contre attentats fantômes. Cette polarité est d’abord économique. Elle oppose ceux qui possèdent le capital et la technologie à ceux qui n’ont plus, pour combattre, que leurs corps. A ces deux régimes matériels et tactiques correspondent cependant aussi deux régimes éthiques — éthique du sacrifice héroïque d’un côté, éthique de l’autopréservation vitale de l’autre.
Drone et kamikaze se répondent comme deux motifs opposés de la sensibilité morale. Deux ethos qui se font face en miroir, et dont chacun est à la fois l’antithèse et le cauchemar de l’autre. Ce qui est en jeu dans cette différence, du moins telle qu’elle apparaît en surface, c’est une certaine conception du rapport à la mort, à la sienne et à celle d’autrui, au sacrifice ou à la préservation de soi, au danger et au courage, à la vulnérabilité et à la destructivité. Deux économies politiques et affectives du rapport à la mort, celle que l’on donne et celle à laquelle on s’expose. Mais aussi deux conceptions opposées de l’horreur, deux visions d’horreur.
Richard Cohen, éditorialiste au Washington Post, a livré son point de vue : « Pour ce qui est des combattants talibans, non seulement ils ne chérissent pas la vie, mais ils la gaspillent gratuitement dans des attentats-suicides. Il est difficile d’imaginer un kamikaze américain (6). » Il insiste : « Un kamikaze américain, ça n’existe pas. Nous n’exaltons pas les auteurs d’attentats-suicides, nous ne faisons pas parader leurs enfants devant les caméras de télévision pour que d’autres enfants les jalousent d’avoir un parent mort. Pour nous, c’est gênant. Ça nous glace. C’est franchement répugnant. » Et d’ajouter, complaisant : « Mais peut-être nous sommes-nous mis à trop chérir la vie (7). »
Ce qui est donc « gênant », « glaçant », « répugnant », c’est d’être prêt à mourir dans sa lutte, et de s’en glorifier. La vieille idole du sacrifice guerrier, tombée directement de son piédestal dans l’escarcelle de l’ennemi, est devenue le pire des repoussoirs, le comble de l’horreur morale. Au sacrifice, incompréhensible et ignoble, que l’on interprète immédiatement comme un mépris de la vie sans s’aviser qu’il implique peut-être plutôt d’abord un mépris de la mort, on oppose une éthique de l’amour de la vie — dont le drone est sans doute l’expression achevée.
Coquetterie ultime, on concède que « nous », la vie, nous la chérissons tellement que nous la couvons sans doute parfois de façon excessive. Un trop-plein d’amour qui serait pour sûr excusable si tant d’autocomplaisance ne faisait suspecter l’amour-propre. Car, contrairement à ce que l’auteur affiche, c’est bien « nos » vies, et pas « la » vie en général, que « nous » chérissons. Si le cas du kamikaze américain est inconcevable, case vide sur la carte du pensable, c’est parce que ce serait un oxymore. La vie, ici, ne saurait se nier elle-même. Et pour cause : elle ne nie que celle des autres.
Qu’est-ce qui est « lâche » ?
Interrogé par un journaliste qui souhaitait savoir s’il était « vrai que les Palestiniens ne se soucient pas de la vie humaine, même de celle de leurs proches », Eyad El-Sarraj, directeur du programme de santé mentale de Gaza, fit pour sa part cette réponse : « Comment pouvez-vous croire en votre propre humanité si vous ne croyez pas en l’humanité de l’ennemi (8) ? »
Horreur pour horreur, en quoi serait-il moins horrible de tuer sans s’exposer à perdre la vie que de le faire en partageant le sort de ses victimes ? En quoi une arme permettant de tuer sans aucun danger serait-elle moins répugnante que l’opposé ? L’universitaire britannique Jacqueline Rose, s’étonnant du fait que « lancer des bombes à fragmentation depuis les airs soit non seulement considéré comme moins répugnant, mais aussi, pour les dirigeants occidentaux, comme supérieur moralement », s’interroge : « La raison pour laquelle mourir avec votre victime doit être considéré comme un plus grand péché que de vous épargner vous-même en le faisant, cela n’est pas clair (9). » Un « anthropologue venu de Mars, ajoute Hugh Gusterson, pourrait remarquer que beaucoup, au Proche-Orient, ressentent les attaques de drones américains exactement comme Richard Cohen les attentats-suicides. Les attaques de drones y sont largement perçues comme lâches, parce que leurs pilotes tuent des gens sur le terrain depuis l’espace sécurisé d’un cocon climatisé dans le Nevada, sans le moindre risque d’être jamais tué par ceux qu’il attaque (10) ».
L’anthropologue Talal Asad suggère que l’horreur suscitée par les attentats-suicides dans les sociétés occidentales repose sur le fait que l’auteur de l’attentat, par son geste, interdit a priori tout mécanisme de justice rétributive : en mourant avec sa victime, en coagulant en un seul acte crime et châtiment, il rend la punition impossible et désactive ainsi le ressort fondamental d’une justice pensée sur le mode pénal. Il ne pourra jamais « payer pour ce qu’il a fait ».
L’horreur que suscite l’idée d’une mort administrée par des engins sans pilote tient sans doute à quelque chose de similaire : « L’opérateur de drone, ajoute Gusterson, est également une image miroir de l’attentat-suicide en ce sens qu’il s’écarte lui aussi, quoique dans une direction opposée, de notre image paradigmatique du combat (11). »
Grégoire Chamayou
(1) Directeur de la robotique au Centre des systèmes de guerre navale et spatiale de San Diego (Spawar). Cité par Peter W. Singer, Wired for War : The Robotics Revolution and Conflict in the 21st Century, Penguin Books, New York, 2009.
(2) Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Gallimard, Paris, 1991 (1re éd. : 1955).
(3) Ibid.
(4) Vladimir K. Zworykin, « Flying Torpedo with an Electric Eye », 1934, dans Arthur F. Van Dyck, Robert S. Burnap, Edward T. Dickey et George M.K. Baker (sous la dir. de), Television, vol. IV, RCA, Princeton, 1947.
(5) Ibid.
(6) Richard Cohen, « Obama needs more than personality to win in Afghanistan », The Washington Post, 6 octobre 2009.
(7) Richard Cohen, « Is the Afghanistan surge worth the lives that will be lost ? », The Washington Post, 8 décembre 2009.
(8) « Suicide bombers : Dignity, despair, and the need for hope. Interview with Eyad El Sarraj », Journal of Palestine Studies, Washington, vol. 31, no 4, été 2002 ; cité par Jacqueline Rose, « Deadly embrace », London Review of Books, vol. 26, no 21, 4 novembre 2004.
(9) Jacqueline Rose, ibid.
(10) Hugh Gusterson, « An American suicide bomber ? », Bulletin of the Atomic Scientists, 20 janvier 2010.
(11) Ibid.
«La guerre devient un télétravail pour employés de bureau»
(Mis à jour: )
Interview Dans «Théorie du drone», le philosophe Grégoire Chamayou se penche sur les questionnements juridiques et moraux soulevés par une arme qui confère une immunité physique unilatérale.
Chercheur en philosophie au CNRS, Grégoire Chamayou vient de publier Théorie du Drone, qui se veut la suite de son précédent essai, les Chasses à l’homme. Il y expose les problèmes éthiques, psychologiques et juridiques que pose cette arme des temps modernes.
Comment un philosophe en vient-il à s’intéresser aux drones ?
Le drone, c’est un «objet violent non identifié», qui met en crise les catégories de pensée traditionnelles. Un opérateur appuie sur un bouton en Virginie, et quelqu’un meurt au Pakistan. Lorsqu’elle est écartelée entre des points aussi distants, où a lieu l’action de tuer ? Cela produit des crises d’intelligibilité dont la philosophie doit rendre compte. Ce livre, Théorie du drone, est la suite du précédent, les Chasses à l’homme : le drone armé est l’emblème des chasses à l’homme militarisées contemporaines. Et certains philosophes travaillent, aux Etats-Unis et en Israël, main dans la main avec les militaires pour développer ce que j’appelle une «nécroéthique» visant à justifier les assassinats ciblés. Il y a donc urgence à répliquer. Quand l’éthique est enrôlée dans l’effort de guerre, la philosophie devient un champ de bataille.
Les militaires auraient à ce point besoin de justifier l’usage des drones ?
Le drone apparaît comme l’arme du lâche, celui qui refuse de s’exposer. Il ne requiert aucun courage, il désactive le combat. Cela provoque des crises profondes dans les valeurs guerrières. Or les militaires ont besoin de justifications. C’est là qu’interviennent les «éthiciens militaires» : leurs discours servent à abaisser les coûts réputationnels associés à l’emploi d’une arme perçue comme odieuse. Et ceci quitte à mettre le sens des mots sur la tête, puisqu’ils affirment que le drone – engin sans homme à son bord – est la plus humaine des armes…
Comment les Américains en sont-ils venus à développer l’usage des drones ?
Après le 11 Septembre, Bush déclarait que les Etats-Unis étaient entrés dans une nouvelle forme de guerre : une chasse à l’homme internationale. Ce n’était pas qu’un slogan. Des stratèges ont défini la doctrine correspondante. Une doctrine non plus axée sur le combat, mais sur la traque. L’idée est de s’arroger le droit de poursuivre les proies partout dans le monde, au mépris des frontières. Le drone «chasseur tueur» est aujourd’hui l’instrument de la doctrine antiterroriste officieuse de la Maison Blanche : tuer plutôt que capturer. Avec un drone, vous ne pouvez pas faire de prisonnier. Quand Obama dit qu’il veut fermer Guantánamo, c’est qu’il a choisi le drone Predator à la place. On règle le problème de la détention arbitraire par l’exécution extrajudiciaire.
La question qui se pose, c’est celle du droit de tuer du souverain démocratique. Depuis que les drones ont servi à tuer des citoyens américains, le débat est très vif aux Etats-Unis. A partir du moment où, hors du cadre de la légitime défense, on peut tuer ses propres citoyens à l’étranger, où est la limite ? Est-ce que ce type d’armes peut, par exemple, être utilisé sur le territoire national ? Les projets de drones policiers pointent leur nez… C’est ainsi qu’on voit se constituer, aux Etats-Unis, un arc contestataire large, rassemblant les défenseurs des libertés, la gauche antiguerre, mais aussi la droite libertarienne.
En France, étrangement, il n’y a pas de débat sur le sujet…
L’opinion publique est très peu informée. Pourtant, Jean-Yves Le Drian veut acheter des Reaper américains, c’est-à-dire des drones chasseurs-tueurs, pas des drones de surveillance ! Ils seront vendus non armés, nous dit-on, mais c’est la condition pour accélérer la procédure d’exportation. Il suffira de les équiper ensuite. Et ce qui m’inquiète, c’est que ce type de décisions ne fait pas débat. Si un ministre de la Défense avait annoncé son intention d’importer les techniques de torture de la CIA, il aurait provoqué un tollé ! Un gouvernement ne peut pas décider d’adopter de telles armes sans débat. Y compris dans le détail, il y a des questions qui se posent : qui va former les opérateurs ? Depuis quel pays vont-ils commander leurs appareils ? S’ils sont formés par les Américains, cela signifie-t-il que la France va adopter le même genre de stratégie ?
A quelle stratégie faites-vous allusion ?
Le drone est devenu l’arme par excellence de la guerre contre-insurrectionnelle à l’américaine. On passe d’un paradigme terrestro-centré à un modèle aéro-centré : contrôle par les airs plutôt qu’occupation. On le sait peu en France, mais il y a actuellement un débat intense parmi les stratèges américains de la contre-insurrection. Certains demandent même un moratoire sur l’usage des drones, à l’image de David Kilcullen, ancien conseiller du général Petraeus. Leur inquiétude, c’est qu’on est en train de remplacer une stratégie par un gadget, en sous-estimant les effets contre-productifs sur les populations. En imposant une terreur indiscriminée, les drones, inaptes à «gagner les cœurs et les esprits», alimentent paradoxalement la menace que l’on prétend éradiquer. Ce que rétorquent les partisans de la contre-insurrection par les airs, c’est qu’il suffit de «tondre» régulièrement : dès que des têtes repoussent, on les tue. On promet une guerre sans défaite, mais ce sera aussi une guerre sans victoire…
A-t-on assez de recul sur cette forme de guerre pour pouvoir en tirer des enseignements ?
Oui, en un sens, on a la chance d’avoir plus de dix ans de recul. Au Kosovo, en 1999, le drone n’était qu’un instrument de surveillance et de reconnaissance. Le Predator repérait les cibles, mais il ne pouvait pas tirer. C’est là qu’émerge l’idée de l’équiper de missiles antichars. Au moment du 11 Septembre, l’arme était prête, le Predator était devenu un prédateur. Or cette généalogie est très instructive : le Kosovo, c’est la guerre aérienne à zéro mort dans son camp. L’Otan avait décidé de faire voler ses avions à 15 000 pieds [environ 4 500 m, ndlr], hors d’atteinte des tirs ennemis, au détriment de la précision des frappes : on mettait les vies des pilotes au-dessus des vies des civils kosovars qu’on était censés protéger. Les théoriciens de la guerre juste furent scandalisés par ce nouveau principe d’immunité du combattant national. Le philosophe Michael Walzer s’interrogeait à l’époque : la guerre sans risques est-elle permise ? Il citait Camus : on ne peut pas tuer si on n’est pas prêt à mourir. Il y a une crise métajuridique du droit de tuer.
Qu’entendez-vous par là ?
La guerre se définit comme un moment durant lequel, sous certaines conditions, l’homicide est décriminalisé. Si l’on concède à l’ennemi le droit de nous tuer impunément, c’est parce que l’on entend avoir le même droit à son égard. Cela se fonde sur un rapport de réciprocité. Mais que se passe-t-il lorsque cette réciprocité est annulée a priori, dans sa possibilité même ? La guerre dégénère en abattage, en exécution.
Une question se pose pour l’administration américaine : dans quel cadre légal ces frappes ont-elles lieu ? Quand on le lui demande, elle refuse de répondre. Du coup, quels seraient les cadres légaux envisageables ? Il y en a juste deux. Le premier, c’est le droit des conflits armés, où l’usage d’armes de guerre n’est licite que dans des zones de conflit armé. Le problème, c’est que les frappes américaines au Yémen, au Pakistan, etc., ont lieu hors zone de guerre. Autre principe : il est interdit à des civils de prendre part à des conflits armés. Or, une grande partie des frappes de drones, aux Etats-Unis, sont opérées par des gens de la CIA (des civils). Ils pourraient donc être poursuivis comme criminels de guerre. Le second cadre possible, c’est le law enforcement, en gros, le droit de police. Mais, là, il faut une gradation dans la force : capturer plutôt que tuer – n’utiliser la force létale qu’en dernière extrémité, face à une menace directe, écrasante, imminente. Or, avec le drone, il n’y a pas de gradation possible : soit on s’abstient, soit on tue. L’administration américaine est prise dans un dilemme juridique, d’où son silence gêné…
Mais la précision des drones ne permet-elle pas de mieux cibler ?
Le droit des conflits armés impose aux belligérants de ne cibler directement que des combattants, pas des civils. Les partisans des drones affirment que, grâce à leur «veille persistante», ils permettent de mieux établir cette distinction. Sauf que, lorsqu’on remplace les troupes au sol par des drones, il n’y a plus de combat. A quoi peut-on alors voir la différence, à l’écran, entre la silhouette d’un non-combattant et celle d’un combattant sans combat ? A rien. On ne peut plus la constater, seulement la soupçonner. De fait, la majorité des frappes américaines ont lieu contre des individus dont on ne connaît pas l’identité exacte. En croisant des cartes d’itinéraires, des relevés d’appels téléphoniques, on établit des profils. C’est la méthode du pattern of life analysis : votre mode de vie nous dit qu’il y a, mettons, 90% de chance que vous soyez un militant hostile, donc nous avons le droit de vous tuer. Mais là, on glisse dangereusement de la catégorie de combattants, à celle, très élastique, de militants présumés. Cette technique de ciblage implique d’éroder le principe de distinction, pierre angulaire du droit international.
Est-ce là le seul danger ?
Un des principaux arguments des politiques, c’est la préservation des vies nationales : même les militaires ne mourront plus ! Mais, à partir du moment où les vies militaires se dérobent à l’ennemi, sur quel type de cibles les représailles vont-elles se déplacer ? Sur les civils… Des attentats par drone amateur, à moyen terme, c’est un scénario vraisemblable…
Il y a aussi la question du contrôle démocratique. Kant dit que la décision de la guerre doit être prise par les citoyens. Parce qu’ils sont les instruments de la guerre, comme ils en paieront le prix, ils vont décider avec circonspection, et limiter le recours à la force armée. C’est la théorie, très optimiste, du pacifisme démocratique. Mais vous voyez que le drone perturbe ce beau schéma. Quand un agent peut externaliser les coûts de sa décision, il tend à décider à la légère : c’est l’effet pervers de «l’aléa moral». La théorie du pacifisme démocratique se retourne alors en militarisme démocratique. Le drone apparaît en ce sens aussi comme un remède aux contestations politiques internes des guerres impériales. Les stratèges américains qui ont préconisé la généralisation de ces armes avaient clairement cet agenda en tête après les échecs au Vietnam.
L’engouement pour cette arme fait aussi penser aux jeux vidéo…
Il y a en effet tout un discours qui critique la «mentalité Playstation» des opérateurs de drones mais, pour moi, c’est un cliché, j’essaie d’affiner l’analyse. Souvent, quand on fait cette critique, on ajoute : «Ils ne savent pas qu’ils tuent». Il est évident qu’ils savent qu’ils tuent ! La question, c’est plutôt : à partir de quel savoir le savent-ils ? En quoi cette technique produit-elle une forme d’expérience spécifique de l’homicide ? Il y a des effets d’amortisseur moral : on voit juste assez pour tuer, mais pas tout : ni le visage, ni les yeux. Surtout, on ne se voit jamais dans le regard de l’autre. C’est une expérience disloquée, hémiplégique. Les opérateurs cloisonnent, ils tuent la journée et rentrent à la maison le soir. La guerre devient un télétravail, accompli par des employés de bureau, très loin des images à la Top Gun. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que les premières contestations du drone aient été le fait de pilotes de l’Air Force. Ils refusaient la déqualification de leur travail, mais ils luttaient aussi pour le maintien de leur prestige viril…
A propos de virilité, le nom technique donné au drone prête à sourire, si l’on peut dire…
Les noms sont révélateurs. Predator, c’est le prédateur, Reaper, la faucheuse. Ce sont des images de bêtes de proie. Il y a aussi ce tee-shirt à la gloire du Predator sur lequel on peut lire : «Vous pouvez toujours courir, mais vous mourrez fatigué.» En anglais, drone se dit unmanned vehicle, ce qui signifie littéralement «des-hommé», mais on pourrait dire aussi «dévirilisé». Il est en effet cocasse qu’une catégorie de drones ait été baptisée «Male», pour Medium Altitude Long Endurance en anglais (moyenne altitude et longue endurance en français)… Une étiquette prometteuse, sans doute, mais cela suffira-t-il à les faire accepter ?
Théorie du drone de Grégoire Chamayou, éditions la Fabrique, 364 pp., 14 €.