Le sociologue Marwan Mohammed, co-auteur d’un ouvrage sur l’islamophobie, explique les mécanismes à l’œuvre dans la montée de ce racisme renouvelé. Un racisme dont seraient responsables les «élites» françaises, de gauche comme de droite. Entretien.
Les actes islamophobes sont en augmentation en France. Surtout depuis dix ans. Comment l’expliquer ? C’est justement l’objectif des sociologues Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat, qui viennent de publier un livre au sous-titre percutant: Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman ». Ou comment l’islamophobie est peu a peu devenue l’arme favorite d’un racisme, largement partagé, qui ne dit pas son nom.
Au départ, les deux chercheurs ne sont pas spécialistes en la matière. «Mais en 2011, on a été frappés d’un décalage: d’une part, la prégnance de l’islamophobie notamment dans les quartiers populaires, et d’autre part le silence du milieu académique sur la question», indique Marwan Mohammed, chargé de recherche au CNRS.
De passage hier sur Amiens pour une conférence à l’Espace Dewailly, Marwan Mohammed explique pour Le Télescope comment fonctionne la fabrique du «problème musulman». Entretien.
Le Télescope d’Amiens : Le 21 novembre, la directrice d’une école maternelle de Méru (Oise) a refoulé une maman voilée qui était venue aider à la préparation du goûter de Noël. C’est nouveau, ce genre de pratiques discriminatoires ?
Marwan Mohammed : Ce n’est pas quelque chose de nouveau. Depuis la loi de mars 2004 [sur l’interdiction des signes religieux à l’école, ndlr], on assiste à une propagation des discriminations par capillarité. La loi a légalisé l’exclusion de filles de l’école publique mais elle a aussi ouvert d’autres fronts. Elle a créé un appel d’air. Des filles, des femmes, des parents d’élève, sont maintenant refoulées d’autres espaces sociaux.
À la rentrée 2012, une circulaire du ministre de l’Éducation, Luc Chatel, a légitimé l’interdiction, pour les mères voilées, de participer aux sorties scolaires. Aujourd’hui, il y a un débat sur le voile dans le monde du travail, notamment dans le domaine de la petite enfance, mais aussi à l’université.
Dans le cas de l’école maternelle de Méru, la maman faisait plutôt preuve d’ouverture en participant à la préparation du goûter de Noël. Et elle s’est vue refoulée.
C’est ce que vous appelez la «nouvelle laïcité» ?
C’est l’extension du principe de neutralité laïque au delà des institutions publiques et de leurs représentants. Cette expression n’est pas de nous. En 2003, le rapport de François Baroin [alors vice-président de l’Assemblée nationale, ndlr] s’intitule Pour une nouvelle laïcité. C’est une laïcité en rupture avec celle, libérale, de 1905, promue avec brio par Aristide Briand, qui ne concernait pas le privé ou les usagers des services publics.
Demain, avec cette nouvelle conception extensive et antimusulmane de la laïcité, s’il est décidé qu’un boulanger ou un pharmacien assument une mission de service public, interdira-t-on l’accès des femmes voilées à ces professions ou à ces espaces ? Cette mécanique est liberticide et il serait naïf de considérer que ces atteintes aux libertés des musulmans renforcent la démocratie, la laïcité ou la « république ».
En France, la première «affaire du voile» date de 1989. À l’époque, ceux qui veulent l’interdire à l’école sont minoritaires. En 2003, ils deviennent majoritaires. Que s’est-il passé dans cet intervalle de temps ?
Pour comprendre, il est intéressant de regarder comment a évolué, depuis 1989, le Haut conseil à l’intégration (HCI). En 1989, c’est un lieu où les membres ont des positions diversifiées, qui s’appuient sur les sciences sociales de terrain pour comprendre les phénomènes qu’ils traitent. Au fur et à mesure, et notamment avec l’arrivée de la droite au pouvoir, les choses changent.
D’abord dans la composition des membres du HCI. Les nouveaux membres se distinguent par une certaine défiance à l’égard de la présence musulmane, ne s’intéressent plus aux sciences sociales et préfèrent se référer à des témoignages édifiants. Des témoins qui, par ailleurs, défendent tous l’idée sous-jacente qu’on se trouve face à une offensive intégriste et que les filles voilées sont en première ligne.
Petit à petit, au sein du HCI, s’est renforcée l’idée que l’islam pose problème. Et que, comme solution, il ne pouvait y avoir rien d’autre que l’exclusion. Le premier aboutissement de cette évolution, c’est la loi de mars 2004.
Le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) note une multiplication par cinq, entre 2005 et 2011, des actes de rejet à l’égard des musulmans. Ces chiffres sont-ils fiables ?
Les données disponibles qui permettent de chiffrer les discriminations sont de nature différentes. Il y a les déclarations des victimes, des enquêtes, des sondages, etc. Mais elles ont toutes un point commun : le niveau élevé de rejet de l’islam, sans oublier le fait que toutes ces données convergent.
Les jeunes générations de musulman(e)s sont plus enclines à dénoncer les discriminations dont elles sont victimes. Pourquoi ?
On retrouve ce clivage générationnel pour toutes les formes de discriminations. Plus les individus sont jeunes et diplômés, plus leur sensibilité et leur propension à la dénonciation augmentent. Cela se traduit aussi au niveau des mobilisations : les mosquées ou les instances «représentatives», qui sont tenues par des générations plus âgées, ne sont pas très mobilisées dans la lutte contre les discriminations.
L’actualité internationale, comme les attentats terroristes du 11 septembre 2001, a-t-elle une influence en France sur l’islamophobie ?
Il y a eu un petit pic après 2001. Mais la construction de l’islamophobie date de plus longtemps. Déjà en 1984, dans les usines de Citroën-Aulnay et Talbot-Poissy, un conflit de classe opposant des ouvriers grévistes marocains d’un côté, le patronat et le gouvernement Mauroy de l’autre, avait été requalifié en «grève intégriste» «chiite» en référence à la révolution islamique en Iran et à la mort de dizaines de soldats français au Liban. Or, les revendications des ouvriers étaient d’abord sociales et beaucoup étaient originaires du Maroc et sunnites.
On parle des années 1980 mais l’islamophobie s’ancre aussi dans le passé colonial ?
Bien avant, même ! Dès l’émergence de l’islam au VIIe siècle. L’histoire n’est pas linéaire, il y a aussi eu des périodes «d’islamophilie» en Europe qui appellent de la nuance, mais la vision qui domine à travers l’histoire est celle d’un islam arriéré, barbare, et irrationnel. Que ce soit avec les Ottomans, les Turcs, les Sarrasins, etc. L’archive antimusulmane est riche de figures repoussoirs.
La période coloniale a notamment permis la théorisation de cette vision. On a alors justifié scientifiquement l’inégalité des races et des cultures. Aujourd’hui encore, cette théorisation n’a pas été déconstruite et s’exprime régulièrement dans l’espace public, non plus au nom de l’inégalité biologique des races, mais au nom d’une hiérarchie entre des «civilisations» essentialisées.
Pourquoi, en France, y a-t-il polémique sur le terme «islamophobie» ?
Nommer, c’est classer, c’est construire le réel. Il est donc plutôt sain qu’il y ait un débat sur les mots. Mais en France, il y a une spécificité : à partir de 2003, le mot «islamophobie» n’a pas été seulement discuté mais tout simplement banni. C’est parti d’un texte de Caroline Fourest [journaliste, rédactrice en chef de la revue Prochoix, ndlr] dans lequel elle explique que le mot «islamophobie» a été inventé par les mollahs iraniens en 1979, ce qui est faux [le mot a été inventé par des ethnologues français au début du XXe siècle, ndlr]. Or, malgré ses limites, ce mot peut être utile.
Quelle définition en donnez-vous ?
C’est la réduction de l’Autre musulman, réel ou supposé, à son essence religieuse. Cela veut dire considérer la partie pour le tout. Par exemple, on va sommer les musulmans de France de se désolidariser des pires horreurs commises au nom de l’islam à l’autre bout de la Terre.
Comme si les musulmans formaient un tout homogène. C’est une vision essentialiste : on élimine toutes les pluralités identitaires et communautaires chez les musulmans pour considérer leur essence religieuse avant tout. Ça n’a aucun sens, ni sociologiquement, ni intellectuellement. Mais ça révèle un enjeu majeur: la légitimité de la présence musulmane en France.
Vous écrivez : «La construction d’un « problème musulman »constitue un des principaux vecteurs d’unification des « élites »françaises». Qu’est-ce que ça veut dire ?
En Europe, les mouvements islamophobes proviennent essentiellement de l’extrême droite. Pas en France où un certain nombre de partis et de mouvements politiques, de droite mais aussi de gauche, véhiculent ces idées et participent activement à la construction du «problème musulman» et ainsi, à mobiliser une partie de la population contre une autre. L’une des spécificités françaises, c’est peut être la position de la gauche sur le sujet.
Si pour la droite, l’islamophobie repose sur une rhétorique nationaliste et identitariste plus assumée quoique maquillée d’un masque progressiste. Pour la gauche, cela renvoie avant tout à la place de la laïcité et à la sécularisation qui s’est opérée dans le pays, ainsi que pour certaines franges, d’une hostilité envers les religions en tant que telles.
Face à l’islamophobie, les mouvements antiracistes sont divisés.
À coté de la LDH [Ligue des droits de l’Homme, ndlr] et du Mrap [Mouvement contre le racisme et l’amitié entre les peuples, ndlr], qui ne nient pas l’islamophobie même s’ils s’investissent assez peu, SOS-Racisme et la Licra ne souhaitent absolument pas se mobiliser.
Pourquoi ces divisions ?
Pour ces organisations, le critère religieux n’a pas le même statut que la couleur de peau, le sexe ou le handicap dans la mesure où la religion n’est pas un critère hérité mais acquis.
D’autre part, toutes les grandes fédérations antiracistes en France et en Europe sont historiquement liées à la question de l’antisémitisme. Beaucoup d’organisations voient d’un mauvais œil la lutte contre l’islamophobie. Ils craignent que cette lutte fasse de l’ombre à la lutte contre l’antisémitisme qui doit demeurer centrale. Par ailleurs, les organisations antiracistes qui luttent contre l’islamophobie (LDH, Mrpa, CCIF) sont parfois engagées dans la lutte pour les droits du peuple palestinien. Ce qui en fait souvent des ennemis politiques pour les organisations et intellectuels rangés du côté du gouvernement israélien.
Les féministes aussi sont divisées sur la question du voile.
Oui, il y a globalement trois postures chez les féministes. La posture majoritaire, c’est celle défendue par le Collectif national pour les droits des femmes (CNDF). Il part du principe que le voile est par essence un symbole patriarcal mais qu’il ne faut pas de lois d’exclusion des femmes, comme celle de mars 2004.
Ensuite, de manière minoritaire, il y a les féministes islamophobes qui se servent du voile pour contester la présence musulmane en France. Et puis, il y a un petit courant du féminisme matérialiste, historiquement représentée par Christine Delphy, sensible aux thèses du Black feminismétats-unien, qui considère que le féminisme historique est ethnocentrique. Qu’il faut l’interroger et envisager la pluralité des formes d’émancipation des femmes. Mais surtout, qui constate que les femmes sont les principales victimes des paroles, des discriminations ainsi que des violences islamophobes en France et ailleurs.
Islamophobie, comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman »,
par Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed,
aux éditions La Découverte.