Frantz Fanon : la vie oubliée du damné de la terre
Publié le 11 décembre 2013 à 16:03 par Kévin Victoire
Il y a 52 ans, presque jour pour jour, mourrait Frantz Fanon non loin de Washington. La mémoire humaine est souvent trop sélective. Il paraît aussi que nul n’est prophète chez lui. C’est le cas de Fanon, penseur français d’origine martiniquaise et révolutionnaire algérien, qui demeure largement méconnu en France, en Martinique comme en Algérie. Le psychiatre reste pourtant une figure majeure pour tous les révolutionnaires tiers-mondistes, souvent africains et afro-américains – un paradoxe qui ne fait que refléter la complexité de celui qu’Aimé Césaire qualifiait de « premier penseur de la colonisation et de la décolonisation ». Rappelons à notre bon souvenir, aux côtés des fanoniens Matthieu Renault et Magali Bessone, l’auteur du légendaire essai Les Damnés de la terre.
Intellectuel incontournable pour certains, révolutionnaire exemplaire pour d’autres, initiateurs de la violence et danger pour l’Occident pour les derniers, Frantz Fanon est assurément de ceux qui ne font pas consensus. Ce paradoxe tient sans nul doute à la radicalité de ses écrits et de son action. Inspirateur du FLN, de la décolonisation africaine ou encore du Black Panther Party, il ne pouvait pas faire l’unanimité. Chose un peu plus surprenante : si Fanon est très connu des milieux militants et intellectuels, son nom n’a que peu été porté aux oreilles d’un public plus large.
Frantz Fanon, le révolutionnaire
Né en 1925, à Fort-de-France, Frantz Fanon est issu d’une famille nombreuse de la petite bourgeoisie. Jeune, il connait la Martinique pétainiste de l’amiral Robert, marquée par les pénuries alimentaires et la division raciste de la société. Il fréquente le Lycée Victor Schœlcher, où il a comme professeur Aimé Césaire, puis s’engage à dix-sept ans dans la résistance avec son ami Marcel Manville au sein de l’armée du général de Lattre de Tassigny. Après un retour en Martinique pour obtenir son baccalauréat, le futur révolutionnaire s’installe à Lyon afin d’effectuer des études de médecine pour devenir psychiatre. Il suit en parallèle des cours de psychologie et de philosophie, notamment ceux de Maurice Merleau-Ponty, qu’il admire, et de l’ethnologue Leroi-Gourhan. Dans le même temps, d’après son amie et biographe Alice Cherki, il dévore les ouvrages de Marx qu’il apprécie particulièrement, mais ne lira jamais Le Capital, ceux de Lévi-Strauss, de Mauss, de Hegel, de Heidegger, de Lénine ou encore de Trotsky. Il garde cependant un mauvais souvenir de cette époque : c’est à l’université qu’il découvre un monde profondément raciste.
Après sa thèse en 1951, il rédige son premier ouvrage théorique, Peau noire, Masques blancs : un pamphlet où le Martiniquais analyse le racisme et le colonialisme d’un point de vue psychanalytique. Il se borne à décrire la double aliénation – du colonisé et du colon – qui apparaît dans les sociétés coloniales. Un thème qu’il étendra par la suite à toute forme de système de domination et qui restera central dans toute son œuvre. Démarrant par une citation d’Aimé Césaire, « Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme. » tiré du Discours sur le colonialisme, ce livre ne fait pas de concession. Plus qu’une simple analyse sociale, Fanon entend bien « libérer l’homme de couleur de lui-même » et commence dès lors un nécessaire militantisme : « L’objectivité scientifique m’était interdite, car l’aliéné, le névrosé, était mon frère, était ma sœur, était mon père ». Cet ouvrage fait l’effet d’une bombe : très mal reçu en France, il sera même un temps interdit à la vente.
« Son livre est interdit en France dès sa sortie : le ministère de l’intérieur de l’époque déclare qu’il « menace la sécurité de l’État ». »
Ce ne sera pas sur les terres qui le virent naître que le psychiatre mènera ses plus grands combats : la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane s’engagent en 1946 dans la voie de la départementalisation sous l’impulsion d’Aimé Césaire. Les camarades insulaires de Frantz Fanon ne sont pas prêts pour l’indépendance et l’intellectuel le sait. Les Antillais verront ainsi éternellement en lui un homme qui a davantage lutté pour les autres que pour les siens. Ce paradoxe, Césaire l’a très bien compris quand il déclare : « Le tragique ? C’est que sans doute cet Antillais n’aura pas trouvé des Antilles à sa taille et d’avoir été, parmi les siens, un solitaire ». Simone de Beauvoir, qui le connaissait bien, écrit dans son autobiographie La Force des choses : « On le sentait tout de même gêné de ne pas militer dans son pays natal ».
C’est donc en Algérie qu’il livrera bataille. En 1953, il est nommé médecin-chef d’une division de l’hôpital psychiatrique de Blida-Jionville. Là-bas, il côtoie au quotidien le colonisé qui est son patient. Il explore de très près la détresse et la douleur algériennes. Il doit s’opposer à l’École algérienne de psychiatrie d’Antoine Porot qui décrit l’Algérien comme « un menteur, un voleur, un fainéant et un débile ». Pour Fanon, il ne fait aucun doute que c’est le système colonial qui déshumanise les Algériens. Il n’occupe ce poste que trois ans ; dès 1954, la Révolution algérienne se met en place et le psychiatre la soutient. Fanon démissionne deux ans plus tard pour rejoindre le Front de libération nationale (FLN). L’année d’après, il est expulsé d’Algérie et rejoint Tunis où il collabore à El Moudjahid, organe de presse du FLN. Il fait ensuite partie de la délégation algérienne au congrès panafricain d’Accra, au Ghana, en 1959, puis devient l’ambassadeur du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) auprès de l’Afrique noire.
Il écrit dans la foulée son troisième livre : L’An V de la révolution algérienne, sociologie d’une révolution. En 1960, il fait la rencontre de Jean-Paul Sartre : l’admiration est réciproque depuis longtemps déjà. Le philosophe existentialiste préface l’œuvre majeure de Fanon, Les Damnés de la Terre. À la fois manifeste en faveur de la décolonisation, analyse de la violence inhérente aux sociétés coloniales (« Le colonialisme […] est la violence à l’état de nature »), ce livre est interdit en France dès sa sortie : le Ministère de l’intérieur déclare alors qu’il « menace la sécurité de l’État ». Il ne manquera pourtant pas de s’imposer comme une œuvre essentielle au sein des mouvements tiers-mondistes et anticolonialistes. Atteint d’une leucémie, Fanon décède le 6 décembre 1961 à Washington, quelques mois avant l’indépendance algérienne. Quantitativement pauvre, son œuvre est néanmoins dense et sa pensée, en plus d’être encore trop ignorée, est souvent mal comprise.
Frantz Fanon, penseur de la colonisation
La pensée de Fanon est très liée à sa formation de psychiatre. En tant que marxiste, il s’intéresse naturellement à la structure sociale des sociétés qu’il analyse, mais sa profession le pousse à réfléchir plus particulièrement à l’aliénation. Il n’est pas tout à fait exact de le considérer, d’une façon exclusive et cloisonnée, comme un penseur des colonisés : c’est tout le colonialisme, qui crée une double aliénation sur le colonisé comme sur le colon, qu’il examine dans son œuvre. Peau noire, Masque blanc jette les bases de cette étude en profondeur. Le psychiatre se penche d’abord sur les rapports entre noirs et blancs : le Noir, animalisé par le système colonial inégalitaire par essence est emprisonné par le colonialisme même s’il peut provoquer différents types de réactions sur lui (« le Noir qui veut blanchir sa race est aussi malheureux que celui qui prêche la haine du Blanc ») ; le Blanc est juridiquement et socialement supérieur au Noir. Chacun intériorise en lui ce rapport et accepte volontiers les clichés racistes. Et ce rapport poursuit Fanon, n’est pas le propre des sociétés coloniales : il existe également en France car le problème est avant tout le racisme en tant que fait de société.
Le rap et Frantz Fanon
Si Fanon est un oublié de l’intelligentsia française, le rap français lui est largement reconnaissant. Les fanonistes les plus remarqués sont certainement ceux qui appartiennent à l’école du « rap de fils d’immigrés » qui est composée de La Rumeur, Anfalsh (et sa tête d’affiche, Casey), Al ainsi que de Shéryo et du groupe Less du Neuf à une époque. Engagés et réfléchis, ces rappeurs ont toujours eu pour priorité de dénoncer les injustices qui frappaient principalement les minorités en France. Il n’est donc pas illogique de retrouver dans leurs musiques des références au penseur antillais. La Rumeur est sans aucun doute le groupe qui montre le plus souvent sa sympathie pour Fanon : on peut apercevoir un exemplaire des Damnés de la Terre sur la couverture de leur mixtape Nord Sud Est Ouest, ainsi que des références plus explicites sur Nature morte ou Le chant des Casseurs. De son côté, Casey n’hésite pas à parler des « pamphlets de Fanon » qu’elle bouquine.
Mais Fanon est une figure appréciée par un large éventail de rappeurs. On pourrait citer parmi eux : Médine, Disiz, M.A.P., Rockin’ Squat, Demi-Portion ou encore Rocé, qui se déclare « lecteur de Kateb, Fanon et consorts ». La raison est fort simple : le hip-hop est un mouvement qui se considère en marge de la société, du moins pour sa partie underground, et dont les activistes sont souvent issus de communautés minoritaires. Le radicalisme de Fanon, son engagement en faveur des peuples du Tiers-Monde et sa marginalité au sein des milieux intellectuels en font une icône naturelle. C’est certainement pour cela que Youssoupha, dans Noir Désir, peut clamer : « Récupérez vos Voltaire et vos Guevara / Mon histoire est écrite par Frantz Fanon et par Sankara ».
Outre-Atlantique aussi, le Martiniquais est une référence pour les milieux underground, certainement grâce au Black Panther Party. Dès les années 1970, des précurseurs comme Last Poets ou Gill Schott Heron (« Never can a man build a working structure for black capitalism./ Always does the man read Mao or Fanon ») n’hésitaient pas à faire référence au psychiatre.
Fanon n’est cependant pas reconnu uniquement dans le rap comme l’atteste le titre Year of tha Boomerang de Rage Against The Machine.
Le racisme est une doctrine qui instaure et justifie une hiérarchie fondée sur une prétendue différence biologique entre des individus d’ethnies différentes. Dans une société raciste, le racisme n’est que l’expression de la domination sociale, explique-t-il dans son livre posthume Pour la Révolution africaine: « Le racisme n’est pas un tout mais l’élément le plus visible, le plus quotidien, pour tout dire, à certains moments, le plus grossier d’une structure donnée ». La France est pour lui du mauvais côté de la barrière. Il écrit dans Peau noire, Masques Blancs : « Une fois pour toutes, nous posons ce principe : une société est raciste ou ne l’est pas. Tant qu’on n’aura pas saisi cette évidence, on laissera de côté un grand nombre de problèmes. Dire, par exemple, que le nord de la France est plus raciste que le sud, que le racisme est l’œuvre des subalternes, donc n’engage nullement l’élite, que la France est le pays le moins raciste du monde, est le fait d’hommes incapables de réfléchir correctement ».
Il décrit la société française ainsi : « Le Français n’aime pas le Juif, qui n’aime pas l’Arabe, qui n’aime pas le Nègre ». Le Noir en France subit la même aliénation que dans les pays colonisés. Il n’est qu’une minorité dans un pays raciste qui le renvoie face aux préjugés que l’on porte sur lui. Quand le Martiniquais s’installe dans l’Hexagone, il veut alors devenir Blanc et s’assimiler à lui. Il adopte le langage du Blanc et perd son accent et son créole. Fanon s’oppose alors à Sartre qui, dans Anthologie de la poésie nègre et malgache, développe l’idée que l’adoption du langage blanc par le Noir est une manière de s’opposer au colon. De son côté, le Blanc développe une relation particulière avec le Noir, qu’il ne voit jamais comme son égal. Dans la société raciste, estime Fanon, le Blanc impose ses valeurs au Noir qui perd tous repères. C’est pour cela que le psychiatre voit en la « négritude » de Césaire, Senghor et Damas une impasse, qu’il va jusqu’à qualifier de « mirage noir ».
S’il reconnaît que la négritude peut permettre aux Noirs de se libérer de l’emprise blanche, ce mouvement exalte à ses yeux une culture erronée. Pour Fanon, le repli sur la famille, la religion et les valeurs traditionnelles auraient pu être une solution si celles-ci n’avaient pas été perverties par le colonialisme. De plus, la négritude essentialise le Noir et l’enferme. À titre d’exemple, quand Senghor déclare que « l’émotion est nègre » dans L’Homme de couleur (1939), il interdit au Noir d’être un être de raison. La dernière critique de Fanon à l’encontre de ce mouvement tient au fait que le psychiatre se veut universaliste : s’il est d’accord avec Aimé Césaire sur la nécessité qu’a le Noir à prendre conscience de sa couleur, il rejette l’exaltation de prétendues valeurs noires en disant : « Pour nous, celui qui adore les nègres est aussi “malade” que celui qui les exècre ». Pour lui, briser le colonialisme impose de briser toute ethnicisation.
C’est au nom de l’universalisme que Frantz Fanon combat en Algérie. Un universalisme qui lui permet en outre d’élargir le champ de son analyse : ce n’est plus seulement le Noir et le Blanc qui l’intéressent mais le colonisé et le colon, l’opprimé et l’oppresseur, le dominé et le dominant. Il s’éloigne finalement de la dialectique marxiste et de la lutte des classes pour s’approcher de Hegel et de la dialectique de l’esclave et du maître. Fanon veut aider tous les dominés à se libérer des dominants. En Algérie, il doit s’opposer à l’École algérienne de psychiatrie : les pathologies sont diverses et fréquentes chez les indigènes algériens et cette École les explique par des défauts et des caractéristiques inhérentes aux Algériens et dont ne souffriraient pas les Européens.
Fanon démontre très rapidement qu’ils ne font que transposer leur aliénation coloniale sur leurs patients. L’exemple du voile, développé dans L’An V de la révolution algérienne, l’illustre parfaitement : à l’époque, beaucoup de voix s’élèvent pour dévoiler la femme algérienne et l’administration, estime défendre la femme dominée par le patriarcat algérien en combattant pareille coutume. Ce que Fanon remarque, c’est que ce n’est qu’un moyen d’européaniser la société algérienne. Contrairement à ses collègues, le but poursuivi par Fanon n’est pas d’adoucir la douleur du colonisé. Non, ce qu’il veut avant tout, c’est libérer le colonisé.
Frantz Fanon, penseur de la décolonisation
Une erreur répandue et qui a servi à le discréditer est de voir en Fanon un théoricien de la violence. Certes, elle est présente partout, des Damnés de la Terre jusqu’à la célèbre préface de Sartre: « Car, en le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups ; supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé ». Mais à vrai dire, la violence n’intéresse pas le psychiatre. En tout cas pas en tant que telle. Fanon veut décoloniser les opprimés et la décolonisation va plus loin que l’indépendance. C’est une liberté totale et d’abord mentale ; le théoricien entend opérer une « décolonisation des esprits ». Si cette idée est surtout présente dans Les Damnés de la Terre, elle se trouvait déjà dans Peau noire, Masques blancs lorsqu’il écrivait dans sa conclusion : « Je ne suis pas esclave de l’Esclavage qui déshumanisa mes pères ».
« Cet universalisme lui permet d’élargir le champ de son analyse. Fanon veut aider tous les dominés à se libérer des dominants. »
Comme chez Georges Sorel, la violence n’est pour Fanon qu’une réponse à une oppression et un moyen de se libérer. Ce n’est pas une fin en soi, mais tout au plus un moyen. C’est ainsi qu’il l’exprime en déclarant : « Le colonialisme n’est pas une machine à penser, n’est pas un corps doué de raison. Il est la violence à l’état de nature et ne peut s’incliner que devant une plus grande violence ». L’oppression aliène l’opprimé qui n’a plus que la violence pour lui et en lui (« La première chose que l’indigène apprend, c’est à rester à sa place, à ne pas dépasser les limites ; c’est pourquoi les rêves de l’indigène sont des rêves musculaires, des rêves d’action, des rêves agressif »). La société coloniale prive le colonisé de tout : de valeur, d’amour, de liberté et même d’air. Toute vie décente lui est interdite. Même indépendant le colonisé n’est pas libre. Pour cela il faut qu’il soit indépendant et désaliéné, ce qui suppose une renaissance du dominé (« La décolonisation est très simplement le remplacement d’une “espèce” d’hommes par une autre “espèce” d’hommes »).
Son analyse en termes de dominants et de dominés dévie de celle développée par Karl Marx et Friedrich Engels. À l’encontre des philosophes allemands, le Martiniquais ne pense pas que le prolétariat soit la seule classe révolutionnaire par essence. À l’instar de Bakounine, il estime que la paysannerie et le lumpenproletariat ont un rôle essentiel à jouer dans la Révolution. Contrairement aux pays européens, les colonies sont majoritairement rurales et les paysans y sont les plus opprimés. La paysannerie est donc la première classe à libérer. Elle doit se libérer et doit libérer la société. Le paysan de Fanon est le prolétaire de Marx. Ce sont sur ses épaules que repose la Révolution. Son diagnostic est sans appel : «Il est clair que, dans les pays coloniaux, seule la paysannerie est révolutionnaire. Elle n’a rien à perdre et tout à gagner. Le paysan, le déclassé, l’affamé est l’exploité qui découvre le plus vite que la violence, seule, paie. Pour lui, il n’y a pas de compromis, pas de possibilité d’arrangement. La colonisation ou la décolonisation, c’est simplement un rapport de force. L’exploité s’aperçoit que sa libération suppose tous les moyens et d’abord la force ». Mais cet aspect de la classe paysanne est souvent ignoré jusque dans le FLN que soutient Fanon (« La paysannerie est laissée systématiquement de côté par la propagande de la plupart des partis nationalistes »).
Plus étonnant, du moins pour un marxiste, est le rôle qu’il donne au lumpenproletariat. Pour rappel, le lumpenproletariat ou « sous-prolétariat » est la partie du prolétariat urbain non organisée qui vit en marge de celui-ci. Composée de rebuts, vagabonds ou pilleurs, cette couche de la société est vue par Marx et Engels comme ne possédant aucune conscience politique. Les deux philosophes recommandent même au prolétariat de s’en méfier, le lumpenproletariat servant d’après eux souvent les intérêts de la bourgeoisie et de l’aristocratie dont il dépend. Pour Fanon, la donne est différente : le lumpenproletariat n’est pas forcément contre-révolutionnaire ; il peut même constituer « une des forces la plus spontanée et la plus radicalement révolutionnaire d’un peuple colonisé » (Les Damnés de la Terre), une fois doté d’une conscience politique. Cette analyse s’épanouira notamment au sein du Black Panther Party, qui perçoit dans les Noirs des ghettos le lumpenproletariat américain.
« Si Fanon dérange, c’est parce que sa vie et son œuvre – toutes deux indissociables – dérangent. »
Le penseur ne s’intéresse d’ailleurs pas seulement qu’aux moyens de parvenir à la décolonisation mais aussi à l’avenir du pays décolonisé. Dans cette perspective, il se méfie de la bourgeoisie nationale qui se constitue durant la lutte pour l’indépendance (« La naissance de partis nationalistes dans les pays colonisés est contemporaine de la constitution d’une élite intellectuelle et commerçante »). La nation ne doit pas se reconstituer en se mettant au service d’une élite. C’est à cette dernière de servir le peuple : « Il semble que la vocation historique d’une bourgeoisie nationale authentique dans un pays sous-développé soit de se nier en tant que bourgeoisie, de se nier en tant qu’instrument du capital et de se faire totalement esclave du capital révolutionnaire que constitue le peuple ».
Le vrai danger est de voir la bourgeoisie nationale se substituer aux colons et étouffer tout espoir de liberté. Pour Fanon, la seule voie possible est le socialisme : « Les bourgeoisies nationales ne sentant plus la menace de la puissance coloniale traditionnelle se découvrent soudain de grands appétits. Il nous faut encore une fois revenir aux schémas marxistes », souligne-t-il dans Pour la Révolution africaine. C’est d’ailleurs ce qu’il écrit dans la conclusion des Damnés de la Terre : la libération ne peut pas passer par le capitalisme. Les anciennes colonies ne doivent pas chercher à devenir des pays capitalistes, sauf à devenir – à l’instar des États-Unis – à leur tour une caricature de l’Europe. Ils ne doivent pas non plus céder au second impérialisme de leur époque, soviétique. En pan-africaniste, le seul chemin qu’entrevoit le penseur est la coopération des anciennes colonies constituées en nations libres.
Si Fanon dérange, c’est parce que sa vie et son œuvre – toutes deux indissociables – dérangent. Elles dérangent d’abord la France car Fanon renvoie la République universaliste à ses contradictions, comme le relève Alice Cherki dans Fanon, Portrait : « Fanon fait apparaître comment la notion de “race” n’est pas extérieure au corps républicain et comment elle le hante ». Il dérange aussi l’Algérie, sa patrie d’adoption qui l’a partiellement oublié. Même si l’hôpital psychiatrique de Blida-Jionville porte aujourd’hui son nom, peu de références au révolutionnaire ont été maintenues. Il a d’ailleurs fallu attendre les années 1980 pour que son nom apparaisse, sur la pointe des pieds, dans les manuels scolaires du pays. La raison de cette légère amnésie ? Le FLN que Fanon soutenait est un parti qui, s’il s’inspire certes du socialisme, se réclame avant tout du nationalisme arabo-musulman. Difficile, dès lors, pour lui, d’ériger en héros de la liberté un Noir agnostique.
Enfin, sa Martinique natale demeure encore pour le moins frileuse. Si un établissement scolaire porte son nom, sa popularité reste très faible en comparaison d’Aimé Césaire, comme l’atteste le résultat du vote pour le nom de l’aéroport de la Martinique. Elle considère encore qu’il n’a rien fait pour elle tout en voyant en lui celui qui lui rappelle sans cesse son manque de volonté d’indépendance, elle qui préféra s’intégrer plutôt que de se libérer… La portée de la pensée de Fanon n’a pourtant cessé de s’actualiser un peu partout dans le monde. Laissons alors sa fille, Mireille Fanon-Mendès-France, en parler : «En Afrique, en Europe, en Asie, au Moyen-Orient, en Amérique, Fanon apparaît aujourd’hui comme plus actuel que jamais. Il fait sens pour tous les militants de la liberté et des droits humains, car l’émancipation est toujours l’objectif premier des générations qui arrivent à l’âge de la maturité politique. »
Entretien avec Magali Bessone
Maître de conférences en philosophie politique à l’Université de Rennes 1, spécialisée sur les questions liées au racisme, Magali Bessone a notamment préfacé un ouvrage regroupant les principales œuvres de Frantz Fanon.
En quoi la pensée de Fanon peut-elle nous aider à combattre le racisme ?
Le racisme « ordinaire » fait l’actualité depuis quelques semaines : au-delà d’effets médiatiques liés aux échéances électorales, au-delà plus largement d’une stratégie de désignation de boucs émissaires qui ressurgit sans cesse (l’histoire l’a hélas montré) en période de crise économique et qui conduit aux replis identitaires sur du « nous » fantasmé, je crois qu’il y a là une sorte de mise en visibilité d’une réalité raciste de la France qui subsistait à couvert ou déguisée. Le racisme n’avait pas disparu, il avait seulement changé de visage et pris l’apparence de la respectabilité. Fanon nous le rappelle : « un homme raciste dans une société coloniale est un homme normal ». Or si la France n’est plus ouvertement coloniale, elle a hérité, sans jamais la déconstruire réellement, de la réalité sociologique de l’organisation inégalitaire et hiérarchisée du colonialisme, dissimulée sous les idéaux prétendument « aveugles à la différence » du républicanisme. La pensée de Fanon nous rappelle l’actualité de la structure coloniale en France et la nécessité de la déconstruire, pour arriver enfin à la certitude que « Le Nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc. »
Le processus de « décolonisation des esprits » prôné par Fanon est-il aujourd’hui achevé ?
Fanon, militant, psychiatre et humaniste, traquait la colonisation et ses effets tant dans les structures politiques, sociales et économiques, que dans les esprits : le racisme, comme rapport de domination lié au « schéma épidermique racial » et comme produit culturel de la colonisation produit une déshumanisation, une aliénation à la fois socio-économique et psychique des racisés, qu’il a diagnostiquée dans de nombreux travaux, dès 1952 et l’article Le syndrome nord-africain. Ce faisant, les racisants, les dominants, nourrissent l’illusion d’être « sans race ». Ce double processus est loin d’être achevé : « l’inconscient colonial » est encore très présent dans les revendications universalistes de la figure du « citoyen » français. Mais comme le rappelait inlassablement Fanon, la décolonisation des esprits ne peut passer que par la décolonisation réelle, effective, des structures sociales.
Entretien avec Matthieu Renault
Docteur de philosophie politique à l’université Paris VII Diderot et à l’Università degli Studi di Bologna. Il a soutenu une thèse sur Frantz Fanon en septembre 2011, intitulée « Frantz Fanon et les langages décoloniaux. Contribution à une généalogie de la critique postcoloniale », ainsi qu’un livre la même année qui a pour titre « Frantz Fanon, de l’anticolonialisme à la critique post-coloniale ».
Quel rôle a joué Frantz Fanon dans les différents mouvements de décolonisation, hors de celui algérien ?
Tout d’abord, il faudrait regarder son rôle en Afrique quand il était encore vivant, c’est-à-dire entre la fin des années 1950 et le début des années 1960. Quand il était en Tunisie, il est devenu ambassadeur auprès de l’Afrique noire du gouvernement algérien provisoire. Il participait à différentes conférences, notamment au Ghana et en Tunisie. Certes, il travaillait pour le gouvernement algérien mais il était engagé dans un mouvement en un certain sens panafricain. Il a toujours pensé que la lutte algérienne était complètement intégrée à un projet africain et allait même au-delà. Au moment où il est mort, une grande partie de l’Afrique est décolonisée. Ou je dirais plutôt indépendante, car je fais toujours la différence entre « indépendance » et « décolonisation ». Pour Fanon, la décolonisation est un processus plus long que l’indépendance et se poursuit après celle-ci. Il faut une décolonisation des structures cognitives et des esprits. Pour revenir à la question, après sa mort, il a dû jouer un rôle chez Amílcar Cabral, en Guinée. L’indépendance des colonies portugaises vient après et il y a de nombreuses similitudes entre la pensée du guinéen et celle de Fanon, par exemple sur le rôle de la culture ou la critique des bourgeoisies nationales. Il faudrait voir l’influence de Fanon dans le socialisme africain, comme en Tanzanie mais pas dans la version de Senghor. Hors d’Afrique, l’influence la plus importante du psychiatre se situe sans aucun doute aux États-Unis. Même s’il n’est pas question de décolonisation à proprement parler, la situation des Noirs américains a souvent été décrite comme une situation de colonisation interne. Un usage assez intensif a été fait des Damnés de la Terre dans le mouvement Black Power et en particulier chez le Black Panther Party. On retrouve cela dans l’un des bouquins fondateurs du mouvement…
Celui de Bobby Seale et Huey Newton ?
Oui, celui-là [ndrl : A l’affût. Histoire du parti des Panthères noires et de Huey Newton de Bobby Seale] ! Ils retiennent de Fanon le rôle de la violence et son analyse sur le lumpenproletariat. Mais il y a un héritage perdu de Fanon. Il y a aussi des lectures dans des situations qui ne sont ni coloniales, ni post-coloniales, comme au Japon à une époque. En revanche, il y a eu une sorte de déni de Fanon, en Martinique, jusque dans les années 1980. Il était vu comme une sorte de traître à la Patrie. Il y a eu un colloque à Fort-de-France dans les années 1980 sur Fanon [ndlr : en avril 1982] et à partir de là, il y a eu une appropriation plus importante, notamment dans les mouvements indépendantistes. Mais elle reste limitée.
Est-ce qu’en France métropolitaine, la pensée de Fanon peut avoir un rôle dans la lutte contre le racisme ?
Je pense qu’elle joue déjà un rôle mais il reste à voir comment. Elle doit certainement jouer un rôle dans les mouvements décoloniaux français. Je crois aussi qu’elle sera amenée à jouer un rôle plus important. Parce qu’ils mettent l’accent sur le fait que le racisme est un reste du colonialisme. Ils revendiquent que le racisme n’est pas un problème individuel et moral mais bien un problème structurel. La raison du racisme serait à chercher dans les structures matérielles. Il ne suffit pas de comprendre qui est raciste et qui ne l’est pas. Fanon rejette l’idée que les masses sont plus racistes que les élites, cela a peu de sens : il faut analyser si un pays est raciste ou ne l’est pas. Ils rejoignent aussi l’idée que la décolonisation va plus loin que la simple indépendance et doit s’effectuer autant dans les anciennes colonies que les anciennes métropoles. De plus, elle doit se faire pour les descendants d’ex-colonisateurs et pour les descendants d’ex-colonisés. Le processus doit être réciproque. C’est toute son idée de « décolonisation des esprits » qui reste à faire et à clarifier. Il faut comprendre ce qu’est le phénomène de colonisation des esprits, pourquoi il perdure et se reproduit vers de nouvelles formes. Il faut rappeler que pour Fanon, cette colonisation des esprits ne perdure pas d’elle-même dans un imaginaire mais à cause de structures matérielles et politiques qui soutiennent certaines formes de domination. Par exemple, pour reprendre l’exemple du penseur dans Les Damnés de la Terre, la ségrégation spatiale dans les formes d’urbanisation et de division de l’espace public joue un rôle.
Quelle lecture font les études post-coloniales de Fanon ?
La grande réussite des études post-coloniales est d’avoir rétabli Fanon en tant que penseur et théoricien à part entière. En France, on voyait avant tout en lui un révolutionnaire, un homme d’action dont la pensée restait au second plan, ce qui rendait sa réappropriation plus compliquée et l’ancrait dans un passé colonial dépassé. Les études post-coloniales montrent comment Fanon utilisait des théories nées en Europe – notamment le marxisme – pour les distendre ou les traduire, afin de les rendre plus aptes à servir les peuples colonisés. Leurs défauts ont été semblable à ce qui a été fait en France, à savoir le décontextualiser. Ils ont aussi souvent perdu les sources intellectuelles sur lesquelles il travaillait. Mais depuis que la bibliothèque de Frantz Fanon et de sa femme ont été déposées au ministère de la culture algérien, il y a de plus en plus d’études dessus. Nous pouvons maintenant travailler librement sur ses sources, notamment les anglophones qui ont souvent manqué ce contexte intellectuel. Il y a eu un moment une lecture du psychiatre comme théoricien de l’identité. Mais je me suis toujours opposé à cette idée, car ce n’est pas son langage. Il réfléchit en termes de conscience de races et de classes mais jamais en termes d’identité. Il y a une troisième voie à creuser qui est de s’inspirer de ce qu’ont fait les études post-coloniales et de le remettre dans son contexte historique et politique. On ne peut pas juste voir en lui un penseur du multiculturalisme. Ce n’est pas ce qu’il était. Il voulait plus une rupture avec l’Europe mais qui serait dans un deuxième temps une condition de l’ouverture à l’autre.
Boîte Noire
- Fondation Frantz Fanon ;
- l’intégrale des œuvres de Frantz Fanon à télécharger ;
- conférence sur Fanon au Congrès international des écrivains et artistes noirs ;
- sur l’impact de Frantz Fanon ;
- sur le Black Panther Party : ici et là ;
- L’Orientalisme d’Edward Saïd, texte fondateur du post-colonialisme ;
- RAGEMAG a fait le point sur la situation actuelle aux Antilles ;
- RAGEMAG vous a déjà parlé d’un autre révolutionnaire tiers-mondiste : Thomas Sankara ;
- RAGEMAG et la violence.