La militante noire américaine Assata Shakur est mal connue, voire inconnue en France. Dans une interview accordée en 1997 à Christian Parenti, un journaliste et sociologue états-unien, et publiée en mars 1998 dans Z Magazine sous le titre « Assata Shakur speaks from exile. Post-modern maroon in the ultimate palenque », elle revient sur sa trajectoire politique, sur l’expérience de la traque policière et de la prison, sur son évasion puis son exil à Cuba. La traduction de cet entretien vise à faire connaître Assata Shakur en France, et à travers elle un pan occulté du mouvement de libération noir, en rendant accessibles en français des textes courts : entretiens, lettres ouvertes, témoignages.
Assata Shakur rejoint le BPP lorsqu’elle a 23 ans, avant de s’engager dans la BLA la même année, en 1970. Son militantisme au sein des Black Panthers n’était pas dénué de critiques, sur la réponse armée à opposer à la répression et aux assassinats ciblés ou encore sur la faible importance accordée à l’histoire noire : « Ils lisaient le petit livre rouge mais ne savaient pas qui étaient Harriet Tubman, Marcus Garvey et Nat Turner. Ils parlaient d’intercommunalisme mais continuaient à croire que la Guerre Civile avait été menée pour libérer les esclaves ». En 1971, elle est arrêtée une première fois, à la suite d’une altercation avec un client d’un hôtel de Manhattan, altercation au cours de laquelle elle reçoit une balle dans le ventre. Elle est arrêtée et inculpée de tentative de vol, de violences et de port d’arme prohibée, avant dêtre libérée sous caution. Elle est ensuite soupçonnée d’avoir participé à une série de braquages (des « expropriations révolutionnaires » comme préférait les appeler la BLA) et d’avoir blessé un policier. En 1972, le FBI lance une traque à travers tout le territoire afin de capturer celle qu’il présente comme la dirigeante d’une organisation ayant commis « une série de meurtres de sang-froid contre des officiers de la police de New York ». On découvrira par la suite qu’Assata Shakur avait été prise pour cible par un programme de répression du FBI nommé CHESROB, destiné à « attribuer à l’ancienne Panther new-yorkaise Joanne Chesimard presque la totalité des braquages de banque et des crimes violents impliquant une femme sur la côte est. » Assata Shakur est condamnée à la prison à perpétuité en 1973 pour le meurtre présumé d’un agent de la police d’État du New Jersey. Le 2 novembre 1979, elle réussit à s’évader de prison, après y avoir subi des tortures qu’elle dénonce dans le texte « Women In Prison : how it is with us ». En cavale et en clandestinité pendant plusieurs années, elle finit par demander le statut de réfugié politique auprès de Fidel Castro, qu’elle obtient en 1984, et s’installe officiellement à Cuba. La traque d’Assata Shakur par le FBI se poursuit. Qualifiée en 2005 de « terroriste intérieure » (« domestic terrorist »), elle devient la première femme à entrer dans la liste des terroristes les plus recherchés par le FBI au mois de mai 2013. 2 millions d’euros sont promis pour sa capture.
Collectif Angles Morts – anglesmorts@gmail.com
Publié en anglais en 1978 dans le numéro 9 de la revue The Black Scholar.
Le texte original est disponible ICI.
Introduction de Christian Parenti
Que sont devenus les anciens Black Panthers ? Certains sont morts, comme Huey P. Newton. D’autres ont rejoint les « Moonies » (1) ou le Parti républicain, comme Eldridge Cleaver. D’autres encore, comme Mumia Abu Jamal, croupissent en prison. Mais une poignée d’entre eux, comme Assata Shakur, a suivi les traces des « marrons », ces anciens esclaves en fuite qui parvenaient à s’échapper des plantations pour rejoindre les communautés libres installées dans la jungle appelées « Palenques ».
Il y a 20 ans, Shakur était considérée comme « l’âme de la Black Liberation Army », un groupe armé clandestin qui avait émergé des décombres des sections de la côte est du Black Panther Party. Afeni Shakur, la mère de Tupac Shakur, était l’une de ses plus proches camarades politiques. Contrainte à la clandestinité en 1971 par des accusations qui se révélèrent fallacieuses par la suite, Assata fut accusée d’être la « prêtresse » des membres de la BLA ; la « reine mère qui les rassemblait, les poussait à l’action, les exhorter à tirer ». Au nombre des faits reprochés à la BLA, on compte l’assassinat de presque 10 policiers, l’enlèvement de trafiquants de drogue (dont l’un d’entre eux se révéla être un agent du FBI), et des braquages de banques à travers tous les États-Unis.
Tout au long des années 1971 et 1972, les prétendues apparitions d’Assata et les rumeurs folles sur ses faits d’armes ont régulièrement fait la Une des tabloïds new-yorkais. L’année suivante, en 1973, alors qu’ils circulent sur le New Jersey Turnpike (2), la police d’État intercepte le véhicule où se trouvent Shakur et deux de ses amis. Pendant l’interpellation, une fusillade éclate. Un policier et un membre présumé de la BLA sont tués, un second policier est légèrement blessé. Assata – que les autorités préfèrent appeler Miss Joanne Chesimard – est grièvement blessée par le tir d’un policier. Laissée pour morte au fond d’un fourgon de police, elle ne survécut que pour être accusée de la mort du policier et être condamnée à la prison à perpétuité.
Au cours des six années suivantes, passées pour l’essentiel à l’isolement, six nouveaux chefs d’inculpation viendront s’ajouter. En 1979, après avoir donné naissance à sa fille en prison — l’administration pénitentiaire lui retira moins d’une semaine plus tard -, elle réussit l’une des évasions les plus spectaculaires de l’époque. Après avoir passé près d’un an dans une prison fédérale pour femmes de Virginie-Occidentale, cernée par des suprématistes blanches de la « Aryan Sisterhood », Assata Shakur fut transférée dans le quartier de haute sécurité [« maximum security wing »] d’une prison d’État, le Clinton Correctional Center dans le New Jersey. Elle faisait partie des huit prisonnières sous surveillance maximale, enfermées dans des cellules étroites et grillagées. Le reste de la prison, y compris la partie destinée aux visiteurs, était de sécurité moyenne [« medium security »] et dépourvu de grilles.
Si l’on en croit la presse de l’époque, l’évasion de Shakur le 2 novembre se déroule ainsi : trois hommes — deux Noirs, un Blanc – demandent un permis de visite quatre semaines à l’avance, comme le prévoit le règlement de la prison, avec de faux permis de conduire et de fausses cartes de sécurité sociale. Les fonctionnaires de la prison n’effectuent cependant pas les contrôles habituels. Le jour de l’évasion, l’équipe des trois hommes se retrouve dans la salle d’attente, à l’entrée de la prison, où ils passent par l’enregistrement avant d’être conduits en fourgon jusqu’à la salle des visites, dans l’aile sud de la prison. Un des membres de l’équipe marche en tête. Malgré la pancarte qui indique que tout visiteur doit être soumis au détecteur de métaux manuel, il réussit à passer l’enregistrement sans même être fouillé.
Les deux autres hommes sont inscrits sur le registre sans être fouillés. Alors qu’ils allaient être placés dans la zone réservée aux visites, grillagée et pourvue de portes en acier verrouillées, l’un d’eux brandit une arme et prend la gardienne en otage. Pendant ce temps-là, l’homme censé rendre visite à Shakur se précipite vers le poste de contrôle, braque deux pistolets sur le mur vitré et ordonne à la gardienne d’ouvrir la porte en acier. Elle s’exécute.
De là, Shakur et le « commando », ainsi qu’ils furent surnommés dans certains journaux, prennent un troisième garde en otage et rejoignent la fourgonnette garée. Seul le quartier de haute sécurité de la prison était entièrement grillagé, ce qui explique que l’équipe en fuite a été en mesure de traverser rapidement la prairie verdoyante qui débouche sur le parking de la Hunterdon State School. Là ils retrouvent deux femmes complices puis se séparent, les uns partant dans une « berline bleue bicolore », les autres dans une Ford Maverick.
Les autorités mèneront la chasse pendant les cinq années qui suivront, en vain. Shakur s’est évaporée. Nombreux sont ceux qui attestent que les cadres de la BLA ont été harcelés durant cette période, parmi eux Mutula Shakur, l’oncle de Tupac. On retrouve la trace d’Assata en 1984, à 150 km au large des côtes de Floride. La fugitive la plus recherchée par le FBI vivait en fait à Cuba. Elle y étudiait pour obtenir un master en sciences politiques, écrivait son autobiographie et élevait sa fille.
Nous sommes en 1997. C’est un après-midi extrêmement chaud à la Havane, Cuba, le dernier Palenque. Je bois un café noir, serré, avec Assata Shakur. Elle vient de fêter ses 50 ans mais en fait plutôt 36. C’est une femme très discrète, sa sécurité demeurant une préoccupation de tous les instants. Elle termine alors son deuxième livre. Sachant combien les fédéraux souhaitent voir cette femme enfermée, cela me fait un drôle d’effet d’être reçu chez elle, comme si ma présence constituait une brèche dans sa sécurité.
Entretien avec Assata Shakur
P : Comment êtes-vous arrivée à Cuba ?
S : Et bien, vous savez, je ne pouvais pas simplement écrire une lettre et dire « Cher Fidel, j’aimerais venir dans votre pays ». Je devais donc m’y rendre directement et attendre que les Cubains me répondent. Par chance, ils avaient déjà une idée de qui j’étais. Ils avaient pris connaissance de mes mémoires et des pétitions aux Nations Unies rédigées du temps où j’étais prisonnière politique. Ils étaient bien informés sur mon affaire et m’ont donné le statut de réfugiée politique. Je suis donc ici en exil, en tant que militante politique.
P : Qu’avez-vous ressenti à votre arrivée ici ?
J’étais vraiment bouleversée. J’avais beau me dire socialiste, j’avais des préjugés délirants, idiots, sur Cuba. Comprenez-moi, j’ai grandi dans les années 50, en ce temps-là les enfants se cachaient sous leurs pupitres quand on leur disait « les communistes arrivent ». Donc même si je soutenais clairement la révolution, je m’attendais à voir les gens se balader en treillis vert comme Fidel, et à ce qu’ils parlent d’une manière très stéréotypée, du style : « la révolution doit continuer Compañero. En avant pour la victoire Camarade. » Une fois sur place, j’ai vu que les Cubains étaient simplement des gens qui faisaient ce qu’ils avaient à faire comme là d’où je viens. Ce pays a un sens de la communauté très poussé. Contrairement aux États-Unis, les gens d’ici sont beaucoup moins isolés. Ils sont vraiment proches les uns des autres.
Par ailleurs, je ne savais pas qu’autant de Noirs vivaient à Cuba et qu’existait toute cette culture afro-cubaine. L’image que j’avais de Cuba se résumait au Che Guevara et à Fidel Castro. Je n’avais jamais entendu parler d’Antonio Maceo [héros de la guerre d’indépendance cubaine], ni des autres Africains qui ont joué un rôle important dans l’histoire cubaine.
Je fus également frappée par l’absence de noms de marques et de consumérisme. Allez dans un magasin et vous y trouverez un sac de « riz ». Cela a complètement remis en cause ce que je considérais comme acquis dans ces endroits absurdes où les gens parlent ainsi : « je ne mange que de l’Oncle untel ou telle autre marque de riz ».
P : Avez-vous été bien reçue par le régime cubain ?
Ils m’ont très bien accueillie. Ce fut différent de ce à quoi je m’attendais, je pensais qu’ils seraient plus pressants. Ils étaient bien plus intéressés par ce que je voulais entreprendre, par mes projets. Je leur ai expliqué que la chose la plus importante pour moi était de retrouver ma fille et d’écrire un livre. Ils m’ont répondu : « de quoi as-tu besoin ? ». Ils étaient également intéressés par ma vision de la lutte des Africains aux États-Unis. Cela m’a beaucoup impressionné. Car j’ai grandi, pour ainsi dire, dans un mouvement qui avait alors affaire aux Blancs de gauche. Eux se prenaient pour les chefs et voulaient toujours nous expliquer ce que nous devions faire, ils étaient persuadés de tout savoir. L’attitude des Cubains était marquée par la solidarité et le respect. Ce fut une profonde leçon de coopération.
P : Vous ont-ils présenté à des gens ? Vous ont-ils servi de guides pendant un temps ?
Ils m’ont mis à disposition un dictionnaire, un appartement, m’ont fait visiter quelques sites historiques, après quoi je me suis plus ou moins débrouillée par moi-même. Ma fille a fini par me rejoindre, après un harcèlement prolongé et un refus de passeport. Elle est devenue ma priorité. Nous avons découvert les écoles cubaines ensemble, nous avons fait la sixième ensemble, exploré les parcs et les plages.
P : Elle vous avait été retirée à la naissance, n’est-ce pas ?
Oui. À Cuba, vous pouvez allaiter en prison, et ils travaillent de manière très rapprochée avec la famille des détenus. Aux États-Unis, certaines mères n’ont même jamais vu leur nouveau né. Cela ne faisait qu’une semaine que j’étais avec ma fille lorsqu’ils m’ont renvoyée en prison. Cette séparation fut l’une des périodes les plus difficiles de ma vie. Je ne réussis à en parler que depuis peu. Je me devais de le refouler, sans quoi je serais devenu folle. Lorsque j’ai réussi à m’évader, en 1979, elle n’avait que cinq ans.
P : Vous êtes arrivée à Cuba combien de temps après votre évasion ?
Cinq ans après, en 1984.
P : La question est certainement déplacée, mais où étiez-vous entre 1979 et 1984 ?
Je vivais en clandestinité. Je ne parle jamais de cette période car le faire mettrait en danger des personnes qui m’ont aidée.
P : D’accord, je comprends. Vous nous avez parlé de votre adaptation à la vie cubaine, pouvez-vous nous parler de votre adaptation à l’exil ?
L’exil, pour moi, signifie me séparer des gens que j’aime. Les États-Unis en eux-mêmes ne m’ont jamais manqué et ne me manquent pas. Mais la culture noire, la vie des Noirs aux États-Unis, cette saveur afro-américaine me manque. Le parler, les mouvements, le style, je suis nostalgique de tout cela.
S’adapter à l’exil signifie se confronter à l’idée que vous ne pourrez peut-être jamais revenir chez vous. Pour y faire face, psychologiquement, je pensais à l’esclavage. Tout esclave devait faire face à l’idée suivante : « je ne reverrai sans doute jamais l’Afrique ». Un marron, un esclave en fuite, au moment même où il se libère, doit accepter le fait qu’être libre ou se battre pour sa liberté signifie : « je serai séparé de ceux que j’aime ». Je puisais là-dedans et dans l’exemple de gens comme Harriet Tubman et de tous ceux qui ont réussi à échapper à l’esclavage. Parce que c’est bien à cela que ressemblait la prison. La prison ressemblait à l’esclavage. On s’y sent comme en esclavage. Des Noirs et des personnes de couleurs enchaînées. La manière dont j’étais traitée en prison, c’était de l’esclavage. Si vous vous levez et dites : « Je n’accepte pas le statu quo », ils répondent : « Nous avons quelque chose pour vous : un fouet, des chaînes, une cellule ».
Même une fois libre, je me disais « je suis libre, et maintenant ? ». Il me fallait m’habituer à beaucoup de choses : vivre dans une société engagée sur la voie de la justice sociale, un pays du tiers-monde avec de nombreux problèmes. Cela m’a pris un certain temps pour comprendre tout ce contre quoi les Cubains se dressent, et réaliser pleinement tout ce qu’ils essaient de construire.
P : L’africanité de Cuba vous a-t-elle aidée ? Vous a-t-elle procuré du réconfort ?
La politique fut la première source de réconfort. Ce fut un grand soulagement. Vous savez, aux États-Unis, on se sent submergé par les messages négatifs, on se sent bizarre, comme si vous étiez la seule à ressentir toute cette douleur et cette inégalité. Les gens vous disent : « Oublie tout ça, essaie seulement de t’enrichir, sois sans pitié, prend ce qui te reviens, achète, dépense, consomme ». Donc vivre ici m’a permis de m’affirmer, je me disais : « d’accord, il existe en effet beaucoup de personnes révoltées par l’injustice ».
La culture africaine, je l’ai découverte plus tard. J’ai d’abord appris sur la politique, le socialisme, sur ce que cela signifiait de vivre dans un pays où tout appartient au peuple, où les soins médicaux et les médicaments sont gratuits. Ensuite, j’ai commencé à étudier les religions afro-cubaines, la Santería, le Palo Monte, l’Abakuá. Je voulais comprendre les cérémonies et la philosophie. J’ai réalisé à quel point nous, les Noirs des États-Unis, avons été dépossédés. Que l’on pense aux tambours, aux percussions ou aux danses. À Cuba, ils connaissent encore des rites préservés depuis le temps de l’esclavage. C’était comme retrouver une autre partie de moi-même. Je devais trouver un nom africain. Je suis toujours à la recherche de cette Afrique à laquelle j’ai été arrachée. Je l’ai trouvée ici dans tous les aspects de la culture. Il y a une tendance à réduire l’africanité de Cuba à la Santería. Mais elle est présente dans la littérature, la langue, la politique.
P : Avec la chute de l’URSS, aviez-vous peur d’une contre-révolution à Cuba, et par extension, avez-vous craint pour votre propre sécurité ?
Oui, bien sûr. J’aurais été folle de ne pas m’inquiéter. Des gens venaient depuis les États-Unis pour me dire : « Combien de temps penses-tu qu’il reste à la révolution, deux, trois mois ? Crois-tu vraiment que la révolution va survivre ? Tu ferais mieux de partir d’ici. » C’était difficile.
Les Cubains se plaignaient tous les jours, ce qui est normal. Je veux dire, qui ne se plaindrait pas à leur place ? La situation alimentaire était très mauvaise, beaucoup plus mauvaise que maintenant, aucun transport public, des coupures d’électricité qui duraient huit heures. On s’asseyait dans le noir et on se demandait : « Jusqu’à quand les gens vont-ils supporter ça ? ». J’ai été en prison, et j’ai vécu aux États-Unis, je peux supporter presque tout. Je sentais que je pouvais survivre à n’importe quoi, sauf au débarquement de l’impérialisme états-unien et à ce qu’ils prennent le contrôle de l’île. C’est la seule chose à laquelle je n’aurais pas pu survivre.
Par chance, de nombreux Cubains ressentaient la même chose. Les gens ont beaucoup pris sur eux-même à cette époque, avec des heures d’attente aux arrêts de bus pour se rendre au travail. Ce n’était pas facile. Mais il ne s’agit pas d’une révolution superficielle, imposée. C’est une de ces révolutions courageuses. Une de ces révolutions obtenues dans le sang, la sueur et les larmes. Une de ces révolutions où les gens clament : « Nous n’avons pas l’intention de retourner au temps des plantations. Nous n’avons que faire de votre Oncle Sam, nous n’avons que faire de vos missiles téléguidés, des manoeuvres de votre sale, votre immonde CIA. Nous sommes cette île de 11 millions d’habitants et nous ne voulons pas vivre de la manière que vous voulez que nous vivions, et si vous n’êtes pas contents, allez voir ailleurs. » Avec ces mots, nous étions plus forts. Bien sûr, tout le monde ne ressentait pas les choses ainsi, mais un grand nombre oui.
P : Que pouvez-vous nous dire sur la question raciale et le racisme à Cuba ?
C’est une question cruciale. La révolution a débuté il y a environ 30 ans. Il serait absurde de croire que les Cubains auraient pu complètement se débarrasser du racisme en si peu de temps. Le socialisme n’est pas une baguette magique qu’il suffirait d’agiter pour que tout change.
P : Pouvez-vous nous en dire plus sur les succès et les échecs de la révolution sur ce point ?
Je ne connais aucun quartier qui soit ségrégué ici. Un autre exemple : le troisième Congrès du Parti communiste cubain s’est focalisé sur la tâche suivante, faire en sorte que la direction du parti reflète le nombre réel de personnes de couleur et de femmes présentes dans le pays. Malheureusement, le quatrième congrès a complètement redéfini ses priorités pour se recentrer sur la survie de la révolution. Lorsque l’Union Soviétique et le camp socialiste se sont effondrés, Cuba a perdu 85 % de ses revenus. Cela prendra du temps, mais je pense honnêtement que de nombreux changements dans la culture sont encore possibles. Certaines personnes parlent encore de « bons cheveux » et de « mauvais cheveux ». Certaines personnes pensent que c’est bien d’avoir la peau claire, que si elles se marient avec une personne claire, alors elles améliorent la race. De nombreuses contradictions persistent dans l’esprit des gens. Il faut encore lutter contre l’eurocentrisme dans l’éducation, bien que Cuba soit déjà en avance sur ce plan par rapport au reste du monde. Pour être juste, je pense que les relations raciales sont vingt fois meilleures à Cuba qu’aux États-Unis, et je crois que la révolution est déterminée à éliminer le racisme complètement.
Je pense aussi que la « période spéciale (3) » a changé la situation à Cuba. Elle a provoqué l’arrivée de nombreux touristes blancs, parmi lesquels beaucoup sont racistes et s’attendent à un accueil servile.
Il y a aussi les entreprises, avec le système des « joint-ventures (4) », qui amènent avec elles leurs idées et leurs pratiques racistes, comme le fait d’engager très peu de Noirs. Tout cela signifie que la révolution doit être plus vigilante que jamais dans l’identification du racisme et des moyens pour le combattre.
P : Un reproche que l’on entend souvent, même au sein de la gauche, pointe l’existence, encore aujourd’hui, d’un racisme institutionnel à Cuba. Est-ce vrai ? Rencontre-t-on des pratiques racistes dans l’attribution des logements, du travail, ou dans la justice pénale ?
Non. Je ne pense pas que le racisme institutionnel en tant que tel existe à Cuba. En même temps, les gens ont leurs propres préjugés. Évidemment, ces gens avec des préjugés doivent bien travailler quelque part, et doivent avoir de l’influence dans les institutions pour lesquelles ils travaillent. Mais je crois qu’il est trop rapide de dire que le racisme est institutionnalisé à Cuba.
Je suis convaincue que nous avons besoin d’une campagne permanente pour éduquer les gens, les sensibiliser et analyser le racisme. La lutte contre le racisme s’est toujours jouée à deux niveaux : au niveau du politique et des politiques publiques, et au niveau de la conscience de chaque individu. Une des choses qui influence les idées sur la race à Cuba est que la révolution a eu lieu en 1959, à un moment où le monde n’avait qu’une compréhension limitée de ce qu’était le racisme. Durant les années soixante, le monde a vu émerger le mouvement du Black Power, dont j’ai largement bénéficié. C’était le moment du « Black is Beautiful », et de l’exploration de l’art africain, de la littérature et de la culture africaines. À Cuba, ce processus n’a pas vraiment eu lieu. Au fur et à mesure des années, la révolution avait accompli tant de progrès que la plupart des gens pensait le racisme disparu. Un exemple : je dirais que plus de 90 % des Noirs diplômés l’ont été grâce à la révolution. Ces derniers ont vécu une période historique bien particulière. L’enjeu principal, pour de bonnes raisons, résidait dans l’unité entre Blancs et Noirs afin de sauver la révolution. C’est seulement maintenant que les universitaires commencent à s’intéresser aux politiques de l’identité.
P : Quel regard portez-vous sur les différentes situations de vos anciens camarades ? Je pense aux récentes libérations de Geronimo Pratt, de Johnny Spain et de Dhoruba Bin Wahad, au travail qu’ont poursuivi Angela Davis et Bobby Seale ; et, côté négatif, à la trajectoire politique d’Elridge Cleaver et la mort de Huey Newton ?
Il y a eu des victoires. Et ces victoires sont le fruit d’un travail acharné. Cela a pris beaucoup de temps. Cela a pris 27 ans à Geronimo et 19 ans à Dhoruba pour prouver leur innocence et qu’ils étaient bien victimes du COINTELPRO. Le gouvernement a reconnu qu’il pilotait le COINTELPRO, mais a refusé d’admettre avoir persécuté qui que ce soit. Comment cela est-il possible ? Je pense qu’aux États-Unis on devrait se battre pour la libération de Mumia Abu Jamal et pour l’amnistie de tous les prisonniers politiques. Le fait que ces luttes soient délaissées reflète non seulement la faiblesse de la gauche, mais aussi son racisme.
Parmi les aspects positifs, je pense que beaucoup de gens mûrissent et guérissent. Beaucoup d’entre nous analysent pour la première fois la manière dont nous avons été blessés. Pas seulement en tant qu’Africains, mais en tant que peuple, qui était, et qui est encore, soumis à la terreur et à la surveillance. Nous sommes enfin en mesure de nous rassembler et de reconnaître que la répression était réelle, et nous pouvons affirmer que « nous avons besoin de guérir. » J’ai de l’espoir pour tous ceux qui se sont épuisés ou sont tombés dans la drogue ou l’alcool, pour toutes les victimes tombeés au cours de notre lutte. Étant donné l’ampleur de ce contre quoi nous nous sommes dressés, et nous dressons toujours, je pense que nous avons fait de notre mieux.
P : Quel rôle pensez-vous que joue le Rap aujourd’hui dans le mouvement pour la justice sociale ?
Le Hip Hop peut être une arme très puissante pour élargir la conscience politique et sociale des jeunes. Mais à l’image de n’importe quelle autre arme, si tu ne sais pas comment t’en servir, si tu ne sais pas quoi cibler, ou si tu ne sais pas pourquoi tu utilises cette arme, tu peux finir par te tirer une balle dans le pied ou tuer tes propres frères et soeurs. Le gouvernement a tout de suite réalisé l’énorme potentiel révolutionnaire du Rap. Certains politiques ont pris le train en marche pour attaquer des rappeurs comme Sister Soldier ou NWA. De nombreux corps policiers ont exprimé ouvertement leur hostilité envers les artistes rap à travers tout le pays. À leurs yeux, la plupart des rappeurs peuvent être rangés dans la catégorie des criminels potentiels, des tueurs de flics ou des personnes subversives.
Si vous ne croyez pas au fait que le FBI possède de vastes dossiers sur chaque rappeur connu, c’est que vous devez probablement encore croire au lapin de Pâques ou à la petite souris. C’est un fait avéré que de nombreux rappeurs sont sous surveillance policière constante.
P : Il y a eu des spéculations sur le fait que Tupac ait pu être piégé quand il a été accusé de viol. Il y fait référence dans l’une de ses chansons. Pensez-vous qu’il existe un programme COINTELPRO contre les rappeurs ?
C’est possible, absolument. Diviser pour mieux régner c’est ce que le FBI sait faire de mieux. L’histoire le prouve. Le FBI a fomenté la division du Black Panther Party. La police et le gouvernement ont monté les organisations les unes contre les autres, les gangs entre eux, les leaders entre eux. Maintenant il existe cette opposition entre la Côte Est et la Côte Ouest.
Nous avons débarqué des mêmes bateaux, nous avons été réduits à l’esclavage dans les mêmes plantations, et nous avons tous été opprimés, brutalisés et enfermés ensemble, par millions. Quel sens cela a-t-il de nous battre les uns contre les autres ? Donc oui, j’ai la conviction que le gouvernement encourage des combats fratricides, et je ne serais pas surprise de découvrir qu’ils ont organisé plus d’un coup monté contre Tupac.
P : Que pensez-vous de la musique de Tupac ?
Je pense que Tupac était un génie. J’aime sa musique, même lorsque je ne suis pas d’accord avec ce qu’il dit ou les espaces dans lesquels il évoluait. Il avait cette capacité de toucher à tant de choses viscérales, des choses que la plupart des gens n’arrivent pas même à identifier, et encore moins à exprimer.
P : Que pensez-vous de la contradiction entre le rôle qu’il a pu jouer en tant qu’enfant du mouvement d’un côté, et son rôle de rappeur gangsta de l’autre ?
Cette conscience contradictoire dont vous parlez existe partout. Malheureusement, ce n’est pas nouveau. Dans les années soixante et soixante-dix des personnalités comme Huey Newton et Elridge Cleaver incarnaient clairement des aspects de cette confusion en mélangeant politique révolutionnaire et gangsterisme. La machine à détruire les esprits fonctionne peu à peu, et nous amène à préférer courir après l’argent et le pouvoir plutôt qu’après la justice. Nous avons tous plus ou moins subi un lavage de cerveau et été désorientés.
Qui que tu sois, Hollywood s’est immiscé dans ton esprit. L’acte de se libérer a beaucoup à voir avec se défaire de ce lavage de cerveau. J’entends tous ces rappeurs parler de « rester vrai » [« keep it real »] tout en vendant des fantasmes de gloire. Je pense aux clips de Rap tournés dans des boîtes de nuit à la mode, des casinos, dans de grandes maisons louées, autour de piscines louées, de yacht loués, d’avions privés loués, d’hélicoptères loués. La plupart des gens dans le rap business arrivent à peine à s’en sortir.
Tupac était une exception. Il n’avait que 25 ans quand il est mort, et ce qui me rend le plus triste c’est l’absence de communauté solide de révolutionnaires africains pour le protéger et l’aider à s’instruire. Ceux qui l’aimaient ont fait ce qu’ils ont pu, mais ils étaient en concurrence avec des influences très puissantes, séduisantes et négatives.
En tant que mouvement, je pense que nous devons nous impliquer plus dans l’éducation des jeunes et les soutenir. Les Noirs, les Africains, subissent aujourdhui autant de discriminations et de brutalités que nous en subissions dans les années soixante et le racisme fait partie des programmes du parti républicain et du parti démocrate. Nous devons reconstruire un mouvement capable de libérer notre peuple. Nous ne pouvons pas ramener Tupac à la vie, mais nous pouvons tirer des leçons de sa mort. L’oeuvre de Tupac est pleine d’amour. Nous devons construire un monde où les Tupac du monde entier puissent grandir et aimer sans avoir peur que n’importe quel idiot armé vienne leur exploser le crâne.
P : Vous considérez-vous encore révolutionnaire ?
Je suis toujours révolutionnaire car j’ai la conviction que les États-Unis ont besoin d’une transformation complète et profonde du système qu’ils appellent « démocratie ». En réalité, nous vivons dans une « dollarocratie ». Quel millionnaire est sur le point d’être élu ? Imaginez que vous alliez au restaurant et que les seuls plats proposés au menu soient de la crotte séchée et de la moisissure. Ça n’est pas appétissant. Je pense la même chose du spectre politique aux États-Unis. Ce qui existe aujourd’hui doit disparaître. Tout : la manière dont les richesses sont réparties, la manière dont on maltraite l’environnement. Si on laisse ces politiciens fous continuer à gouverner, la planète sera détruite.
P : Dans les années soixante, des organisations dans lesquelles vous militiez plaidaient pour l’autodéfense armée. Selon vous, quels sont les moyens de nos jours pour parvenir à un changement social aux États-Unis ?
Je crois encore à l’autodéfense et à l’autodétermination des Africains et des autres peuples opprimés en Amérique. Je crois à la paix, mais je trouve totalement immoral de brutaliser et d’opprimer des peuples, de commettre un génocide contre un peuple, et ensuite de leur raconter qu’ils n’ont pas le droit de se libérer par les moyens qu’ils jugent nécessaires. Mais pour l’instant la priorité est le réveil des consciences. Bâtir le changement social et la justice sociale signifie que les gens doivent être plus conscients d’une manière générale, à l’intérieur et à l’extérieur du mouvement, et pas seulement sur les questions de race, mais aussi de classe, de sexisme, d’écologie, etc. Les méthodes de 1917 qui consistent à rester debout dans un coin à distribuer des tracts « Travailleurs de tous les pays, unissez-vous » ne marcheront pas. Nous devons utiliser d’autres moyens de communication. Les vieilles recettes pour atteindre la conscientisation ne fonctionnent plus. Les petits groupes adeptes de Lénine ne réussiront pas. Il nous faut utiliser la vidéo, le son, internet.
Nous devons aussi travailler sur les principes de base pour reconstruire la communauté. Comment pouvez-vous organiser votre communauté si vous n’en avez pas ? Je vis à Cuba, n’est-ce pas ? Nous avons des films américains ici, et j’en ai marre des monstres, c’est la tyrannie des monstres. Les films ne sont plus que peur et monstres. Ils ont même des bébés monstres maintenant. On attend des gens qu’ils vivent dans ce monde d’aliénation et de peur. J’entends dire qu’aux États-Unis les gens ont même peur de se regarder dans les yeux dans la rue. Aucun changement social ne peut advenir si les gens sont autant isolés. Nous devons donc reconstruire un sens de la communauté, cela signifie aller taper aux portes et renouer des liens.
1. NdT : « Moonies » est le surnom donné aux adeptes de l’Unification Church, un mouvement religieux né dans les années 1950 en Corée du Sud. Ce surnom vient du nom de son fondateur Sun Myung Moon.
2. NdT : Le New Jersey Turnpike est une autoroute traversant l’État du New Jersey.
3. NdT : À la fin des années 1980, Cuba réalise près de 80 % de son commerce extérieur avec le bloc de l’Est. Lorsque survient la chute de l’URSS, l’île doit donc faire face à une chute brutale des exportations et importations. Le PIB diminue de 35 %, et l’approvisionnement en électricité devient très insuffisant : c’est le début de la « période spéciale en temps de paix ». Pour faire face à tous ces problèmes et à l’embargo, les dirigeants cubains sont contraints de mettre en place un grand nombre de réformes, notamment la circulation des devises étrangères et l’ouverture du pays au tourisme.
4. NdT : Filiale commune entre deux ou plusieurs entreprises dans le cadre d’une coopération économique internationale. Cette technique financière est un moyen de coopération entre des sociétés qui possèdent des compétences complémentaires ; elle représente un des seuls moyens d’accès des firmes étrangères voulant s’implanter dans les ex-pays communistes.
La militante noire américaine Assata Shakur est mal connue, voire inconnue en France. La traduction de ce témoignage écrit depuis la prison pour femmes de Riker’s Island1 vise à faire connaître Assata Shakur en France, et à travers elle un pan occulté du mouvement de libération noir, en rendant accessibles en français des textes courts : entretiens, lettres ouvertes, témoignages. Le nombre de femmes dans les prisons américaines a explosé au cours des 30 dernières années, notamment du fait de la « guerre contre la drogue » dont les victimes sont en grande majorité issues des communautés noires et latinos. Il y a actuellement aux États-Unis plus de 200 000 femmes derrière les barreaux et plus d’un million en liberté conditionnelle ou en mise à l’épreuve.
FEMMES EN PRISON : QU’ADVIENT-IL DE NOUS ?
Nous sommes en cage, assises. Nous sommes toutes noires. Toutes anxieuses. Et nous sommes toutes congelées. Quand nous posons la question, la matonne affirme que le chauffage ne peut être réglé. À l’exception d’une femme, grande et émaciée, qui a l’air béate et sans défense, nous avons toutes refusé les sandwichs. Nous autres sommes assises et buvons du thé amer et sirupeux. La grande femme quarantenaire aux épaules tombantes hoche la tête d’avant en arrière au rythme d’une chanson qu’elle seule entend, tout en mangeant un sandwich par petites bouchées hésitantes. Quelqu’un lui demande pourquoi elle est là. Désinvolte, elle répond: « Ils m’accusent d’avoir tué un négro. Mais comment j’aurais pu alors que je suis enterrée en Caroline du Sud ? ». Le reste des détenues échange des regards. Une jeune femme, petite et corpulente, portant un pantalon et des chaussures d’homme, demande: « Enterrée en Caroline du Sud ? ». « Ouais » répond la grande. « En Caroline du Sud, c’est là que je suis enterrée. T’es pas au courant ? Tu sais que dalle, hein ? C’est pas moi. C’est pas moi. » Elle a continué à répéter « C’est pas moi » jusqu’à que celle ait terminé tous les sandwichs. Elle s’est ensuite essuyée, faisant tomber les miettes, avant de se remettre à hocher la tête et se retrancher dans son monde où résonne une mélodie qu’elle seule peut entendre.Lucille vient jusqu’à mon étage pour me demander combien elle risque pour un crime de catégorie « C »1. Je connais la réponse mais n’arrive pas à lui dire. Je lui dis que je vais me renseigner et que je lui apporterai le document listant les peines encourues pour qu’elle puisse vérifier. Je sais qu’elle vient d’être inculpée pour meurtre. Je sais aussi qu’elle peut être condamnée à quinze ans de prison. Et je savais, d’après ce qu’elle m’avait déjà dit, que le procureur était prêt à lui proposer un arrangement : cinq ans de sursis avec mise à l’épreuve si elle plaidait coupable.
Son avocat pensait qu’elle avait une chance : des expertises médicales attestaient des blessures répétées occasionnées par les coups de l’homme qu’on l’accusait d’avoir tué. La nuit de son arrestation, elle avait un bras grièvement atteint (un bras qu’elle doit porter en écharpe encore aujourd’hui) et une de ses oreilles partiellement coupée, parmi d’autres blessures graves. Son avocat estimait que son témoignage, lorsqu’elle viendrait à la barre pour se défendre, établirait que non seulement elle avait été régulièrement battue par le défunt, mais que cette nuit-là, il l’avait frappée brutalement et tailladée avec un couteau et lui avait dit qu’il la tuerait. Mais dans l’État de New York la légitime défense n’existe pas.
Le procureur fit grand cas du fait qu’elle buvait. Et le jury, imprégné par le racisme de la télévision, et la rengaine du « Law and Order »2, pétrifié par le crime et loin d’être convaincu que Lucille était une « citoyenne responsable », la déclara coupable. Et c’était à moi de lui dire qu’elle devait se faire à l’idée qu’elle allait passer quinze ans enfermée, pendant que nous nous demandions toutes deux silencieusement ce qui adviendrait de ses quatre enfants adolescents qu’elle avait élevés presque seule. Spikey purge une courte peine, et la veille de sa libération, il est évident qu’elle ne veut pas rentrer chez elle. Elle est envoyée à l’isolement (une mesure de ségrégation administrative) car elle a été sanctionnée pour une bagarre. Assise en face de sa cage, je parle avec elle et réalise que cette bagarre était une ultime tentative désespérée guidée par l’espoir que la prison la priverait de ses « belles années ». Elle va sur ses quarante ans. Ses mains sont enflées. Énormes. Ses jambes sont couvertes d’immenses plaies ouvertes. Il ne lui reste qu’une dizaine de dents. Son corps tout entier est balafré et couleur de cendre. Elle se drogue depuis environ vingt ans. Ses veines sont rongées. Elle est atteinte de fibrose, d’épilepsie et d’œdème. Elle n’a pas vu ses trois enfants depuis huit ans. Elle a honte d’appeler chez elle car elle a volé et trompé sa mère trop de fois.Lorsque nous avons cette discussion, les vacances de Noël approchent et elle me parle de sa malchance. Elle me raconte qu’elle a passé les quatre derniers Noël enfermée et combien elle est heureuse de rentrer à la maison. Mais je sais qu’elle n’a nulle part où aller et que les seuls « amis » qu’elle a au monde se trouvent en prison. Elle me confie que son seul regret en partant est qu’elle ne pourra pas chanter avec la chorale pour Noël. Tandis que je lui parle, je me demande si elle reviendra. Je lui dis au revoir et lui souhaite bonne chance. Six jours plus tard, par le bouche-à-oreille de la prison, j’apprends qu’elle est de retour. Juste à temps pour le spectacle de Noël.
Nous attendons notre tour pour voir le médecin sur des bancs en bois, dans une salle beige et orange. Deux jeunes femmes qui n’ont pas l’air tant marquées par la vie sont assises. Elles portent des robes pastel et des chaussures à bout pointu fournies par l’État (ce qui signifie souvent que celle qui les porte n’a pas les moyens de s’acheter des baskets auprès de l’intendance de la prison). Elles parlent de comment elles se débrouillaient dehors. En tendant l’oreille, je découvre que toutes deux ont de « vieux messieurs » de premier choix qui aiment être bien entourés. J’apprends que les deux hommes s’habillent à la mode, avec des vêtements branchés, tout comme elles. L’une possède quarante paires de chaussures, l’autre cent jupes. L’une a deux manteaux en daim et cinq en cuir. L’autre en a sept en daim et trois en cuir. La première a un manteau en vison, un en renard argenté et un autre en léopard. L’autre a deux visons, une veste en renard, un manteau long en renard et un en chinchilla. L’une a quatre bagues en diamant, l’autre cinq. L’une vit dans un duplex doté d’un jacuzzi, d’un salon en contrebas et d’une fontaine. L’autre décrit une demeure pourvue d’un salon rotatif. Je suis soulagée d’entendre mon nom appelé. Assise là, je me sentais triste, très triste.
Il n’y a pas de criminelles ici, à la prison new-yorkaise pour femmes de Riker’s Island, seulement des victimes. La plupart des femmes, près de 95 %, sont Noires et Portoricaines. Nombre d’entre elles ont été maltraitées pendant leur enfance. La plupart ont été maltraitées par des hommes et toutes l’ont été par « le système ».
Ici, pas de gangster célèbre, pas de meurtrière en série, pas de « marraine » du crime. Pas non plus de grandes trafiquantes, de kidnappeuses ou de femmes du Watergate. On ne trouve presque aucune femme condamnée pour des délits de cols blancs tels que le détournement de fonds ou la fraude. La plupart des femmes ici sont impliquées dans des affaires de drogue. Elles sont nombreuses à être inculpées de complicité dans des délits commis par des hommes. Les délits les plus communs qui sont reprochés aux femmes ici sont la prostitution, le vol à la tire ou à l’étalage, le cambriolage ou les drogues. Les femmes impliquées dans des affaires de prostitution ou qui sont « hôtesses » forment une grande part de la population des courtes peines. Les femmes considèrent le vol ou l’arnaque comme une nécessité pour leur survie ou celle de leurs enfants car les emplois sont rares et les aides sociales trop peu élevées pour s’en sortir. Une chose est claire : le capitalisme amérikain n’est en aucune façon menacé par les femmes détenues à Riker’s Island.
La première fois que l’on vient à Riker’s Island, on a l’impression que l’architecte a conçu cette prison en prenant pour modèle une maison de correction. Dans les endroits par lesquels passent habituellement les visiteurs on trouve de nombreux miroirs ainsi que des plantes et des fleurs en abondance. Les blocs cellulaires sont composés de deux longs couloirs avec des cellules de part et d’autre, reliés par un poste de surveillance pour les gardiennes appelé la « bulle ». Chaque couloir a une salle de jour dotée d’un téléviseur, de tables, de chaises multicolores, d’une cuisinière qui ne fonctionne pas et d’un réfrigérateur. On trouve également une buanderie avec un évier, un lave-linge et un séchoir hors d’usage.
À la place des barreaux, les cellules ont des portes peintes dans des couleurs brillantes, optimistes et dotées de fines ouvertures vitrées destinées à nous observer. Les portes sont contrôlées électroniquement par les gardes dans la bulle.Tout le monde appelle les cellules des « chambres ». Celles-ci sont équipées d’un petit lit, d’un placard, d’un bureau et d’une chaise, d’une tête de lit recouverte de plastique qui s’ouvre pour servir de rangement, d’une petite étagère, d’un miroir, d’un lavabo et de toilettes. L’administration distribue des draps aux couleurs criardes et dispose des tapis en espérant rendre les lieux accueillants. La prison compte également un espace scolaire, un gymnase, un auditorium tapissé, deux réfectoires et des aires de loisir situées à l’extérieur qui ne sont utilisées que durant l’été.
Les gardiennes sont parvenues à convaincre la plupart des femmes que Riker’s Island est une maison de repos. Elles affirment qu’en comparaison avec d’autres prisons (en particulier les prisons pour hommes), celle-ci est un club de vacances. Cette affirmation, en partie vraie, n’est pas imputable à l’« humanité » de l’administration de Riker’s Island mais bien plutôt, par contraste, aux conditions de détention d’une invraisemblable barbarie qui caractérisent d’autres prisons. Nombreuses sont les femmes convaincues qu’elles sont, d’une certaine manière, en train de « tourner la page ». Certaines vont jusqu’à penser que puisque leurs conditions de détention ne sont pas si mauvaises, elles ne sont pas vraiment en prison.
Cette idée est renforcée par le comportement pseudo-maternel de nombreuses surveillantes. Une supercherie qui parvient trop souvent à transformer les femmes en enfants. Les gardes appellent les prisonnières par leurs prénoms, tandis que ces dernières leur donnent du « Officer », du « Miss» ou les appellent par des surnoms (Teddy Bear, Spanky, Aunt Louise, Squeez, Sarge, Black Beauty, Nutty Mahogany, etc.). Souvent, quand une femme revient à Riker’s elle fait la tournée, et embrasse gaiement sa garde favorite : le retour de la fille prodigue.
Quand deux prisonnières débattent d’un sujet quelconque, la discussion finit souvent par un « demandons à la surveillante ». Les gardiennes ne cessent de dire aux femmes de « grandir », de se « conduire comme des dames », de « bien se tenir » et d’être de « gentilles filles ». Lorsqu’une prisonnière enfreint un point insignifiant du règlement, en disant « salut » à une amie située à un autre étage ou en regagnant sa cellule avec quelques minutes de retard, une gardienne lui dira, sur le ton de la plaisanterie: « ne m’oblige pas à descendre pour te botter le cul ». Il n’est pas inhabituel d’entendre une surveillante dire à une femme « ce qu’il te faut c’est une bonne fessée ». Le ton est souvent maternel : « Ne vous avais-je pas dit, jeune fille, de… » ou « vous savez très bien que… » ou encore « Voilà une gentille fille ». Et les femmes répondent en conséquence. Certaines surveillantes et détenues « jouent » ensemble. Le « jeu » favori de l’une des gardiennes consiste à sortir sa ceinture et à poursuivre « ses filles » à travers le couloir et à leur donner des coups sur les fesses.
Mais sous le vernis maternel, les réalités de la vie de surveillante sont écrasantes. La plupart des gardiennes sont noires, issues de la classe ouvrière, en cours d’ascension sociale, avec déjà une expérience au service de l’État. Elles s’identifient à la classe moyenne, ont des valeurs de classe moyenne et sont extrêmement matérialistes. Ce ne sont pas les femmes les plus intelligentes au monde, beaucoup sont extrêmement limitées.
Elles sont dans l’ensemble conscientes qu’il n’y a pas de justice dans le système judiciaire amérikain et que les Noirs et les Portoricains sont discriminés dans toutes les domaines de la société amérikaine. Mais en même temps, elles sont convaincues que d’une certaine manière le système est « clément ». À leurs yeux, les femmes détenues sont des « perdantes » incapables de survivre à l’extérieur de la prison. La plupart croient au mythe de la méritocratie qui veut que celui qui travaille suffisamment dur doit « réussir ». Elles se félicitent elles-mêmes de leur réussite. Par contraste, elles voient les détenues comme des êtres ignorants, incultes, aux tendances autodestructrices, faibles d’esprit et stupides. Elles ignorent le fait que leur réussite douteuse n’est pas due à une intelligence supérieure ou à leurs efforts mais uniquement à la chance et à une liste d’attente.
De nombreuses gardiennes haïssent leur travail et se sentent prises au piège. Elles sont exposées à de nombreux abus de la part de leurs collègues, de la part de leurs supérieurs et des détenues. Elles doivent lécher des bottes, agir comme des robots et faire des heures supplémentaires obligatoires. (Il est courant que les gardiennes enchaînent deux services d’affilée au moins une fois par semaine). Mais peu importe combien elles détestent la hiérarchie militaire, les luttes intestines, leur mission hideuse, elles sont parfaitement conscientes que la file d’attente pour toucher les aides sociales n’est jamais très loin. Si elles n’étaient pas gardiennes la plupart toucheraient un salaire de misère ou seraient au chômage. Leur sentiment de supériorité et de pouvoir leur manqueraient alors autant que leur salaire, en particulier pour les plus cruelles et sadiques d’entre elles.
Les gardiennes sont bien souvent sur la défensive quand elles parlent de leur travail et leur comportement montre qu’elles ne sont pas exemptes de culpabilité. « C’est un travail comme un autre » répètent-elles de manière compulsive, comme si elles devaient s’en persuader. Plus elles le répètent, plus cela semble grotesque.
Ici, le principal sujet de conversation est la drogue. 80 % des détenues ont déjà consommé des drogues quand elles étaient dehors. En général, la première chose qu’une femme dit qu’elle va faire une fois à l’extérieur c’est se défoncer. En prison comme dans la rue, prévaut une culture de l’évasion par les drogues.Au moins 50 % de la population carcérale prend des psychotropes.Trouver des combines pour se fournir de la drogue est un travail de tous les jours.
Les journées se consument en activités distrayantes : séries télévisées, intrigues amoureuses entre les murs, jeux de cartes et autres jeux. Une petite minorité fait des études ou apprend un métier. Une minorité plus réduite encore tente d’étudier les livres de droit disponibles. Aucune des détenues n’a de bonnes connaissances en droit et la plupart ne maîtrisent même pas les procédures légales les plus rudimentaires. Quand on leur demande ce qu’il s’est passé au tribunal ou ce que leur avocat leur a dit, elle ne savent pas ou ne s’en rappellent plus. Se sentant totalement désemparée et sous pression, une femme enverra paître son avocat ou le juge avec seulement une vague idée de ce qui est en train de se passer ou de ce qui devrait être fait. La plupart plaident coupable, qu’elles le soient ou non. Les rares qui se rendent à leur procès ont en général des avocats commis d’office et sont condamnées.
Ici le mot lesbienne est rarement, voire jamais, prononcé. La plupart des relations homosexuelles, si ce n’est toutes, impliquent de jouer un rôle. La majorité des relations sont asexuelles ou semi-sexuelles. L’absence d’activité sexuelle ne s’explique qu’en partie par la prohibition de la sexualité qui règne en prison. Fondamentalement, les femmes ne sont pas en quête de sexe. Elles recherchent de l’amour, des attentions et de la camaraderie. Et ce afin de soulager le sentiment écrasant d’isolement et de solitude qui envahit chacune d’entre nous.
Les femmes qui sont « agressives » ou qui jouent des rôles masculins sont appelées « butches », « bulldaggers » ou encore « stud broads ». Elles sont très demandées car elles sont toujours minoritaires. Les femmes qui sont « passives » ou jouent des rôles féminins sont appelés « fems ». Les relations entre « butches » et « fems » sont souvent des relations de domination, reproduisant les aspects les plus sexistes et oppressifs d’une société sexiste. Il est courant d’entendre des « butches » menacer des « fems » de violence physique, et il n’est pas rare qu’elles mettent ces menaces à exécution contre « leurs femmes ». Certaines « butches » se considèrent comme des maquereaux et recherchent les femmes qui ont les plus gros mandats pour cantiner, le plus de produits de contrebande ou les meilleures connexions à l’extérieur. Elles estiment qu’elles sont au-dessus des femmes ordinaires et qu’à ce titre elles doivent être « respectées ». Elles ordonnent aux « fems » ce qu’elles doivent faire et nombreuses sont celles qui insistent pour que celles- ci lavent, repassent, cousent et nettoient leur cellule à leur place. Entre elles, les « butches » s’appellent « mec ». D’une « butch » appréciée, ses pairs diront : il est « un des gars ».
Une fois en prison, les changements de rôle sont monnaie courante. Bien des femmes qui sont strictement hétérosexuelles à l’extérieur deviennent des « butches » à l’intérieur. Les « fems » fabriquent souvent des « butches » en persuadant une codétenue qu’elle ferait une « belle butch ». Près de 80 % de la population de la prison est engagée dans une forme ou une autre de relation homosexuelle. Presque toutes suivent des modèles négatifs et stéréotypés de rôles masculins/féminins.
Aucun lien n’existe entre ce lesbianisme et le mouvement des femmes. À Riker’s Island, la plupart des femmes n’ont aucune idée de ce qu’est le féminisme, et encore moins le lesbianisme. Le féminisme, le mouvement de libération des femmes et le mouvement de libération gay sont à des années-lumière des femmes de Riker’s.
La lutte de libération noire est tout aussi absente de la vie des femmes de Riker’s. Elles ont beau exprimer une conscience aiguë du fait que l’Amérike est un pays raciste où les pauvres sont traités comme des chiens, elles se sentent néanmoins responsables de la vie abjecte qu’elles mènent. L’atmosphère de Riker’s Island est chargée de haine de soi. Nombreuses sont les femmes dont les bras, les jambes et les poignets présentent des marques laissées par des tentatives de suicide ou par l’automutilation. Elles parlent d’elles-mêmes dans des termes dévalorisants. Elles considèrent leurs vies comme autant d’échecs.
Beaucoup de femmes soutiennent que les Blancs sont responsables de leur oppression mais elles n’examinent pas la cause ou la source de cette oppression. Nulle trace d’un sens de la lutte des classes. Elles n’ont aucun sens du communisme, aucune définition de ce dernier, mais considèrent pourtant qu’il est une mauvaise chose. Elles ne veulent pas détruire Rockefeller mais lui ressembler. On parle avec admiration de Nicky Barnes, un gros trafiquant de drogue. Lorsque ce dernier a été condamné, presque tout le monde était triste. Elles sont nombreuses à tenir des discours sur sa gentillesse, son intelligence et sa générosité, mais aucune ne mentionne le fait qu’il vend de la drogue à nos enfants.
Les politiciens sont considérés comme des menteurs et des escrocs. On hait la police. Pourtant, quand on projette des films mettant en scène des flics et des voyous, certaines acclament les flics à grands cris. Une femme avait recouvert sa cellule de photos de Farrah Fawcett-Majors3, « a baad police bitch » selon elle. Kojak et Barretta ont eux aussi droit à leur lot d’admiratrices.
Une différence frappante entre prisonnières et prisonniers à Riker’s Island consiste dans l’absence de rhétorique révolutionnaire parmi les femmes. Nous n’avons pas de groupe d’études. Nous n’avons pas de littérature révolutionnaire à disposition. Il n’y a pas de groupes de militants s’efforçant de se « s’organiser ensemble ». Les femmes de Riker’s semblent avoir une vague idée de ce qu’est la révolution mais y voient généralement un rêve impossible, totalement irréalisable.
Tandis que les hommes luttent pour préserver leur humanité, on ne trouve pas de lutte équivalente chez les femmes. On entend fréquemment des femmes dire : « mettez une bande de salopes ensemble et tout ce que vous aurez c’est des ennuis », ou encore « Les femmes ne se serrent pas les coudes, voilà pourquoi on n’a rien ». Entre eux, les prisonniers s’appellent « frère ». Les prisonnières quant à elles s’appellent rarement « sœur ». Les termes habituels sont bien plutôt « salope » (« bitch ») ou « pute » (« whore »). Cependant les femmes sont plus aimables les unes envers les autres que les hommes, et les formes de violence au-delà des coups de poings sont inconnues. Le viol, le meurtre et les coups de couteau sont inexistants.
Pour beaucoup, la prison ne diffère pas énormément de la rue. Certaines y voient même un endroit pour se reposer et se rétablir. Pour les prostituées, la prison marque une trêve dans une vie faite de passes sous la pluie et la neige. Une façon d’échapper aux macs brutaux. Pour les droguées la prison est un endroit pour se sevrer, recevoir des soins médicaux et prendre du poids. Bien souvent quand l’addiction commence à coûter trop cher, la droguée provoque son arrestation (la plupart du temps inconsciemment) afin de pouvoir reprendre des forces et repartir avec un organisme sevré pour tout recommencer à zéro. Une autre femme prétend que chaque année elle va un ou deux mois en prison ou à l’asile pour échapper à son mari.
Pour beaucoup, les cellules ne sont pas très différentes des immeubles, des salles de shoot et des résidences sociales qu’elles connaissent à l’extérieur. La salle d’attente pour recevoir des soins médicaux ne diffère pas des urgences d’un hôpital ou d’une clinique. Les bagarres sont les mêmes, mêmes si elles sont ici moins dangereuses. La police est la même. La pauvreté est la même. L’aliénation est la même. Le racisme est le même. Le sexisme est le même. Les drogues et le système sont les mêmes. Riker’s n’est qu’une institution de plus. Durant leur enfance, l’école était leur prison, tout comme les foyers et les maisons de correction, les orphelinats et les familles d’accueil, les asiles et les cures de désintoxication. Et elles considèrent que toutes ces institutions sont incapables de satisfaire leur besoins mais sont nécessaires à leur survie.
Les femmes de Riker’s Island viennent de quartiers comme Harlem, Brownsville, Bedford-Stuyvesant, South Bronx ou South Jamaica. Elles viennent d’endroits où les rêves, comme les immeubles, ont été abandonnés. Des endroits où le sens de la communauté a disparu. Où les habitants ne sont que de passage. Où des gens isolés fuient d’un taudis à un autre. Les villes nous ont spolié nos forces, nos racines, nos traditions. Elles nous ont enlevé nos jardins et nos tartes à la patate douce et nous ont donné du McDonald’s. Elles sont devenues nos prisons, en nous enfermant dans la futilité et la décrépitude de halls d’immeubles qui sentent la pisse et ne mènent nulle part. Elles nous ont isolés et ont instillé la peur de l’autre. Elles nous ont offert de la drogue et la télévision en guise de culture.
Il n’y a aucun politicien en qui croire. Aucune route à suivre. Aucune culture populaire progressiste à laquelle se référer. Il n’y a pas de nouvelle donne, plus de promesses d’avenir radieux et nulle part où émigrer. Mes sœurs dans la rue, tout comme mes sœurs à Riker’s Island, ne voient aucune issue. « Où est-ce que je peux aller ? », disait une femme le jour de sa sortie. « Si je ne peux croire en rien, ajoutait- elle, il ne me reste plus qu’à chercher à atteindre le septième ciel. »
Qu’en est-il de notre passé, de notre histoire, de notre futur ?
Je peux imaginer la douleur et la force de mes aïeules qui étaient esclaves et de mes aïeules qui étaient des Indiennes Cherokee parquées dans des réserves. Je me rappelle de mon arrière grand-mère qui préférait se rendre partout à pied plutôt que de s’asseoir à l’arrière d’un bus. Je songe à la Caroline du Nord et à ma ville natale et je me rappelle des femmes de la génération de ma grand-mère : des femmes fortes, acharnées qui pouvaient vous figer d’un regard du coin de l’œil. Des femmes qui marchaient d’un pas majestueux ; qui savaient briser le cou à un poulet et écailler un poisson. Qui pouvaient cueillir du coton, semer et coudre sans patron. Des femmes qui blanchissaient du linge dans de grands chaudrons noirs en fredonnant des chants de travail ou des berceuses. Des femmes qui rendaient visite aux aînés, préparaient de la soupe pour les malades et des biscuits pour les nourrissons.
Des femmes qui mettaient des enfants au monde, cherchaient des racines et des plantes médicinales dont elles faisaient des infusions. Des femmes qui reprisaient des chaussettes, coupaient du bois et construisaient des murs. Des femmes qui pouvaient nager dans une rivière et tirer en plein dans la tête d’un serpent. Des femmes qui percevaient avec passion leur responsabilité envers leurs enfants et ceux de leurs voisins.
Les femmes de la génération de ma grand-mère avaient fait du don tout un art. « Hé ma fille prend donc ces choux pour Sœur Sue »; « Emmène ce sac de noix de pécans à l’école pour l’instituteur »; « Reste ici pendant que je vais m’occuper de la jambe de M. Johnson ». Tous les enfants du voisinage mangeaient dans leur cuisine. Elles s’appelaient « Sœur » entre elles comme l’expression de ce qu’elles ressentaient et non comme le résultat d’un mouvement. Elles se soutenaient mutuellement pendant les périodes difficiles, partageant le peu qu’elles avaient.
Dans ma ville natale, les femmes de la génération de ma grand-mère apprenaient à leurs filles comment devenir des femmes. Elles leur enseignaient qu’il fallait se montrer respectueuses et exiger d’être respectées. Elles apprenaient à leurs filles comment battre le beurre et leur inculquaient le sens de l’effort. Elles enseignaient à leurs filles le respect de la force de leur corps, leur montraient comment soulever un rocher ou tuer un cochon. Leur disaient ce qu’il fallait faire contre la colique, comment faire tomber la fièvre, préparer un cataplasme, confectionner un dessus-de-lit, faire des tresses, fredonner et chanter. Elles apprenaient à leurs filles à prendre soin des autres, à prendre les choses en main, à prendre leurs responsabilités. Elles ne toléreraient pas une « paresseuse » ou une « rêveuse ». Leurs filles devaient apprendre à retenir leurs leçons, à survivre, à se montrer fortes. Les femmes de la génération de ma grand-mère étaient le ciment qui faisaient tenir la famille et la communauté. Elles étaient les piliers de l’église. Et de l’école. Elles considéraient avec méfiance et dégoût les institutions de l’extérieur. Elles étaient déterminées à voir leurs enfants survivre et bien décidées à connaître un avenir meilleur.
Je songe à mes sœurs dans le mouvement. Je me rappelle le temps où, drapées dans des tenues africaines, nous accusions nos aïeules et nous-mêmes d’être des castratrices et les rejetions. Nous faisions pénitence pour avoir dépouillé nos frères de leur masculinité, comme si nous étions celles qui les avaient oppressés… Je me rappelle l’époque du Black Panther Party quand nous étions « modérément libérées ». Quand nous étions autorisées à porter des pantalons et qu’on nous demandait de porter les armes. L’époque où nous devions faire les yeux doux à nos dirigeants. L’époque où nous travaillions comme des chiens et luttions avec acharnement pour un respect que de leur côté ils s’obstinaient à nous refuser. Je me rappelle des cours d’histoire noire où les femmes n’apparaissaient pas et des posters de nos « dirigeants » où les femmes brillaient par leur absence. Nous rendions visite à nos soeurs qui devaient assumer la charge des enfants pendant que le Frère vaquait à ses occupations ou partait, appelé par des choses plus grandes et plus importantes.
Nous étions nombreuses à rejeter le mouvement des femmes blanches. Miss Ann4 restait Miss Ann même si elle brûlait son soutien-gorge. Nous ne pouvions pas éprouver de compassion pour le fait qu’elle était recluse dans sa maison et opprimée par son mari. Nous étions, et nous sommes toujours, enfermées dans une prison bien plus terrible. Nous savions que notre expérience de femmes noires était complètement différente de celle de nos sœurs du mouvement des femmes blanches. Et nous n’avions aucune envie de nous rendre dans quelque groupe de conscientisation avec des blanches et mettre notre âme à nu.
Les femmes ne peuvent être libres dans un pays qui ne l’est pas. Nous ne pouvons être libérées dans un pays où les institutions qui contrôlent nos vies sont oppressives. Nous ne pouvons pas être libres tant que nos hommes sont opprimés. Ou tant que le gouvernement amérikain et le capitalisme amérikain demeurent intacts.
Mais il est impératif pour notre lutte de construire un mouvement des femmes noires puissant. Il est impératif que nous, femmes noires, parlions des expériences qui nous ont façonnées. Que nous évaluions nos forces et nos faiblesses et définissions notre propre histoire. Il est impératif que nous discutions des manières positives d’instruire et de socialiser nos enfants.
L’empoisonnement et la pollution des villes capitalistes sont en train de nous faire suffoquer. Nous avons besoin de nous réapproprier la puissante médecine de nos aïeules afin de nous rétablir. Nous avons besoin de leurs remèdes afin de nous donner la force de lutter et l’élan pour nous mener à la victoire. Sous l’égide d’Harriet Tubman, de Fannie Lou Hammer et de toutes nos aïeules, reconstruisons un sens de la communauté. Reconstruisons la culture du don et faisons vivre la tradition de féroce détermination afin d’avancer en direction de la liberté.
Traduction mise à disposition par le Collectif Angles Morts – anglesmorts@gmail.com
Publié en anglais en 1978 dans le numéro 9 de la revue The Black Scholar.
Dans cette interview réalisée en juillet 2005 (1), M1 du groupe Dead Prez présente la campagne « Hands off Assata » (« Ne touchez pas à Assata Shakur »), lancée suite à la mise à prix de la tête d’Assata Shakur pour 1 million de dollars par le gouvernement américain, le 2 mai 2005. Assata Shakur était classée « terroriste intérieure » par le FBI. Cette mise à prix était l’aboutissement de plus d’une décennie d’offensive des politiciens conservateurs, des lobby policiers et des milieux cubains anti-castristes. En 1998, le Congrès adoptait une résolution demandant au gouvernement cubain l’extradition de 90 réfugiés politiques, dont Assata Shakur. Après la mise à prix de 2005, les pressions pour obtenir son extradition s’intensifièrent, notamment après la passation de pouvoir entre les frères Castro. En 2013, la prime passe à 2 millions de dollars et Assata Shakur devient la première femme à figurer dans la liste des « terroristes les plus recherchés » par le FBI, 40 ans après la fusillade dans le New Jersey qui aboutit à la mort d’un flic et de Zayd Shakur (2), et 30 ans après son évasion de prison (3). La campagne « Hands off Assata », destinée à obtenir l’annulation de la mise à prix en clamant « Assata est ici chez elle », dénonçait ce qu’elle concevait comme un appel aux « mercenaires pour kidnapper et tuer » Assata, en violant la souveraineté de Cuba, et insistait sur la nécessité de faire d’Assata Shakur le symbole de la lutte, passée et présente, des communautés noires américaines contre le racisme et l’impérialisme.
Collectif Angles Morts
Il y a quelques semaines j’ai capté M1 de Dead Prez pour parler d’Assata Shakur. On a réalisé cette courte interview sur Crenshaw Boulevard, à Los Angeles, pendant une de ses pauses en plein tournage de Broken Rhyme, un film qui sortira bientôt et dans lequel il joue le rôle principal.
Pour ceux qui ne le sauraient pas, Dead Prez est l’un des groupes les plus politiques de la scène hip hop nationale. Pour eux, leur musique se situe au croisement de NWA et de P.E. Si tu ne les connais pas encore et que tu fais partie de ceux qui aiment la musique qui a un message à faire passer, alors il va falloir t’y mettre, cours chez ton disquaire le plus proche et chope tous leurs albums.
Contrairement à la plupart des artistes politiques M1 ne se contente pas de parler. Il participe à des campagnes révolutionnaires destinées à améliorer le sort de la communauté à travers tout le pays, avec des organisations nationales comme le Comité des prisonniers politiques (« Prisoners of Conscience Committee ») dont il est « Ministre de la Culture ». Il nous livre ici ce qu’il a à dire sur notre Black Panther bien aimée, notre combattante de la liberté, Assata Shakur.
Qui est Assata Shakur ?
Assata Shakur est membre de notre Mouvement de Libération Noire. Plus précisément, elle est devenue membre d’organisations révolutionnaires depuis son engagement à New York dans plusieurs organisations fondamentales, depuis le Black United Front (« Front Noir Uni ») jusqu’au Black Panther Party, où elle a mené l’essentiel de son travail politique à New York. Elle a échappé au procès des 21 Panthères destiné à enfermer 21 militants du Black Panther Party sur la base d’accusations de conspiration terroriste alors que le mouvement était à son sommet, à un moment où la tendance révolutionnaire était à rendre les coups, aux combats de rue à l’arme à feu et où l’action politique débouchait quotidiennement sur des procès.
Elle faisait véritablement partie de ceux qui étaient sur le terrain, jusqu’à ce jour où, au terme d’une opération de surveillance, elle s’est retrouvée aux prises avec des agents de la police d’État, entraînés comme des nazis, dans le New Jersey. À cette époque, le gouvernement américain avait monté de gros dossiers COINTELPRO (4) contre des gens comme Assata Shakur et le Black Panther Party, et essayait même de créer des conflits entre les Panthers de la côte est et celles de la côte ouest.
Ils étaient également informés des déplacements quotidiens des Panthers. La tension avait atteint une intensité telle qu’ils forcèrent Assata à entrer en conflit avec des agents de la police d’État du New Jersey, alors qu’elle était en voiture avec deux autres Panthers, Zayd Shakur et Sundiata Acoli. Ce jour-là, lorsque les officiers attaquèrent les Panthers, les Panthers répliquèrent. L’un des leurs fut tué et nous avons subi des pertes, celle de Zayd Shakur, assassiné par les porcs, et celle d’Assata Shakur et de Sundiata Acoli, capturés par l’ennemi et qui allaient devoir purger une peine de prison à perpétuité pour ce qui venait de se passer.
Sundiata continue de croupir dans leurs geôles, mais Assata Shakur fut libérée par la Black Liberation Army (« Armée de Libération Noire »), une organisation qu’elle a contribué à façonner selon moi.
Après sa libération, elle est partie vivre en exil à Cuba, sous la protection de Fidel Castro et du gouvernement cubain, ce qui amène à la conclusion que cette agression contre notre mouvement ne peut être séparée de l’agression contre Cuba et l’Amérique Latine.
Car il existe un immense mouvement anti-américain et anti-capitaliste qui n’a cessé de croître en Amérique Latine, un mouvement qui est à son sommet, un mouvement qui est le fer de lance de la riposte révolutionnaire. En ce sens, l’attaque contre Assata est donc aussi une attaque contre le gouvernement socialiste de Cuba. Et je pense que si nous étudions l’histoire et que nous regardons bien nos montres et observons le décompte, nous savons que Cuba sera la prochaine cible.
Le 2 mai dernier, le gouvernement américain a mis la tête d’Assata à prix pour 1 million de dollars et je sais que Dead Prez, avec un conseiller municipal de New York, Charles Barron (5), et Mos Def, a organisé une conférence de presse pour dénoncer cette chasse à l’esclave des temps modernes. En quoi Assata Shakur est-elle importante pour notre lutte ?
Le gouvernement américain a une nouvelle fois ouvertement déclaré la guerre aux pauvres et aux opprimés du monde entier. Une fois de plus, cette déclaration de guerre a pris la forme d’une mise à prix d’1 million de dollars, qui plane non seulement au-dessus de la tête d’Assata Shakur mais de tout le mouvement. Parce que la chose la plus importante que révèle cette prime pour la capture d’Assata Shakur, qu’ils appellent Joanne Chesimard, c’est qu’elle incarne la lutte de notre communauté, qui ne s’est pas éteinte. Et ils savent que l’étincelle pourrait très vite enflammer de nouveau notre communauté.
Cela revient pour eux à envoyer un message aux futurs révolutionnaires : « ne suivez pas cette voie… nous savons tous comment cela va finir ». Pour riposter à ce type d’agressions contre les nôtres, nous répondons : « Assata Shakur est ici chez elle ». Et cette idée qu’« Assata est ici chez elle » devrait être adoptée dans chaque quartier, par chaque Blood, chaque Crip, chaque Latin King, dans chaque ménage, chaque école et chaque association de Boy Scout. « Assata est ici chez elle » signifie que le gouvernement n’est pas le bienvenu dans nos vies et ne sera pas toléré tant qu’il bafouera nos droits humains élémentaires.
Donc voilà les forces en jeu, et le cas d’Assata Shakur cristallise cette opposition. Nous disons « Hands off Assata Shakur » et nous la protégerons par tous les moyens nécessaires. Nous étions représentés lors de la conférence de presse à New York, qui comme je l’ai dit monte en puissance au sein de la communauté africaine à travers tout le pays, à Atlanta, et ici même à Los Angeles. Nous sommes prêts, déterminés et capables de nous organiser très rapidement.
Des organisations comme le Malcolm X Grassroots Movement (« Mouvement populaire Malcolm X »), qui inclut le Free the Hood Committee (« Comité de libération des quartiers »), le POCC (People of Color Conference, « Assemblée des gens de couleur ») et le Grassroots Artist Movement (« Mouvement artistique populaire »), des gens comme Charles Barron et le conseil municipal, mais aussi les travailleurs du monde de la culture comme nous et Mos Def, nous étions tous rassemblés pour mettre au point une résolution demandant à ce que la mise à prix sur Assata Shakur soit annulée. Nous l’avons transmise au conseil municipal par l’entremise de Charles Barron, qui est de fait le conseiller le plus équilibré de tous ceux que nous avons pu voir au sein du conseil municipal de New York. Voilà ce qui est en train de se passer, et nous tiendrons tout le monde informé sur ce que nous allons préparer pour la suite.
Retrouvez les clips vidéos de Dead Prez sur http://deadprezblog.wordpress.com/video
Contact Collectif Angles Morts : anglesmorts@gmail.com
1. Cet entretien fut d’abord réalisé et diffusé par JR Valrey, pour la radio « Block Report » : www.blockreportradio.com
2. Voir l’entretien avec Assata Shakur, « Assata Shakur parle depuis l’exil », http://www.bboykonsian.com/Assata-Shakur-parle-depuis-l-exil_a2849.html
3. Voir le témoignage de prison écrit par Assata Shakur, « Femmes en prison : qu’advient-il de nous ? », http://www.bboykonsian.com/Femmes-en-prison-Qu-advient-il-de-nous-Assata-Shakur_a2977.html
4. Le COINTELPRO (Counter Intelligence Program) était un programme de contre-espionnage, d’infiltration, de répression et d’assassinats ciblés, dirigé contre les mouvements noirs, latinos, amérindiens et blancs radicaux.
5. Avant de devenir conseiller municipal pour le 42e district de Brooklyn, Charles Barron milita brièvement dans la section new-yorkaise du BPP puis dans diverses organisations noires.