Le 6 décembre 2011, après 540 jours de négociations, la Belgique disposait enfin d’un gouvernement. Mais dès le 2 décembre, le mouvement syndical, qui n’avait guère été enthousiasmé par la publication de l’accord de gouvernement, les mesures concernant les pensions, le chômage et les coupes dans les services publics, avait organisé une manifestation contre l’austérité ayant rassemblé entre 60 000 et 80 000 personnes : la plus grande mobilisation sociale en Belgique depuis le « pacte des générations » (réforme du système de pensions) en 2005. Puis vint la grève du 22 décembre…
Dès le 6 décembre, des mesures concrètes sont annoncées et la première concerne à nouveau le système des pensions. Il s’agit de retarder l’âge possible de la prépension de 60 à 62 ans. En réaction à cette mesure, un front commun syndical organise le jeudi 22 décembre un mouvement de grève dans les services publics. Cette mobilisation d’ampleur, bloquant le pays, a déclenché une réelle offensive médiatique contre les syndicats, soulignant « l’inévitabilité » des réformes. Dans le quotidien Le Soir du 28 décembre, Philippe Van Muylder, secrétaire général de la FGTB [1], signait une tribune titrée : « La chasse aux syndicalistes est ouverte » [2]. Et pour cause !
Une réforme « nécessaire »
Le gouvernement et son accord ont été largement salués par la plupart des grands médias : les mesures d’austérité seraient, disent-ils, « urgentes » et « inévitables ». Dès la mise en place du gouvernement et après la première mobilisation sociale du 2 décembre, le vice-premier ministre Johan Vande Lanotte lance un appel dans le journal Le Soir : « Avant même d’avoir un gouvernement, on a déjà manifesté ! On est déjà en train de préparer la grève. Ce n’est pas comme ça que marche, une démocratie ! […] Évitez de vous mettre hors-jeu ! Restez dans le jeu ! Deux millions d’affiliés… Cela donne des responsabilités » (6/12/2011). Le message est clair : la réforme est inévitable, ne manifestez pas. Les éditorialistes et journalistes des différents quotidiens francophones suivront religieusement l’avis du gouvernement.
Le 20 décembre 2011, Béatrice Delvaux, éditorialiste en chef du Soir ne mâche pas ses mots : « Les grèves, compréhensibles, ne changeront rien à la réalité et à la cruauté de cette crise ». Les réformes seraient nécessaires et inévitables ; il faudrait « s’adapter ». Les éditocrates font mine de s’attrister, mais le jugement est sans appel : « C’est ce qu’on appelle l’adaptation du modèle social, qui va de pair avec le recul social. Ces mesures nous étaient annoncées comme inévitables depuis belle lurette ». Deux jours plus tard, on peut encore lire : « Le modèle social doit s’adapter, nous n’avons plus les moyens de nos dépenses, nous devons structurellement réformer […] Elles [les réformes] sont dures, hélas inévitables, nous l’avons déjà écrit dans ces colonnes ». Le 21 décembre, Moustique (ex-Télémoustique) se demande : « À quoi bon ? Les causes semblent désespérées. » Et la Libre Belgique, deux jours plus tard, titre :
Le mouvement syndical lui-même, peut-on lire, doit se rendre à l’évidence. D’ailleurs, il le fait déjà… Selon Le Soir du 20 décembre, « Les syndicats le reconnaissent à demi-mots : la marge de manœuvre du gouvernement Di Rupo est très étroite ». Et selon la Libre Belgique du lendemain : « Il apparait aussi que le banc syndical ne sait pas encore exactement vers où l’on va, tenté par le rejet total des mesures gouvernementales, mais aussi convaincu qu’on n’y coupera pas… ». Il n’est donc « plus possible de reculer », affirme Le Soir du 20 décembre. « Le gouvernement résistera-t-il à la pression de la rue ? », fait mine de s’interroger, deux jours plus tard, la Libre Belgique. Et elle répond : « Oui. […] Il faudra exécuter la réforme des pensions telle qu’elle a été négociée ».
On l’a compris : avant même qu’elle ne se déroule, la mobilisation est annoncée comme irrationnelle, inutile et contre-productive. Certes, l’expression des grévistes est « légitime ». Mais elle est le reflet d’une « inquiétude », d’un « sentiment compréhensible », d’une « peur », et non d’une position raisonnable. Et selon l’éditorialiste de la Libre Belgique du 22 décembre, le respect du droit de grève ne relève que de la tolérance : « Nous pensons que les syndicats font fausse route en paralysant le pays. On peut néanmoins tolérer l’idée que ce droit de grève soit actionné, dans les formes, comme catalyseur du mécontentement des travailleurs en ces temps de remise à plat d’un des piliers de notre modèle social ».
Dans ces conditions, il n’est guère surprenant que les éditorialistes s’attardent, non sur le fond des mesures imposées par le gouvernement, mais sur la communication de ce dernier. Or, pontifie Le Soir du 20 décembre, « la communication du gouvernement a été nulle ». Et de préciser : l’important est donc de « dialoguer, expliquer […] Le parcours qui s’annonce est rude pour un citoyen qui, de plus, a été mis au frigo plus de 500 jours. Il faut l’accompagner ». La Libre Belgique en conclut deux jours plus tard que le gouvernement doit poursuivre « un long travail d’explication et de pédagogie », « pour faire passer des mesures délicates voire impopulaires. »
Cette campagne médiatique de soutien aux mesures ne peut donc qu’anticiper la dénonciation d’une grève « pour rien ».
Un « jeudi noir », une « grève pour rien »
La première préoccupation des médiacrates a ainsi consisté à informer sur l’ampleur et les effets de la grève, bien davantage que sur les raisons de la colère qui s’y exprimait, en recourant à un vocabulaire d’apocalypse : « Chaos en vue ! » annonce Le Soir du 21 décembre. « L’enfer des voyageurs a commencé », confirme la Libre Belgique du même jour. DH, les 20 et 22 décembre, synthétise :
Et encore :
La Libre Belgique du 21 décembre, à la « Une », porte le deuil…
… Et en pages intérieures :
La Libre Belgique donne également la parole aux « usagers » et notamment à un certain Gianni Tabbone. Auteur d’un site pour les navetteurs, il regrette le début de la grève mercredi dans les trains : « L’action (sauvage) de trop pour les usagers. […] Cette action de mercredi est absolument désolante car les usagers du train, principalement wallons mais aussi flamands, se sont fait avoir une fois de plus » (22/12/2011). Un entretien parmi les nombreux « portraits » de « simples » citoyens.
Une simple « contribution » à la création d’une opposition entre le droit de ceux qui travaillent et la « gréviculture » de ceux qui ne travaillent pas. « Bloquer une entreprise ou un service public, est-ce vraiment rendre service aux travailleurs ? Pourquoi embêter les simples citoyens ? » se demande de manière faussement naïve le journaliste de Moustique (21/12/2011).
Après l’appel de la raison – « c’est inévitable » –, cet appui à peine déguisé au gouvernement le lendemain de la grève :
Et, miracle du pluralisme :
Si le gouvernement n’a pas reculé, c’est que la grève n’a servi à rien. Le 23 décembre, deux des principaux quotidiens francophones titrent :
Et, nouveau miracle du pluralisme :
Déjà le 2 décembre, l’éditorial du Soir prévenait que les manifestations n’étaient pas utiles si répétées : « La colère et l’angoisse des citoyens face à ce monde qui bascule, aux dérapages, doivent être exprimées. Mais les manifestations tirent leur force de leur rareté et des résultats tangibles qu’elles provoquent. Faire descendre des militants dans la rue ne peut se limiter à une opération de communication ».
Trois semaines plus tard, le 23 décembre, la Libre Belgique « constate » : la grève « tombe mal. Surtout si elle s’éternise ». Ainsi, « parmi ses dommages collatéraux, la grève sauvage (mardi et mercredi) et annoncée (jeudi) sur le rail belge va alourdir les comptes […] de la SNCB Logistics ». Moustique, deux jours auparavant, avait « compris » que la crise est justement une mauvaise raison de faire grève : l’activité économique belge n’a « pas besoin de cela en ce moment ».
La condamnation médiatique de la grève s’est doublée d’une offensive contre le droit de grève et le syndicalisme.
Un droit de grève abusif, des syndicats nocifs
Dès le 22 décembre, la Libre Belgique titre son éditorial : « Un droit, pas tous les droits ». La suite confirme : « Le droit de grève est un droit fondamental mais qui ne donne pas tous les droits, n’autorise pas tous les excès ». La grève « sauvage », cette « mauvaise pratique » du mercredi, n’est « pas acceptable », illustrant les Wallons « de la pire des manières » en « prenant en otage des milliers de navetteurs ». Il faudrait ainsi que les grévistes Wallons arrêtent « de se tirer une balle dans le pied… ».
Le Soir du 23 décembre opte pour ce titre qui s’avère tout sauf anodin : « Où s’arrête le droit de grève ? ». Si Matéo Alaluf, sociologue du travail à l’ULB, essaie d’en défendre le principe, la question suivante du journaliste est claire : « Ce droit de grève donne donc tous les droits ? ». Est-ce « encore raisonnable ? ». Avec un sens aigu des nuances, Marc de Vos, membre d’un think tank influent, a quant à lui comparé les grévistes au tueur qui a fait six morts à Liège en décembre. « Ce qui s’est passé jeudi est inacceptable, parce qu’il faut respecter le droit de tous. On a le droit de faire la grève, mais on a pas le droit d’empêcher les gens d’aller travailler ». Il va même jusqu’à comparer la grève à une tuerie : « Si vous voulez capter beaucoup d’attention, faites comme ce tireur fou de Liège… C’est une logique criminelle, ça, où est la limite ? Après les blocages, les chantages, où cela va-t-il s’arrêter ? N’oublions pas que nous vivions dans un État de droit tout de même ». Cette prétendue remise en cause de l’État de droit par les grévistes offre une occasion de proposer de discuter d’une loi sur un « service minimum ».
… Et de mettre en cause, le rôle des syndicats. La « Une » de Moustique (17-23 décembre 2011) donne le ton :
Le « dossier » consacré aux syndicats par l’hebdomadaire « Télé moustique » est probablement le plus agressif de tous.
Sous le titre, « À quoi servent les syndicats ? », on peut lire ce recueil de stéréotypes « Ils aiment manifester et faire la grève. Ils n’aiment pas les patrons ni le changement. Quelles réalités se cachent derrière les clichés que charrient les syndicats ? » [3]. L’enquête promet donc d’être « objective ».
En exergue, ces questions et assertions prometteuses : « Les syndicats sont des structures archaïques et dépassées » ; « Créées au XIXe siècle, les organisations de défense des travailleurs sont-elles encore adaptées au XXIe siècle ? », « Se syndiquer, c’est ringard et inutile » ; « S’ils ne servent plus à rien, pourquoi continuer à payer des cotisations ? Un monde sans syndicat tournerait-il moins rond ? ». Et l’ « enquête » tient toutes ces promesses.
Morceaux choisis :
– Vendredi 2 décembre. C’est avec une certaine appréhension que les navetteurs se rendent à la gare. En ce jour de manifestation nationale contre l’austérité, ils craignent de se frotter à une nouvelle pagaille sur le rail. Mais c’est tout le contraire : la circulation n’a jamais semblé aussi fluide et les panneaux horaires n’indiquent aucun retard. Nulle part. Ben tiens, pense-t-on, quand il s’agit de convoyer les camarades syndiqués vers une manif, les cheminots font bien les choses…
– Sur les quais de la gare du Midi, les trains déversent des groupes vêtus de rouge, de vert et de bleu. Des manifestants sont déjà bien excités. On entend des cris et des chants. Certains navetteurs sourient, d’autres affichent une moue de réprobation. « Il y en a qui carburent pas qu’au café », nous glisse un compagnon de voyage. En quelques minutes, nous vivons l’illustration de deux images qui collent à la peau des syndicats : leur culture de la grève et celle du manifestant braillard et bourré, trop content d’échapper à un jour de travail pour venir perturber l’activité des « honnêtes travailleurs ».
– Se faire élire délégué, c’est entrer dans la caste de ceux qui sont les plus difficiles à virer. Est-ce la seule motivation à se présenter sur les listes ?
Pourtant, Moustique n’est pas le seul à enfiler des perles anti-syndicales. Le Soir du 23 décembre offre ce bijou à ses lecteurs : « Les barrages aux portes de Bruxelles ont été levés vers 10h30. L’heure de l’apéro ont médit les vilains. De l’apéro, du shopping de Noël, ou du retour à la maison jusqu’à la prochaine fois. Un jour de grève c’est un jour de grève quoi ! ».
En attendant la prochaine et probable grève du 30 janvier, nul doute que la campagne de propagande se poursuivra. Faire accepter la pilule de l’austérité, ça se travaille…
Daniel Zamora
Notes
[1] Fédération générale du travail de Belgique.
[2] À lire sur le site du Soir.
[3] À lire sur le site de Moustique.