Quelques réflexions sur l’éthique de la discussion, assorties de souvenirs personnels, après l’opération Burqa-blabla et ses invraisemblables suites
par Pierre Tevanian, 23 février
Le 7 février 2012 devait se tenir, dans l’enceinte de l’Université Libre de Bruxelles (ULB), une conférence-débat en présence de Caroline Fourest, autour de la question suivante : « L’extrême-droite est-elle devenue fréquentable ? ». Considérant le choix de cette conférencière comme particulièrement inapproprié par rapport au sujet, un assistant de l’ULB, Souhail Chichah, a organisé une “burqa pride” pour protester contre la venue d’une idéologue qui, justement, représente à ses yeux « l’extrême droite respectable ». S’ensuit un joyeux chahut, l’interruption du débat, rien d’extraordinaire donc… sauf que, dès le lendemain, la presse belge fait de ce micro-événement une affaire d’Etat, sonne l’alerte à la menace islamiste et reprend pour argent comptant le qualificatif d’ « extrême droite » adressé par Soeur Carolineà ses contradicteurs (lire à ce sujet ce compte-rendu). Quelques jours après, Souhail Chichah est menacé de représailles par les autorités académiques de l’ULB, une pétition signée par des milliers de personnes exige son renvoi, et le tout nouveau Huffington Post [1] ouvre grand ses colonnes à une lecture toute fourestienne des événements, dans laquelle Soeur Caroline se donne le trop beau rôle de l’héroïque opposante à « tous les extrémismes ». En soutien à Souhail Chichah et à tous les chahuteurs diffamés, voici quelques réflexions personnelles.
J’ai croisé une fois Souhail Chichah, vers 2005 ou 2006, dans un café parisien, sans avoir vraiment le temps d’échanger politiquement, mais sur un point au moins je partage son point de vue : l’extrême dangerosité de Caroline Fourest – j’y reviendrai.
J’ai croisé Caroline Fourest une fois, en 2004, dans une librairie parisienne, sans avoir non plus le temps d’échanger politiquement puisque, avant même que débute le débat annoncé par ladite librairie, la grande démocrate qui connaissait mes écrits a tenté de me mettre à la porte à coups de croche-pieds et d’attaque au jus d’orange – je raconterai plus loin dans quelles extravagantes conditions, mais venons-en d’abord au fait : le tragi-comique épisode Burqa-blabla, l’immense déraison raciste qui transforme un chahut somme toute bon-enfant (et en tout cas non-violent) en affaire d’Etat, le véritable scandale enfin que constituent la diabolisation et les menaces, notamment professionnelles, que ladite tragicomédie occasionne pour Souhail Chichah.
Car il faut se rendre à l’évidence. Si je n’ai croisé qu’une fois Souhail Chichah, et fort brièvement, j’ai en revanche visionné attentivement, et plusieurs fois, la bande vidéo du fameux incident de l’Université Libre de Bruxelles, et j’invite tout le monde à le faire. Car rien de ce qu’on y voit ne s’apparente à de la violence, si ce n’est la violence verbale du responsable de l’ULB à l’encontre de Souhail Chichah, ce stupéfiant aveu raciste : « J’ai toujours su que vous aviez une burqa dans la tête », si ce n’est également le corps-à-corps intimidant qu’impose Caroline Fourest à Souhail Chichah lorsque le micro lui est enfin donné pour s’expliquer, si ce n’est enfin le croche-pattes que lui fait, par derrière, Fiammetta Venner, la patibulaire compagne de Soeur Caroline – j’ai le droit me semble-t-il de la qualifier de patibulaire, après ce qu’elle m’a fait et que je raconterai plus loin !
Une première question, du coup, se pose : comment se fait-il que, dans la presse et dans le discours vengeur des autorités de l’ULB, l’opération Burqa-blabla n’ait pas été inscrite dans la lignée qui est à l’évidence la sienne : celle des chahuts estudiantins, de la performance dadaïste, surréaliste ou situationniste, celle de mai 68, celle de l’attentat patissier ? Comment se fait-il que tant de gens aient préféré, au forceps, la faire entrer dans une case qui n’est, à l’évidence, pas la sienne : celle de l’extrêmisme de droite, du commando fasciste ou du terrorisme islamiste ?
Comment se fait-il surtout que cette vision ait pu prospérer et que Souhail Chichah soit à ce titre menacé dans sa situation professionnelle, alors que tout le monde peut, sur Youtube, visionner le film des événements ? Tout, dans les images de ce film, s’apparente davantage à un chahut dada, surréaliste ou soixante-huitard qu’à un commando fasciste ou terroriste, sauf ce détail : il y a des Arabes parmi les chahuteurs.
Or, puisque nous sommes à l’université, comment cela s’appelle-t-il, en sociologie ou en science politique, lorsque, à partir d’un détail aussi insignifiant que le faciès, le patronyme ou l’origine ethnique des gens, on sur-dramatise un événement ou une situation ? Comment cela s’appelle-t-il lorsque, au seul motif qu’il appartient à une minorité ethnique, un individu ou un groupe se retrouve criminalisé, et même amalgamé aux pires figures de la violence politique, pour des faits bénéficiant ordinairement d’une tolérance bien plus élevée ?
Cela s’appelle le racisme. Je ne suis pas le premier à le dire, mais je le dis : ce qui se manifeste à l’occasion de cette affaire, ce qui se manifestera si Souhail Chichah est sanctionné par l’ULB, c’est l’islamophobie la plus sordide.
Mais ce n’est pas tout. Ce qui distingue l’opération burqa-blabla des commandos fascistes ou des milices d’intégristes religieux auxquels on l’amalgame, ce n’est pas seulement son caractère non-violent, c’est aussi sa légitimité. « Vous avez empêché quelqu’un de parler », reproche-t-on fort abstraitement aux chahuteurs et aux chahuteuses : soit, mais on peut au moins convenir que cet empêchement n’a pas la même gravité quand la personne empéchée accède à la parole publique pour la première fois et quand elle le fait pour la 1000ème fois – ce qui est à peu près le cas de Caroline Fourest, qui est en passe de devenir la figure la plus omniprésente de l’éditocratie omnisciente.
J’irai plus loin. La différence n’est pas que de degré, elle peut être de nature : perturber ou empêcher un discours mensonger et raciste, ce n’est pas la même chose que perturber et empêcher un discours intègre et antiraciste. Qui songerait, de même, à comparer les émeutiers brûleurs de voitures, qui protestent contre des crimes policiers impunis, et les milices nazies qui incendient les boutiques tenues par des Juifs ?
Or, si Caroline Fourest n’est pas une milicienne nazie, elle n’est pas non plus la journaliste intègre et la fervente progressiste qu’elle prétend être, loin de là. Derrière ses fanfaronnades alberlondresques (« des années d’enquête » malgré les « menaces » des « intégristes »), son discours est un ramassis paresseux de clichés, d’approximations et d’allégations diffamatoires – la dernière en date faisant par exemple de la féministe Christine Delphy un compagnon de route de « l’extrême droite » islamiste « anti-avortement » (cf. http://lmsi.net/Injuste-milieu). Derrière les pétitions de principe universalistes, antiracistes et centregauchistes, ce qui s’exprime est un parti-pris très droitier et antimusulman. Je n’ai ici ni le temps ni la place d’étayer ce jugement par des exemples, mais je renvoie à de nombreux écrits, extrêmement précis et circonstanciés, qui ont établi, depuis maintenant un certain temps, la nullité théorique et méthodologique, la malhonnêteté intellectuelle et la nocivité politique de Madame Fourest. L’universitaire Sadri Khiari en a fait un livre (Sainte Caroline contre Frère Tariq), l’universitaire Pascal Boniface un chapitre de son livre Les intellectuels faussaires (dans lequel il qualifie notre essayiste de serial-menteuse).
Je me permets aussi de renvoyer aux multiples – mais non exhaustives – « études de cas » que nous avons consacrées, sur le site du Collectif Les mots sont importants, à celle que nous appelons Soeur Caroline (cf. http://lmsi.net/-Soeur-Caroline-Fou…).
Bref : s’il fallait qualifier le travail de Caroline Fourest, je dirais volontiers, comme le journaliste du Monde, Xavier Ternisien (attaqué par Sœur Caroline pour ces propos, mais relaxé), qu’il se caractérise par son « peu de sérieux », par « des erreurs qui feraient honte à un étudiant en première année de journalisme », par son « manque d’enquête de terrain », ou encore par des « approximations qui font rire beaucoup de monde », des « procès d’intention », des « citations tronquées », des « montages », des « silences », des « salissures ».
Et puisque les autorités de l’ULB semblent voir dans l’opération Burqa-blabla une grave atteinte à la tradition académique de la libre discussion, j’en appelle à d’autres valeurs académiques, plus impérieuses en principe que la discussion à tout prix : l’éthique de la recherche et de la discussion, la probité intellectuelle, la rigueur scientifique, des exigences que Caroline ne cesse, depuis qu’elle a entamé sa carrière de maître-penseur multimédias, de fouler aux pieds avec la dernière des désinvoltures. Et aux noms de Sadri Khiari ou Pascal Boniface, j’ajoute les noms de Bruno Etienne, Franck Fregosi, Vincent Geisser, Raphaël Liogier et Jean Baubérot : ces cinq universitaires spécialisés dans l’étude de l’islam moderne et/ou de la laïcité ont jugé utile, il y a maintenant plusieurs années, de mettre en garde l’opinion publique, par le biais d’une tribune dans Le Monde, contre « l’obscurantisme » de Fourest, contre sa « haine viscérale de la connaissance scientifique », contre son « trafic des émotions et des peurs » et contre son usage des « raccourcis » [2].
Tout cela est notoire, mais la direction de l’ULB semble l’ignorer. Sous couvert de libre-discussion-à-l’Université-Libre-de-Bruxelles, c’est à un discours d’autorité spécieux, mal intentionné, manipulateur, qu’on a convié le public. Je soutiens donc, pour ma part, que le chahut qui a eu lieu peut être perçu comme une chance pour la liberté d’expression : Caroline Fourest n’a certes pas pu parler mais elle a parlé des centaines d’heures avant et elle parlera des centaines d’heures après, et dans le même temps une autre parole a émergé, une autre sensibilité, à laquelle des institutions comme l’ULB ne donnent peut-être pas tout l’espace de libre parole qu’elles méritent. La liberté d’expression, disait un récent manifeste auquel j’ai participé, n’est pas à défendre mais à conquérir.
Revenons pour finir à Sœur Caroline et à sa pratique du débat. Surlmsi.net toujours, on peut lire le récit édifiant du verrouillage, à coups de magouilles et de ciseaux, d’une revue au départ pluraliste : un verrouillage qui occasionna le départ des trois universitaires les plus prestigieux du Comité de rédaction : Françoise Gaspard, Eric Fassin et Daniel Borrillo (cf. http://lmsi.net/Pieux-mensonges).
On peut lire un autre récit édifiant : celui d’une formidable tentative d’intimidation à coups de courriers recommandés de Maitre Papazian, avocat à la Cour : retirez de votre site tous les textes qui me critiquent sinon je vous attaque en justice ! Nous n’avons rien retiré, car rien n’était diffamatoire, et elle n’a pas attaqué (http://lmsi.net/Apres-la-calomnie-l…).
On peut lire aussi le récit d’un Café littéraire qui s’est tenu à l’Institut du Monde Arabe, au cours duquel le public, par des questions et des critiques en bonne et due forme, pointant preuves à l’appui les contre-vérités de ses écrits, a déstabilisé à ce point la serialmenteuse qu’elle s’est mise à insulter tout le monde, y compris l’organisateur du débat, et à quitter l’assistance sans répondre à qui que ce soit. Un communiqué totalement mensonger fut diffusé dès le lendemain dans tous les réseaux politiques et institutionnels par sa compagne Fiammetta Venner, ce qui poussa l’Institut du Monde Arabe à publier un démenti officiel (cf. http://lmsi.net/Une-campagne-honteuse).
On ne trouvera pas, en revanche, car je n’avais jamais pris la peine de le raconter, la scène du croche-pattes et du jus d’orange – mais en visionnant Burqa-blabla, l’épisode ne pouvait que me revenir en mémoire ! Qu’on me permette donc de terminer par le récit un peu détaillé de cet épisode cocasse, qui à mon sens remet utilement en perspective le personnage Fourest et son éthique de la discussion.
C’était donc en 2004, au moment où le Parlement français s’apprêtait à voter la loi prohibant le voile à l’école. Caroline Fourest connaissait mes positions (anti-loi), mes arguments (publiés sur internet) et mon visage (croisé et identifié par elle lors d’un débat organisé par un syndicat enseignant). La librairie Violette & Co invitait l’essayiste et sa comparse Fiammetta pour une présentation publique de leurs photos des manifestations « provoile » (nommées ainsi par elles) puis un débat public autour de leur revue Prochoix, consacrée au CEPT (Collectif Une Ecole Pour Tou-te-s) – auquel j’appartenais.
L’invitation à cette rencontre publique avait circulé dans tous les réseaux syndicaux et associatifs, et figurait également sur la porte de ladite librairie. Je m’y suis donc rendu avec quelques amies du CEPT. Sans que qui que ce soit parmi nous n’ait esquissé, là encore, la moindre parole, le moindre geste ou le moindre regard hostile, je me suis trouvé assez vite dans une situation abracadabrante : je vois Fourest me montrer du doigt à la libraire, je vois ensuit cette libraire venir vers moi et me demander si j’ai une invitation. Je joue les idiots (car il est en réalité assez facile de deviner ce qui se passe) et je réponds très poliment que non, mais que je n’ai vu nulle part, sur les nombreuses invitations publiques qui ont circulé, qu’il fallait un carton d’invitation.
Comme la libraire persiste, m’explique qu’il faut une invitation et me demande donc de partir, je lui suggère, tout aussi poliment et candidement, de demander leur invitation à d’autres que moi, pour bien se rendre compte que je ne suis pas le seul à n’avoir lu nulle part qu’il en fallait une !
D’autres personnes assistant à l’échange confirment mon propos et obligent donc la libraire, sous peine de n’avoir plus aucun public, d’abandonner l’argument du carton d’invitation. Elle me répète simplement « S’il vous plaît », en me lançant un regard plutôt aimable mais triste et embarrassé, que je décrypte ainsi : « s’il vous plaît, nous le savons tous les deux même si nous ne le disons pas : c’est l’invitée d’honneur, Caroline Fourest, qui m’a demandé de vous virer, et personnellement je n’ai rien contre vous, mais si vous ne partez pas, ça va me mettre mal avec elle ! « .
Parce que je suis espiègle, mais aussi parce que je suis passablement choqué qu’on puisse ainsi me mettre dehors pour rien, je continue de jouer les idiots et je réponds, toujours plus aimable et candide : « Ben non, je ne vais pas partir, puisque le débat m’intéresse et qu’il est ouvert au public. Mais rassurez-vous, madame, je ne suis pas dangereux, je ne vais rien casser, je ne vais taper personne, je me contenterai d’écouter et de lever la main comme tout le monde quand la salle aura la parole. » Dépitée par mon manque de compréhension, la libraire lâche l’affaire.
Je retourne donc près du buffet retrouver une amie, élue écologiste à Paris, et discuter avec elle en attendant que le débat commence. La discussion ne dure pas longtemps puisque je suis vite coupé par un tonitruant « Oh, pardon ! » qui me fait me retourner. Je me trouve face à face avec la Fourest, qui surjoue la bécasse en me répétant « Je suis désolé, je n’ai vraiment, vraiment pas fait exprès ! ». Comme elle tient à la main un verre vide et qu’autour de moi les regards convergent vers mon dos, je finis par comprendre qu’elle vient de vider, délibérément, son verre de jus d’orange sur mon sac.
Pour confirmer cette intuition je me retourne vers ma camarade écologiste, qui me faisait face et qui a donc vu la scène, elle opine et me dit « surtout ne t’énerve pas, elle n’attend que ça », ce qui me paraît tellement frappé au coin du bon sens que je me contrôle sans difficulté et que je m’en vais chercher du Sopalin au buffet. Une fois terminée l’opération Sopalin, je retourne au buffet pour boire un, puis deux, puis trois verres de jus d’orange, avant de revenir enfin reprendre ma discussion avec ma camarade écologiste, mais badaboum ! Me voilà le cul par terre. Je me retourne et je croise le regard haineux de la patibulaire Fiammetta, un regard qui me dit en substance ceci : « Oui salopard, c’est moi qui t’ai mis une balayette, et ça ne fait que commencer ! » Je me tourne à nouveau vers la copine-témoin, qui une fois de plus opine tristement en guise de « Ben oui, elle a mis son pied ! ».
Le cul toujours par terre, une terre heureusement déjudorangisée par mes soins, je lève les yeux vers la judoka. Hilare cette fois-ci, tellement c’est gros, je lui demande, en me cognant méthodiquement l’index sur la tempe : « Mais ça va pas la tête ? » Le regard qui vient en réponse, je ne l’oublierai jamais ! Car personne, ni avant ni après, ne m’a jamais signifié, par les yeux ou par la bouche, autant de haine.
Le plus gros pour finir. La libraire invite maintenant l’assistance à quitter les lieux car, je cite, « le débat est annulé ». Les « Pourquoi ? » restent sans réponse et tout le monde quitte sagement la librairie. Des documentaristes anglaises venues filmer la rencontre me confieront plus tard, hilares (vu qu’elles me connaissent), que Fiammetta leur a dit « On annule parce qu’il y a des islamistes », et que lorsqu’elles ont demandé « Ah bon, où ça ? « , la réponse fut un index pointé sur moi…
Voilà ! Si je ressors cette vieille histoire, c’est, je l’ai déjà dit, parce que les images de Burqa-blabla, avec les provocations de Fourest et le croche-patte de Venner, l’ont fait ressurgir tout naturellement. C’est aussi pour montrer à quel point ces individus sont, fondamentalement, méchants, agressifs, prêts à tout même au ridicule pour esquiver un réel débat contradictoire, arguments contre arguments. Il me parait important de le rappeler, à l’heure où c’est au nom de ce débat arguments-contre-arguments qu’on diabolise des chahuteurs et qu’on menace, professionnellement, l’un d’entre eux.
Il va de soi, pour toutes ces raisons, que je soutiens Souhail Chichah face à tous ceux qui l’insultent ou le menacent, que je dénonce toute sanction professionnelle contre lui, et que, sans me prononcer sur la meilleure stratégie à adopter (laisser parler ou pas, chahuter ou entarter), j’appelle en tout cas à ne pas abandonner le légitime, nécessaire, urgent combat contre le venin réactionnaire et islamophobe de Caroline Fourest.
Notes
[1] Dirigé par la très féministe Anne Sinclair !
[2] Voici, in extenso, ladite tribune :
Les lauriers de l’obscurantisme
Le choix du jury du livre politique de l’Assemblée nationale s’est porté en 2006 sur l’ouvrage de Caroline Fourest (La Tentation obscurantiste, Grasset, 2005). Ce choix ne peut manquer de laisser pantois les chercheurs en sciences sociales, politologues, historiens, universitaires qui ont la faiblesse de considérer que l’intelligibilité de notre société, le présent comme le futur de ses rapports avec d’autres cultures, notamment musulmanes, mais pas uniquement, requièrent une analyse minutieuse, un investissement effectif dans la complexité du terrain.
L’intérêt des analyses divergentes d’un phénomène politique complexe et multiple dans ses expressions (l’islamisme) reposant sur des méthodes d’investigation rigoureuses, n’est évidemment pas en cause. Cette diversité de vues est éminemment souhaitable. Elle fait partie intégrante de nos ambitions scientifiques quotidiennes. Et nous sommes trop viscéralement attachés à la liberté de la recherche pour contester à qui que ce soit le droit de penser autrement. Le problème tient bien à l’intronisation officielle accordée à un pamphlet qui s’érige frauduleusement en argumentaire rationnel, alors qu’il ne repose que sur le trafic des émotions, des peurs, permettant d’ânonner des lieux communs sur l’islam et les musulmans.
Des philosophes autoproclamés, des essayistes, ont entrepris, depuis quelques années, sous couvert de la « défense des Lumières » de la laïcité, de condamner ceux qui refusent de se plier au moule de leurs catégories sectaires. Ils jettent en pâture des listes de personnes accusées de « trahir les idéaux de la République » et d’être les « faire-valoir du radicalisme islamique ». L’ouvrage de Mme Fourest appartient à ce triste genre littéraire.
Ce tour de passe-passe essayiste consiste à disqualifier comme « islamiste », c’est-à-dire comme un danger social, tout musulman refusant de se démarquer explicitement de son appartenance religieuse. Il considère comme complices tous ceux qui refusent le simplisme de ces qualifications. La vieille rhétorique conspirationniste des élites intellectuelles contre la France est remise au goût du jour. Et, sous les habits du « progressisme », elle s’abreuve ainsi au mythe de l’anti-France. Ceux qui prétendent que la réalité de l’islam politique dans le monde musulman n’est accessible que par l’analyse de paramètres multiples observés dans les dynamiques locales (régimes corrompus, démocratisation avortée, répression aveugle…) et internationales (mondialisation libérale, conflit israélo-palestinien, invasion de l’Irak, appétits pétroliers du monde occidental…) et refusent l’amalgame « criminogène » de l’islam sont mis à l’index par le tribunal des raccourcis et de l’invective gratuite.
On a longtemps fustigé les partisans du cosmopolitisme. Aujourd’hui, on dénonce la cinquième colonne de ceux qui, à propos de l’islam et des musulmans, refusent le sens commun. Pierre Bourdieu a en son temps forgé, pour cette catégorie de philosophes autoproclamés plus prompts à flatter les ventres pleins de préjugés qu’à nourrir les cerveaux, la catégorie d’ « intellectuel négatif ».
La « méthode » (éminemment non scientifique) de sélection de la « vérité » consiste à prendre pour pertinent un discours caricatural, inquisitorial, pamphlétaire, truffé de préjugés, accessoirement d’erreurs, et essentiellement destiné à dénoncer les « autres » : musulmans, islamologues refusant de se soumettre au sens commun, journalistes, hommes politiques, militants antiracistes, laïques pragmatiques.
Bien moins que la paix sociale, cette désignation de l’autre (et accessoirement de « sa » religion) permet d’éviter d’assumer ses propres turpitudes, ses propres préjugés. Elle permet d’éluder la question des alliances surprenantes entre les héros (hérauts) d’un républicanisme forcené et les nostalgiques d’une France éternellement monoconfessionnelle et mono-ethnique. Elle permet d’exploiter tranquillement, et avec la bonne conscience de la morale pseudo-universaliste, le vieux fonds de commerce de la peur de l’autre.
Pour pouvoir comprendre un phénomène, encore faut-il chercher sérieusement, étudier les composantes et les causes historiques, sociales, économiques qui ont favorisé sa percée, son essor et ses mutations. Et analyser scientifiquement – il faut le répéter en ces temps d’obscurantisme et de délation – ne vaut ni adhésion ni rejet, y compris pour l’islam ! A l’inverse, les grandes vues eschatologiques et condamnatoires, aucunement fondées sur la connaissance du terrain, comme pour ne pas s’en trouver souillé, relèvent de la passion, que ce soit l’attachement excessif ou, comme dans le cas qui nous intéresse, l’antipathie aveugle.
Au Moyen Age, l’Eglise refusait au chercheur le droit de disséquer le corps humain, de relativiser son fonctionnement : elle imposait la méconnaissance.
Si tentation obscurantiste il y a, elle est parfaitement incarnée aujourd’hui par la haine viscérale de la connaissance scientifique qui se manifeste depuis quelques années à travers des essais comme celui de Caroline Fourest. En tout cas, et pour finir, nous aurions attendu du livre politique de l’année, peut-être avec trop de naïveté, qu’il invite à réfléchir les évidences, les clichés, et non à les intérioriser plus encore.
Jean Baubérot, directeur d’études à l’EPHE ; Bruno Etienne, professeur émérite ; Franck Fregosi, chargé de recherche au CNRS ; Vincent Geisser, chargé de recherche au CNRS ; Raphaël Liogier, professeur des universités.