Photos : Laurent Guizard
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Les aciéries de Ploërmel, dans le sud de la Bretagne, font beaucoup parler d’elles. Lâchées par les actionnaires, elles ont été reprises en coopérative par les métallos en 2005. Les bénéfices de l’entreprise, spécialisée dans la production de pièces ferroviaires, vont croissant. Les aciéries embauchent et les conditions de travail se sont améliorées. Comme quoi, les salariés ne sont pas des patrons comme les autres.
Situés à deux pas de l’ancienne gare de Ploërmel, les bâtiments d’origine des aciéries locales (API), installées en 1885, abritent encore l’atelier fonderie. Sous le hangar, où pince le froid hivernal, les hommes vont et viennent, au milieu du bruit des machines et des odeurs de poussière de métal. Allumé à 4 h 30 du matin, le four, installé en 1967, crache chaque jour jusqu’à 15 tonnes de métal. Quatre fondeurs se relaient à son chevet, jusqu’à 9 h. Pour le redémarrer à 11 h, quand les tarifs de l’électricité, que le four consomme goulûment, redescendent.
« Faire de l’acier, c’est tout un art », sourit Rémi Garin, responsable sécurité des aciéries, entré dans la boîte il y a trente-cinq ans, à l’usinage. « Ce n’est pas une science exacte. Le comportement du métal change en fonction du taux d’humidité, de la température, et de nombreux autres facteurs qui font que pour maîtriser vraiment ce métier, il faut trois bonnes années de pratique. On n’apprend pas tout ça à l’école », développe-t-il. Une fois fondu, l’acier est coulé dans des moules de sable fabriqués sur place. Puis il refroidit dans des châssis presque aussi vieux que les aciéries. Les moules sont ensuite cassés et les pièces déballées. Direction : l’ébarbage (finitions des pièces) et l’usinage. Des activités déplacées sur le nouveau site, à quelques kilomètres, sur les hauteurs de la ville.
Salariés, « actionnaires » majoritaires
90 % des pièces fabriquées sont destinées au secteur ferroviaire. « Quand un TGV démarre, qu’il accélère ou qu’il freine, il semble glisser sur les rails. Aucun choc n’est ressenti. Une partie des milliers de pièces qui composent le complexe système d’amortissement et de freinage qui permet ce confort sont fabriquées chez nous », explique avec une pointe de fierté Rémi Garin. Il fait partie de la petite dizaine de salariés, très motivés, qui ont proposé et porté la reprise des aciéries en société coopérative et participative (Scop [1]), en 2005. Alors que l’actionnaire majoritaire envisageait la fermeture.
« Au départ, c’était compliqué. Comment convaincre les gens de mettre des billes, alors que plus rien ne semblait fonctionner ? On a dû faire des tas de réunions, discuter pendant des heures et des heures. » L’union régionale des Scop leur a donné un sérieux coup de main. Et leur dossier était plutôt solide. Pas de dettes, un chèque pour solde de tout compte de l’ancien patron de 1,5 million d’euros. Et de gros clients dont ils étaient sûrs.
40 personnes, sur les 80 qui restent alors pour faire tourner la boîte, décident de devenir « sociétaires ». Ils détiennent des « parts sociales » du capital, et peuvent s’exprimer et voter lors des assemblées générales sur le principe d’un homme = une voix, quel que soit le montant des parts détenues. Aujourd’hui, ils sont 56 sociétaires, pour 110 salariés au total, avec une moyenne d’âge de 37 ans, mais la proportion de sociétaires reste plus élevée dans les services administratifs que dans les ateliers. Les bénéfices se situent désormais aux alentours de 6 à 7 % du chiffre d’affaires, soit environ 450 000 euros par an. Ils ne servent pas à rémunérer de lointains et anonymes actionnaires : 60% sont réinvestis dans l’entreprise, 25% sont répartis entre tous les salariés (soit environ 1 000 euros par salarié par an) et 15% reversés aux sociétaires. Dix nouveaux postes cherchent preneurs, alors que partout dans la sidérurgie le chômage progresse. Les aciéries de Ploërmel sont souvent citées en exemple de challenge industriel rondement mené.
Liberté et contraintes
« Ce n’est pas toujours simple, tempère Rémi Garin. Pendant les six premiers mois, par exemple, nous étions en redressement judiciaire. » Dans l’usine, la motivation n’était pas toujours optimum… « On entendait les gars dire : on bosse, on bosse et si ça se trouve, dans deux mois, tout ça, c’est terminé. » Être responsable, cela met aussi une certaine pression : « On n’a pas le droit à l’erreur. Il faut que cela marche. C’est parfois lourd. » Mais il apprécie, comme nombre de collègues, l’ambiance détendue qui règne dans l’entreprise. Ainsi que la maîtrise, par ceux qui produisent, de l’outil et des investissements. « Je suis venu là parce que c’est une Scop », dit un commercial, ancien fondeur. « Je sais que si la boîte coule, ce ne sera pas parce que le riche actionnaire américain a décidé de changer l’eau de sa piscine… », sourit-il.
Aujourd’hui, ceux qui n’ont pas osé leur savent gré de la réussite. Et si l’on prend le temps de se parler – ce qui est devenu impossible dans bien des ateliers de production aujourd’hui –, on ne rechigne pas non plus à rester une heure de plus au boulot s’il le faut. « Cela n’arrive pas souvent, dit Rémi Garin. Mais si c’est nécessaire, on reste plus longtemps. Personne n’a jamais protesté contre ça. On sait bien qu’il faut qu’on soit tous investis pour que cela tourne. »
Des métiers rudes
« Heureusement que l’ambiance est bonne, parce que le métier est dur », ajoute Rémi Garin. Sous le hangar où subsiste l’atelier fonderie, la température est la même qu’à l’extérieur, le vent en moins. L’été, près des fours, il fait parfois plus de 40 °C. Les métiers de finitions, après le démoulage des pièces, sont aussi très pénibles. « Soudage, meulage, burinage, contrôle par magnétoscopie… tout cela est réalisé manuellement. C’est très physique », explique Jean-Louis Dupont, de la Caisse d’assurance retraite et de la santé au travail (Carsat), qui accompagne les aciéries depuis quinze ans. Des estimations montrent qu’avant la reprise en Scop un salarié pouvait y manutentionner entre 4 et 5 tonnes par jour ! Les ouvriers sont en plus exposés au bruit, aux vibrations et aux poussières.
« Une réflexion de plusieurs années a été engagée à partir de 1998 sur ces postes très pénibles », précise Jean-Louis Dupont. Une étude ergonomique a été réalisée. Chaque poste de travail, chaque trajet ont été pensés par les ouvriers, en lien avec Rémi Garin, la médecine du travail et la Carsat. « Tout ce travail a porté ses fruits au moment du passage en Scop », estime Jean-Louis Dupont. « Parce qu’ils étaient prêts et qu’ils étaient maîtres de leurs investissements, ils ont pu prendre cette décision de miser sur l’amélioration des conditions de travail. Mais ils ont, en même temps, amélioré la qualité de ce travail, et leur productivité. Ils ont des clients très pointilleux, qui ont suivi ces améliorations avec beaucoup d’intérêt. »
Les accidents du travail divisés par deux en six ans
Des poutres roulantes et des palans ont été aménagées pour réduire les poids soulevés. L’outillage vibre moins, et permet d’épargner les membres supérieurs des ouvriers. Les cabines de meulage sont insonorisées : « Dans les ateliers, nous avons gagné entre 20 et 30 décibels ! », détaille Rémi Garin. « Ces cabines sont aussi équipées d’un système de captage des poussières. » Des tables élévatrices et des plateformes ont été installées pour que les ouvriers ne passent pas leur journée à monter et à descendre.
Des étuves permettent d’assurer le séchage de la peinture en deux heures, contre vingt-quatre auparavant… Dernier, et non des moindres conforts gagnés : les espaces, plus clairs, sont chauffés. « Les effets sont évidents », reprend Jean-Louis Dupont : « Le nombre d’accidents du travail a été divisé par deux. Les maladies professionnelles, des troubles musculosquelettiques pour l’essentiel, ont quasiment disparu. L’absentéisme n’est plus d’actualité. »
L’entreprise a profité du déménagement pour élargir son champ d’activité et récupérer des missions auparavant sous-traitées. Une chaîne de montage spéciale a ainsi été achetée pour fournir des pièces adaptées aux grands froids des pays de l’Est. « On a récupéré ça, pour maîtriser le plus de choses possible. Les clients préfèrent. Ils nous demandent aussi de réfléchir à des conceptions de pièces moins lourdes. » À chaque fois que les pièces perdent du poids, les trains peuvent gagner en vitesse. Et comme l’objectif c’est d’aller de plus en plus vite, les aciéries doivent poursuivre leurs innovations… « On ne sait pas trop où cela va s’arrêter », dit Rémi Garin dans un sourire, avant de lâcher : « Continuez à prendre le train, cela nous fait bosser, ici. »
Nolwenn Weiler