Le génie collectif

Le génie collectif
Jérémie Piolat, Philosophe

L’Amérique latine est le seul continent où le socialisme se conjugue toujours au présent, un socialisme qui a su épouser les cultures populaires et marier la gauche et l’écologie. Une belle occasion de revenir sur le Chiapas. En 1998 des membres de L’EZLN, armée zapatiste de libération nationale, se rendirent à Paris. Nous nous trouvions alors au sommet de ce qu’avait commencé à déclencher jusqu’en Europe occidentalisée, quatre auparavant, cette guérilla mexicaine du Chiapas, apparue un beau premier de l’an d’un temps où le temps des guérillas semblait pour beaucoup révolu.

La guérilla se manifesta ici d’abord par quelques apparitions au journal télévisé, puis des articles du sous-commandant Marcos publiés dans L’Autre Journal, puis un reportage sur Arte réalisé par Carmen Castillo, et enfin le livre du même Marcos. Les Européens de l’Ouest, lisant Marcos, découvraient un langage inhabituel en matière de pratiques politiques. Y étaient présents les esprits de la forêt, les esprits des ancêtres disparus qui participaient au débat politique. Surgissait un langage poétique, imagé, puissant, autre, aux yeux des Européens. Les Européens découvraient le lien possible entre la culture traditionnelle et la résistance. Ils découvraient également la force de la culture populaire.
Marcos ne cessait de répéter à travers ses interviews et écrits qu’il n’était pas l’auteur, mais plutôt le porte-parole d’un patrimoine commun traditionnel en prise avec l’avenir et le combat implacable pour la justice. Les Européens découvraient ce qu’on appelle le génie culturel collectif et populaire : lorsque les évocations sont si puissantes, si synthétiques, si parlantes, et vont si vite à l’essentiel, qu’elles ne peuvent être le fruit d’un seul esprit ou d’une création solitaire.
Certains militants européens se sont trouvés presque au bord du précipice, presque en face de cette question : où sont nos esprits, ces petites lumières qui nous permettent de voir dans le chaos, ce feu d’images, de rêves, d’évocations, auquel nous pourrions nous ressourcer pour être, devenir et nous battre ?
Autre chose que simplement les objectifs de lutte liait apparemment les militants guérilleros du Chiapas. Et la force de ce lien leur avait permis de faire l’impensable : créer une guérilla qui défiait le pouvoir, prenait une ville, avait un code d’honneur drastique, et n’était pas laminée du premier coup. Les Indiens guérilleros avaient quelque chose à défendre, un mode de vie, une spiritualité, un attachement profond à leur terre, à leurs forêts, qu’ils refusaient d’être simplement destinés à satisfaire aux demandes du marché. Et ces forêts, leurs esprits, peuplaient de leurs mots les écrits de l’EZLN. Mieux encore, comme le disait le premier ouvrage de Marcos, ces mots faisaient appel aux fantômes et faisaient remonter l’oppression qu’ils subissaient depuis 500 ans. Les combattants de l’EZLN étaient reliés. Entre eux, à leur terre, à leur histoire, à l’avenir. Leur combat avait un sens terriblement multiple.
Lorsque les militants liés à l’EZLN vinrent en France, à plusieurs reprises, leur fût posée cette question : comment pouvons-nous vous aider ? Cette simple question tuait dans l’œuf les autres questions qu’auraient pu nous apporter le combat et la présence des militants chiapanèques : où est notre communauté à nous autres Européens de l’Ouest ? Où est notre génie collectif, capable d’exprimer ce qui compte pour nous ?
Le risque de la folklorisation pointait son nez. La beauté des textes de l’EZLN, de ses revendications, tenait donc finalement au fait que ces militants sont des Indiens et, on le sait, les Indiens ont encore une manière imagée de s’exprimer, manière propre aux peuples qui donnent aux éléments une âme, un esprit. L’idée n’était pas loin que nous avions affaire encore une fois à des primitifs et donc à des croyances primitives, agréables et jolies certes, mais si dépassées et donc incapables de nous apprendre quoi que ce soit sur notre monde et son avenir.
Interroger ce qui se cachait derrière la notion d’esprit de la forêt par exemple, comment cela peut se traduire dans un autre langage, qu’est-ce que cela offre en terme d’approche différente, nourrissante, revitalisante, de notre capacité à voir, de notre relation à notre monde vivant, tout cela ne semblait pas devoir effleurer nos esprits. L’EZLN était finalement une gentille petite et inoffensive guérilla exotique sans avenir réel, qui plaisait à la part du monde médiatique et politique située légèrement à gauche.
Comme il se devait, tout fût oublié. La question possible que nous avait ramenée la révolte du Chiapas retourna dans les poubelles du folklore exotique. La fascination pour le Chiapas n’avait été qu’une mode.
Il y a eu là une terrible occasion ratée. Car cette fois là, la puissance de la culture populaire arrivait avec la tenue de combat, de résistance, d’anticapitalisme, bref de tout ce qu’il fallait pour que le militant occidental lui accorde un peu de son écoute et comprenne que, peut-être, dans le combat contre le capitalisme, la culture populaire a un rôle à jouer et plus encore. La culture populaire, quelle que soit son expression choisie, offre non tant une spiritualité en soi, mais de véritables techniques pour apprendre à exister dans un monde qui ne serait pas capitaliste, un monde dont la seule consolation après l’épuisement privé de sens, serait la consommation.
J’utilise à volontairement le mot « techniques ». Car une technique suppose un apprentissage. Certains diront « poétiser ou re-poétiser le monde » : Oui, et poétiser le monde c’est apprendre à le sentir et donc peut être à le comprendre. Les cultures populaires constituent un ensemble de techniques vivantes pour poétiser le monde, et, plus encore, en nous référant à l’étymologie du mot, à « poïétiser » le monde, c’est-à-dire à le comprendre, exister avec lui, tout en sachant ressentir ce monde, ces processus, son étrangeté, ses exigences, sa complexité renouvelée sans cesse (dans le sens radicalement opposé au discours de Dakar de Sarkozy parlant du paysan africain à l’existence rythmée par les saisons – où tout serait toujours la même chose –, à une existence privée d’histoire et donc d’intérêt. Il y a dans ce discours, en résumé, quatre cent ans de haine occidentale contre le monde vivant dont, seule, la domination rend la présence tolérable.)
Sans culture populaire, sans arts transmis et transformés au jour le jour non dans une institution d’état mais dans la rue, en famille, il est difficile d’éprouver le sens qu’aurait une vie hors système capitaliste. C’est entre autres à partir de ce que peuvent nous apprendre toutes les pratiques culturelles populaires touchant à la naissance, à la mort, au soin, au lien avec la terre, avec sa communauté, avec la rencontre de l’autre, c’est à partir de tout cela, de cette richesse là, que l’on peut proclamer vouloir et pouvoir exister dans un monde non régi par les lois du capital.
Personne n’a inventé le Mablax sénégalais, le Chaabi maghrébin, les incroyables postures des multiples danses tziganes, tels que ces arts se pratiquent dans la rue et non seulement sur des scène professionnelles. Personne n’a inventé l’accueil que réservent aux étrangers voyageurs la grande majorité des peuples non occidentaux, et les significations profondes qui sous-tendent ces pratiques d’accueil. Personne n’a inventé l’art de se soigner avec des plantes ni celui de cultiver un lopin de terre sans le détruire.
Dans le village du Sud de la France d’où je suis issu, mon ami Bruno qui a décidé d’y rester sait tout faire pour survivre : cultiver, construire une maison, tailler les oliviers. Il sait lire le ciel et la sécheresse annoncée ou son contraire dans la posture ou la couleur d’une plante.
Dans de nombreuses régions d’Afrique, on ne laisse jamais un nouveau-né seul, pleurer dans sa chambre.
Le fait est évoqué entre autres par Amadou Hampathé Ba, au travers de son œuvre.
Pourquoi cet accompagnement ? Parce qu’on ne considère pas que la vie du nouveau-né, sa capacité à vivre, va de soi. Il règne la menace d’un esprit mal intentionné qui pourrait s’emparer du bébé, lui ôter la vie, ou sa puissance. Cela est-il faux ? Quelle idée auront de la vie les enfants qu’on a laissé pleurer, seuls, dès le troisième jour, quand on sait qu’un nouveau né qui hurle, hurle en général parce qu’il a faim ou mal ? Quelle idée cet être aura-t-il de la vie lorsqu’on n’a pas répondu à ses besoins alors qu’il était essentiellement besoin ? Lorsqu’il entendait sans le comprendre qu’il était capricieux ? Parce qu’il mettait du temps à apprendre le temps occidental, le temps salarial, et qu’il vaut mieux, on le sait, commencer très tôt cet apprentissage.
Ailleurs, on s’émeut à juste titre du travail des enfants.
Et si sous cette « croyance » de laquelle nous sommes si prompts à nous émouvoir, visualisant l’arrière salle d’un film d’horreur vaudou, se cachait simplement une autre manière d’affirmer une vérité scientifique : un enfant qu’on laisse pleurer lorsqu’il a une semaine ou que l’on sépare de sa mère dès trois mois pour les besoins du monde salarial, risque d’être habité par un mauvais esprit, enfoui au plus profond de son corps, un esprit qui lui dira : dans ce monde, on ne vient pas au secours du faible, dans ce monde il ne faut pas accorder de l’empathie pour les plus fragiles.
Personne n’a inventé, seul, cette théorie africaine des risques encourus par le nouveau né et la pratique d’accompagnement permanent des premiers mois de vie.
Jérémie Narby dans son ouvrage Le Serpent Cosmique avait démontré au fil reconstituant son propre parcours de réflexion, que les « voyages », sous nicotine ingérée, des initiés indiens, les mettant en relation avec l’origine du monde, n’avaient rien d’un délire. Le serpent cosmique que les indiens voient, en l’occurrence, a l’exacte forme de l’ADN. La pratique très cadrée, et aidée entre autres par l’absorption d’un produit, permet en fait aux Indiens de voyager non dans le cosmos, mais en quelque sorte dans leur propre corps et d’y visualiser cette part substantielle et invisible à l’œil nu de leur vie qu’est l’ADN.
Toutes ces pratiques culturelles que nous évoquons, tout cela, a été inventé par le génie populaire, inscrit dans le temps, l’écoute, le dialogue, la transmission, l’adaptation, le lien communautaire et à la terre réelle sur laquelle nous vivons. Ce génie s’appelle la culture populaire.
La culture des « cultivants » et non comme on dit ici des cultivés.
S’il faut regarder de près les cultures encore animées – quoiqu’en danger plus que jamais car, en ces temps de mondialisation, le moindre lopin d’autonomie est en guerre avec l’économie de marché mondialisée –, c’est parce qu’elles peuvent nous apprendre ce que nous n’avons plus ici, en Europe occidentalisée.
La présence des « autres » non occidentaux est un cadeau ou une ruse de l’histoire. Il faut nous intégrer aux immigrés et aux cultures populaires qu’ils portent encore. Non pour devenir l’autre, mais pour prendre la mesure de ce dont nous, Européens, avons été lestés et le reconquérir.
Il nous faut aussi apprendre notre histoire à hauteur de peuple et d’hommes : dans quelle mécanique s’inscrit ce que nous vivons et quand cela a-t-il commencé ? Savoir et apprendre à penser que cette mécanique s’est mise en place il y a plus de quatre siècles pourra nous aider à nous relier à nous-mêmes et à notre histoire, notre temps, nos sentiments de solitude, de dépassement face au discours de la crise de la dette et de l’austérité et aux promesses de tiers-mondisation même du Nord.
Oui, nous avons à re-poétiser le monde, c’est-à-dire à le faire naître avec nous, à le comprendre, le sentir, sentir l’importance de tout ce que le capitalisme déconsidère et nous dresse à déconsidérer depuis notre naissance et la naissance des ancêtres de nos ancêtres.
Alors, nous pourrons commencer à nous « démoderniser », c’est-à-dire à cesser d’être des maillons technologiquement améliorables, isolés et jetables, de la mécanique du marché qui, il y a quatre siècles, commença à inventer ici, Europe, en supprimant les terres communes, l’interdiction de l’autonomie alimentaire, du lien à la terre et de l’art de la fêter pour ne pas perdre la fragile capacité à la sentir, à nous unir et comprendre et respecter les incontournables règles et cycles du monde vivant dont nous sommes part.
Le combat contre le capitalisme mondialisé, capitalisme dont nous assistons aujourd’hui au véritable triomphe préparé – et dénoncé en vain – depuis plus de 20 ans, ne pourra se passer de notre saut dans le précipice qu’est la destruction d’à peu près tout ce qui rend la vie ici-bas digne d’être vécue : les cultures dont nous sommes les acteurs et les créateurs jamais seuls.
Ce saut et l’abîme nous grandiront.
Une simple question approche. En ces temps de crise forcée et de menaces de famine, et aussi absurde cela pourra-t-il sembler au premier abord, ne faudrait-il pas, à l’heure où l’économie de marché menace de ne plus pouvoir nourrir personne, imaginer comment mettre en marche la réparation de la destruction initiale et fondatrice de la colonisation capitaliste et de la destruction de nos cultures populaires ? : dans chaque village, et même chaque quartier de ville, la recréation des terres communes. ■

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