Rencontre du moment « Occupy Wall Street »

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Témoignage d’une amie québécoise partie à la rencontre du moment « Occupy Wall Street »

Résonances impressives … rapporter-traduire-transposer, quelque chose qui se trame sous le présent, la singularité d’une langue commune qui s’invente par plis, par localisations capacitances, par re/dé-prises. A chaque fois essayer de rendre compte qu’il se passe quelque chose et non pas rien, quelque chose qui traverse …

M.V.

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« C’est l’histoire d’un Allemand de l’Est qui doit aller travailler en Sibérie. Il sait que son courrier va être lu par la censure, alors il dit à ses amis : on va se donner un code. Si la lettre que vous recevez est écrite en bleu, ce que je dis est vrai. Si elle est écrite en rouge, ce que j’écris est faux. Au bout d’un mois, ses amis reçoivent une première lettre  –écrite en bleu. Ça dit : tout est merveilleux, ici. Les magasins regorgent de nourriture, les cinémas passent de bons films de l’Ouest, les appartements sont grands et luxueux. Le seul truc qu’on ne trouve pas, c’est de l’encre rouge. »

Cette histoire, c’est  Slavoj Zizek  qui la raconte, monté sur un banc dans un parc, avant de conclure : « C’est comme ça qu’on vit. On a toutes les libertés qu’on veut. Mais on n’a pas d’encre rouge. » On est au début du mois d’octobre à Zuccotti Square, et il fait beau.

Ça, c’est le début. Mais avant ça, il y a le tout début. On commence tout juste à entendre parler de la bande d’excités qui a décidé d’occuper ce bout de parc même pas devant Wall Street. À l’émission de Keith Olbermann, sur Internet, on ne voit que quelques tams-tams et trois jeunes gens chevelus qui font des déclarations à l’emportepièce; alors forcément, on est un peu sceptique. Mais deux semaines plus tard, comme ils sont toujours là et qu’on doit se rendre à New York, on se dit qu’on va aller voir ce qui se passe vraiment, parce que de tout là-haut, au Nord, où on vit, ce n’est vraiment pas très clair.

Le voyage commence à la Brooklyn Academy of Music, qui présente la nouvelle mise en scène de l’Opéra de quat’sous par Robert Wilson. La violence du texte de Brecht résonne étrangement face au public entenue de soirée et à l’opulence de la salle aux colonnes ouvragées;jusqu’au moment où Macheath prononce: «Was ist der Einbruch in eine Bank gegen die Gründung einer Bank?» («Qu’est-ce que le cambriolage d’une banque, comparé à la fondation d’une banque ?»). Et là, tonnerre d’applaudissements. Évidemment, ça vient plutôt du poulailler, mais ça y est, on est dans le moment, le théâtre est occupé.

Le lendemain, on trouve son chemin jusqu’au site d’Occupy Wall Street. Stupéfaction en arrivant devant la place. On ne s’attendait pas à voir tant de monde. Tant d’hommes, de femmes, de jeunes, de vieux. Assis, debout, allongés, ils occupent chaque petit coin d’espace avec tout le poids de leur humanité, et on sent que, comme la crasse incrustée sous les ongles des enfants, ils ne se laisseront pas déloger de sitôt. On pense à l’armée de clochards que Peachum menace de poster sur le chemin de la reine, mais non, ce n’est pas ça du tout; les gens qui sont là font peur parce qu’ils ressemblent à tout le monde, ce tout le monde qui est à un doigt de la faillite, à un chèque de paie de ne pas pouvoir payer le loyer.

Partout, les gens tiennent des pancartes, souvent écrites à la va-vite. « We are the 99% » revient souvent, mais aussi : «Lost my job, found an Occupation», ou «I just woke up, I won’t fall back asleep».

Des bribes de conversations qui fusent autour de la place, on retient l’urgence, et surtout un immense espoir. Un peu plus tard, on lira des centaines de témoignages parmi les milliers qui sont postés sur le blog tumblr We are the 99%. Les histoires se répètent, en une succession implacable qui donne le tournis : la dette accumulée, les études sans débouchés, les coupes de salaires au fil des ans. Et dans les regards photographiés, la lumière creuse qui rappelle les clichés de Walker Evans.

On s’émerveille que tant de gens soient sortis de chez eux, simplement parce que ça suffit. On n’a plus envie de repartir, on veut rester, rivé à son petit bout de pavé. L’occupation comme un lierre qui sort de terre et grimpe le long de la jambe.

À Zuccotti Square, tout est fait pour donner envie de rester. Il y a une cuisine, qui distribue des repas gratuitement, approvisionnée entre autres par la pizzeria du coin qui reçoit des appels des quatre coins du pays de gens qui veulent soutenir le mouvement; une bibliothèque impressionnante (on ne sait pas encore que dans un peu plus d’un mois, la police jettera à la benne sans sourciller les 4 000 volumes de la People’s Library); des ateliers de formation qui ont lieu régulièrement un peu partout sur la place.

Puisqu’on est là, on en profite pour confectionner quelques affiches au pochoir  – une manière comme une autre d’ajouter sa petite pierre à l’édifice. On est en train d’œuvrer, quand un homme à la barbe poivre et sel vient nous demander très gentiment de faire bien attention, de ne pas mettre de peinture sur le bitume. Ça lui tient à cœur; le petit bout de place, c’est chez vous, c’est chez lui, vous voyez. Pendant ce temps, des crusty punks armés de gants de latex et de sacs poubelle transparents font du tri sélectif en se demandant si les cartons de pizza, ça se recycle.

Plus tard, à Washington Square Park cette fois, on assiste à un meeting. Là encore, la taille de la foule impressionne. Pour se faire entendre, et parce que la loi interdit à New York l’utilisation d’instruments d’amplification, les phrases de l’orateur sont répétées par la foule et se propagent par vagues, de groupe en groupe, jusqu’aux extrémités du rassemblement. On avait entendu parler du procédé, sans trop y croire, mais vu à l’œuvre, l’ingéniosité du système bouleverse. L’orateur, parce que chacun de ses mots est répété, est forcé de les choisir soigneusement et doit être concis. Chaque auditeur, parce qu’il répète les mots de l’orateur, les entend et les fait siens. Le rythme est lent, laborieux diront certains, mais donne à la parole un poids qu’elle n’aurait pas dans un micro.

La voix du peuple est un instrument puissant. Devenue une espèce d’emblème des mouvements d’occupation, cette méthode est maintenant régulièrement utilisée pour interrompre des discours amplifiés et faire passer un message à des gens qui normalement ne l’écouteraient pas. On pense à la merveilleuse intervention d’un groupe de parents au Panel for Education Policy à New York,  ou plus récemment, à l’interruption d’une allocution de Barack Obama dans le New Hampshire.

En quelques semaines, le human mic s’est imposé partout – même dans des lieux comme Montréal, où l’usage de l’amplification électrique est possible – à cause de son pouvoir fédérateur. Et aussi dans la rue, pour dénoncer des actions de brutalité policière par exemple, ou pour simplement faire entendre sa voix, comme cette explosion de joie entendue sur le pont de Brooklyn le 17 novembre au soir – on célèbre alors le deuxième mois d’existence du mouvement Occupy – quand un jeune homme, après avoir lancé l’appel « Mic Check ! » pour attirer l’attention de la foule qui l’entoure, crie, répété par des dizaines de voix à l’unisson : « This is… the most amazing day… of my life ! »

Le retour à Montréal se fait comme dans un rêve. On sent qu’on a mis un pied dans l’histoire, et qu’on ne va plus reculer. On n’ose pas y croire tout à fait; on se pose la question de l’engagement – jusqu’où, comment – on pense à ces hommes et ces femmes qui ont tout quitté pour aller combattre le franquisme en Espagne. On repense à la Commune de Paris, et fatalement, aux représailles sanglantes qui ont suivi. Les vers de la chanson reviennent à la mémoire : « Ça branle dans le manche, les mauvais jours finiront. Et gare à la revanche, quand tous les pauvres s’y mettront ».

Quelques jours plus tard, c’est l’occupation de Montréal qui se prépare. On se rend un soir au Square Victoria pour une des assemblées générales préliminaires à la journée de rassemblement mondiale prévue le 15 octobre. Là, la quarantaine de personnes réunies ressemble à une poignée de fourmis face à l’immensité de la place et à la hauteur des gratte-ciel qui l’entourent. On oscille entre l’envie de fuir parce que de toute façon c’est foutu d’avance, et celle de rester quand même, pour savoir qui est là, ce qui va se dire. On scrute la foule en se demandant où sont les policiers en civil. On se sent observée, dévisagée. Pour la première fois, on se demande si on a une tête de flic. Pendant la réunion, il est essentiellement question de logistique, de l’heure à laquelle on va apporter les tentes. Le début de l’occupation est prévu pour l’après-midi, mais le  Journal de Montréal a annoncé que ça commencerait à 9 heures. Il va falloir arriver tôt. Un type s’en va, agacé qu’un autre l’ait appelé camarade. « C’est pas avec ton « camarade »que tu vas rejoindre le 99 % », rage-t-il en enfourchant son vélo. In petto, on approuve. Et quand un peu plus tard, on remonte sur le sien pour quitter la réunion, on ne sait pas trop quoi penser, sauf que c’est sûr, le 15 octobre, on y sera.

La suite est de notoriété publique. Le 15 octobre, les 230 tentes, la préparation pour l’hiver qui s’en vient, les yourtes, les structures de bois montées puis démontées sur ordre de la Ville, la cohabitation parfois difficile avec certains sans-abris, les problèmes de violence montés en épingle, avec une délectation qui écœure, par les médias… On n’habite pas le village de la place du Peuple – la vie d’avant continue à s’accrocher de ses mille petites griffes – mais si on revient, toujours, c’est pour les assemblées générales où les décisions, bon an mal an, continuent à être prises par consensus. Et c’est merveille de voir tous ces humains faire des efforts surhumains pour s’écouter, s’entendre et laisser une voix à chacun.

C’est ce soin infini que chacun met dans sa parole pour proposer, travailler, amender, qui émerveille encore, quelques semaines plus tard à New York.

Zuccotti Square cette fois est quasiment vide, la police a bien fait son travail, et les employés des propriétaires de la place ont même installé des petites lampes de Noël dans les arbres. Mais malgré les barrières de métal et malgré les gardiens de sécurité, tout au bout de la place, l’assemblée générale de la ville de New York est en cours.

Et ce soir-là, au milieu des lumières qui clignotent, on comprend que toute la répression du monde n’y fera rien. Ce n’est que le début, un nouveau langage est en train d’être inventé, on apprend à fabriquer l’encre rouge.

Hermine Ortega

Occupy Everywhere

hermineortega@yahoo.com

http://www.alterites.ca/vol8no1/pdf/Ortega_81.pdf

http://www.lilloux.com/wp-content/uploads/2011/11/jay_z-occupy_wall_streets-2-skeuds.jpg

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