Farida Aarrass se bat pour la libération de son frère, Ali Aarrass, un belge d’origine marocaine condamné à 12 ans de prison pour « actes terroristes ». Ce récit est celui d’une militante, consciente qu’elle ne se bat pas pour un cas isolé mais contre un fonctionnement politico-diplomatique qui détruit des vies pour entretenir le « péril terroriste » et les bonnes relations avec un régime non démocratique.
Ali Aarrass : un combat contre l’injustice marocaine et belge. Entretien avec Farida Aarrass
Sylvia Nerina 21 octobre 2012
Farida nous livre ici le récit de ce combat contre l’injustice. Car ce récit, celui d’une sœur qui se bat pour son frère, est aussi celui d’une militante consciente qui nous explique comment le cas de Ali Aarrass n’est pas isolé, mais l’exemple d’un fonctionnement politico-diplomatique qui détruit des vies pour entretenir le « péril terroriste » et les bonnes relations avec un régime non démocratique. Elle nous décrit comment le Maroc prétend combattre ce terrorisme par tous les moyens, y compris par la torture, avec l’aval ou l’indifférence des pays occidentaux. Un témoignage qui montre comment, au-delà du cas de son frère, ce sont des dizaines de ressortissants européens d’origine marocaine qui font les frais de cette « realpolitik ». Des histoires d’êtres humains abandonnés par leur pays parce que leur double nationalité fait d’eux des citoyens de seconde zone. Entretien réalisé par Sylvia Nerina.
Qui est Ali Aarrass et de quoi est-il accusé ?
Farida Aarrass : Ali est un belge d’origine marocaine qui a la double nationalité. Quand on est Marocain on a cette nationalité collée à notre peau jusqu’à la fin de notre vie. Ali est arrivé en Belgique à l’âge de 15 ans pour vivre avec notre mère, je les ai rejoins plus tard. Après le divorce de nos parents, nous avons été élevés par des religieuses catholiques dans la petite enclave espagnole de Melilla (ville autonome espagnole située sur la côte nord du Maroc, héritage de la période coloniale, ndlr.). Il s’est installé ici et est resté 28 ans. Il était indépendant et tenait une librairie-papéterie qui vendait du matériel informatique, qui a bien fonctionné. Les affaires allaient plutôt bien. Une fois la nationalité belge acquise, il a fait son service militaire. Sa vie était sereine, c’est un homme affable, qui avait beaucoup d’amis. C’est un homme très généreux qui n’a jamais refusé l’aide à quelqu’un dans le besoin.
Comment se sont déroulés les faits qui ont amené à son emprisonnement ?
F. A : En 2005, il retourne à Melilla vivre auprès de son père et se met en affaire avec un autre membre de la famille. C’est en novembre 2006, qu’il est arrêté pour la première fois sur son lieu de travail. Il ne comprend pas ce qui lui arrive et les gardes civiles qui l’emmènent ne lui en disent pas plus. Il ne sait d’ailleurs pas que depuis son retour à Melilla il a été mis sur écoute. Ce n’est qu’une fois à Madrid, alors qu’il est interrogé par la police espagnole en présence de représentants français, qu’il comprend qu’on le soupçonne de trafic d’armes entre la Belgique, la France et l’Espagne.
La famille n’est pas informée de son arrestation et il est interrogé pendant quatre jours. L’interrogatoire démontrera que rien ne le lie aux faits dont on le soupçonne. Mais après sa libération, un mandat d’arrêt est quand même envoyé par le Maroc. Ali est forcé de rester dans la petite enclave espagnole, où il doit signer une feuille de présence chaque semaine au tribunal.
Cela durera deux ans et le 1er avril 2008, il sera à nouveau arrêté sur son lieu de travail et emmené à Madrid. De nouveau, la famille est laissée sans nouvelles pendant plus de deux semaines.
Ali Aarrass est un citoyen belge ; est-ce que le gouvernement belge est intervenu en faveur d’un de ses ressortissants ?
F. A : Pas vraiment. Lors de son arrestation en 2008, j’ai fait appel au ministère des affaires étrangères pour avoir au moins un minimum d’information. C’est là qu’on m’a informé qu’il était dans un centre pénitencier de Madrid et qu’il avait un avocat, mais ils n’ont rien fait d’autre et ne m’ont même pas renseigné sur les chefs d’inculpation contre mon frère.
Plus tard, j’ai sonné à toutes les portes pour qu’il bénéficie de ce minimum d’assistance consulaire à laquelle chaque ressortissant belge a droit. Mais à chaque occasion au cours de ces démarches nous avons pu constater qu’un « ressortissant belge » et un « ressortissant belge d’origine marocaine » ne sont pas considérés par les autorités de la même manière.
Si l’arrestation était sans fondement, comment ont-ils pu le détenir impunément aussi longtemps ?
F. A : Le Maroc, qui est à la base de la seconde arrestation de 2008, avait 40 jours pour démontrer qu’il y avait des raisons valables à celle-ci et obtenir son extradition de l’Espagne vers le Maroc. Pendant cette période, nous avons eu très peur pour Ali. Nous connaissons les conditions de détention au Maroc.
Au bout des 40 jours, la Maroc n’avait toujours pas réussi à justifier son arrestation. Leur seule argumentation était une série de faits énoncés, pour lesquels ils n’avaient ni témoins, ni preuves.
En mars 2009, le juge Baltazar Garzon a prononcé un non-lieu. Pour la justice espagnole, rien ne justifiait qu’on poursuive plus loin les tentatives de lier mon frère aux soupçons terroristes pour lesquels on le poursuivait.
Il a donc été relâché ?
F. A. : Non, malgré le non-lieu, le Maroc a réitéré sa demande d’extradition et Ali a été maintenu emprisonné, toujours dans des conditions d’isolement.
Nous, sa famille, ses amis, avons mis la pression d’un point de vue légal et médiatique pour éviter cette extradition. Mais celle-ci a quand même eu lieu, en catimini, sans prévenir ni la famille, ni les avocats, ni les autorités belges.
Les autorités belges ont-elles, à un moment où l’autre, fait le moindre geste pour tenter d’éviter cette extradition ?
F. A. : C’est une question compliquée. On peut se demander quel a été le rôle des autorités belges. Alors qu’Ali était détenu depuis des semaines et que les autorités belges n’étaient jamais intervenues, sinon pour nous transmettre de maigres informations, voilà qu’ils décident de lui rendre visite. Et comble de malchance, les représentants belges qui devaient voir mon frère sont arrivés à la prison le lendemain de son extradition. Une extradition dont ils prétendent ne pas avoir été mis au courant et qu’ils n’ont pu « malheureusement » que constater parce qu’ils se sont rendus sur les lieux justement le lendemain de celle-ci.
La Belgique est un pays qui continue à prétendre qu’il n’y a plus de torture au Maroc. Ils prétendent qu’il faut faire confiance à la justice espagnole et marocaine… Selon moi, la Belgique l’a en fait complètement abandonné.
Pourquoi un tel acharnement de la part du Maroc ?
F. A. C’est difficile d’affirmer quelle est la logique derrière toute cette injustice. Mais les faits sont là et il semble que la Maroc opère une importante propagande « anti-terroriste » dont des Européens à la double nationalité font les frais. En prison, tous ne sont pas en isolement, et beaucoup de prisonniers ont pu communiquer avec l’extérieur. Il y a des centaines d’Européens d’origine marocaine, venant de pays différents : Hollandais, Espagnols, Français, Italiens… Et tous témoignaient de la même incompréhension. Chacun dans sa langue dit « je ne comprend rien, je ne sais pas pourquoi je suis ici ».
L’impression de « piochages » à l’aveugle pour maintenir la peur du « terrorisme au Maroc » est très forte. Le Maroc semble avoir absolument besoin de suspects à accuser de terrorisme entre lesquels on crée des liens et pour donner plus de poids à cela on invente des connections internationales en emprisonnant des gens venant de plusieurs pays.
Il y a des règles archaïques dans la constitution marocaine, inscrites « au nom de l’Islam ». Mais dans le même temps le pouvoir persécute les islamistes, ou les prétendus tels. Est-ce une contradiction ?
F. A. : Quoi qu’il y ait dans la constitution marocaine, le Maroc n’est pas un pays qui respecte l’Islam. Un pays qui torture et perpétue des injustices ne peut pas le faire au nom de l’Islam. Mais il veulent donner une « bonne image » à leurs partenaires occidentaux et pour cela ils n’hésitent pas à diaboliser et arrêter des gens. C’est une politique de la peur. Ils arrêtent des gens venant de différents pays pour démontrer le danger de réseaux internationaux et se poser ainsi en barrage efficace contre ce danger.
Est-ce qu’il y a eu une justification officielle du refus d’aider un ressortissant belge détenu au Maroc ?
F. A. : Nous avons interpellé le ministre des affaires étrangères de l’époque, Steve Vanackere sur la question de l’extradition. Nous lui avons demandé ce qu’il allait faire pour assurer la sécurité de mon frère, un ressortissant belge injustement détenu au Maroc dans des conditions contraires aux droits de l’homme. Celui-ci nous a répondu comme à des enfants impertinents. Il a profité du fait que la question était posée dans le cadre d’une conférence publique pour balayer nos questions du revers de la main en invoquant le fait que c’était hors sujet, allant jusqu’à me traiter de personne « malpolie ». Nous avons tenu bon et lui avons demandé un rendez-vous pour pouvoir en parler « dans le cadre adéquat », mais il nous a répondu que quel que soit le cadre, sa réponse serait la même et que de toute façon la Belgique n’interviendrait pas.
Zoé Genot (députée Ecolo, ndlr.) a fait une interpellation parlementaire et a obtenu la même réponse. Si Luk Vervaet n’avait pas rédigé une demande pour prendre en considération le cas de Ali Aarrass et n’avait pas couru après les signatures, aucun document officiel n’existerait sur notre situation.
La Belgique était-elle empêchée d’intervenir ?
F. A. : Non, ils auraient pu faire quelque chose, ils auraient pu exiger la protection de ce citoyen. Pendant la même période, cinq ressortissants belges étaient détenus en Iran. Mais ceux-ci étaient des Belges « de souche », pas des citoyens de seconde zone d’origine marocaine ou iranienne. La Belgique a réussi à les libérer et à les ramener en moins d’un mois. Il y a une différence de traitement qui est inquiétante. Certaines personnes s’en rendent compte, mais la majorité garde encore une confiance injustifiée dans le gouvernement belge. Ils ne se rendent pas compte que ce qui est arrivé à Ali pourrait arriver à n’importe qui et que n’importe quel ressortissant belge d’origine marocaine pourrait être abandonné à l’injustice du Maroc sans que la Belgique ne fasse quoi que ce soit.
Tout est lié. On est face à un racisme institutionnel. Ali pouvait se considérer comme Belge à part entière, mais pour les autorités, un Belge d’origine marocaine n’est qu’un citoyen de seconde zone pour lequel il ne faut pas gâcher les bonnes relations diplomatiques.
Après l’extradition au Maroc, Ali a-t-il subit la torture ?
F. A. : Je ne veux pas vraiment m’étendre sur la torture qu’a subit mon frère. C’est relaté dans d’autres articles et ça reste très douloureux d’en reparler à chaque fois. Mais oui, il a été torturé, à plusieurs reprises.
En 2010 il a été amené à Témara (centre de torture près de rabat, utilisé par la police secrète pour exercer la torture sans contrôle aucun. Le Maroc nie l’existence de ce centre, pourtant bien réel, ndlr.). On l’a jeté dans une cave comme un objet et il a été « interrogé » pendant douze jours. Après avoir espéré mourir pour que la torture s’arrête, il a inventé des réponses. Alors que ses tortionnaires lui demandaient des informations sur une planque où trouver certaines armes, il leur a donné la seule adresse qu’il connaissait, celle d’une tante paternelle, adresse se trouvant être assez distante, sachant que le temps de vérifier lui donnerait un répit. Lorsque la police a vu qu’il n’y avait pas d’armes, ils l’ont amené dans les bois et l’ont torturé et humilié.
Le pire, c’est que la justice marocaine fait comme si cela n’existait pas. Lorsque des procureurs ou des médecins rencontrent mon frère, ils font comme si il n’était pas dans un état physique lamentable. Lorsqu’il a montré les marques de torture sur son corps au procès, cela n’a pas été pris en considération.
La justice Marocaine a condamné Ali à 15 ans (réduit à 12 en appel) en se basant sur des documents – des aveux – qu’il aurait signés.
F. A. : Ces documents sont des faux. Certains ont été signés sous la torture, d’autres par mensonge, et sur d’autres, la signature d’Ali a été tout simplement scannée et apposée.
Après les 12 jours de garde à vue pendant lesquels il a été torturé, Ali a rencontré un procureur marocain et ensuite un juge d’instruction. Celui-ci est un des premiers à lui avoir parlé avec gentillesse et compréhension. Après quoi, il lui a fait parapher le résultat de ces auditions, rédigées en langue arabe classique. Ali ne lit pas l’arabe classique. Ces « auditions », dont il ne connaissait pas le contenu et qu’on ne lui a pas traduites serviront à la condamner à quinze ans de prison. Lorsqu’on consulte ces auditions, on peut voir que quelqu’un a sur-signé le paraphe d’Ali avec une signature signifiant « Ali Aarrass » en langue arabe classique.
Ce n’est pas la seule pièce fausse du dossier. Lors du procès en appel, le procureur a utilisé trois documents signés par des médecins légistes attestant qu’il n’y avait pas de traces de torture sur son corps. Ces documents portaient aussi la « signature » de Ali.
Il faut savoir que mon frère n’a jamais rencontré ces médecins. Il avait par contre précédemment été entendu par le directeur de la prison et son adjoint soit disant pour parler de la torture qu’il avait subit. Il a ensuite de nouveau signé un document en langue arabe sensé être le compte-rendu de son témoignage. C’est cette signature, en caractères latins, qui a été scannée et on la retrouve sur sur les certificats des médecins affirmant que Ali avait été ausculté et ne portait aucune marque indiquant qu’il aurait été torturé.
Si la justice belge n’a rien fait, n’y a-t-il pas eu d’interventions d’organismes internationaux ?
F. A. : Oui, bien que très peu et très tard. Des représentant du conseil de l’ONU ont rendu visite à Ali avec un médecin légiste qui a attesté des traces de torture inhumaine qu’il a subit. Amnesty International aussi est intervenue, mais trop tard pour éviter l’extradition.
Mais qu’ils soient intervenus tôt ou tard, le Maroc agit de toute façon à sa guise. Le Comité des droits de l’homme de l’ONU avait ordonné à l’Espagne de suspendre l’extradition, car illégale, mais celle-ci a quand même eu lieu.
Maintenant il faut épuiser tous les recours de la justice marocaine, même si nous savons que c’est sans espoir. Une fois que cela sera fait, nous pourront faire officiellement appel aux autorités internationales. Sauf si la cour de cassation casse le jugement, mais cela révèle de l’irréel.
Cependant, on sent que le seul espoir légal réside à ce niveau. Par exemple, lorsque Ali a décidé de porter plainte auprès de l’ONU contre un adjoint qui l’a menacé pendant la nuit, le directeur a tout fait pour que cette plainte soit retirée. Il n’a pas réussi à la faire retirer ou à la faire disparaître et celle-ci va rejoindre les autres plaintes adressées à l’ONU. Ça semble être la seule chose qui peut les inquiéter.
Ce combat dure depuis 7 ans et semble devoir encore durer longtemps ; comment le vis-tu ?
F. A. : C’est très difficile, mais on n’a le choix qu’entre deux comportements ; flancher et se dire que tout est perdu ; pour moi, pour mon frère, pour tout le monde. Ou alors tenir. Et ça c’est possible grâce à tous ceux qui sont autour de moi.
Ali croit que toute l’énergie et la solidarité autour de sa situation ne le sauveront peut-être pas, mais il considère que cette solidarité compte plus que tout. Il veut que son combat continue pour servir à d’autres après lui, c’est pour ça qu’il nous demande de ne pas lâcher prise.
Pour suivre l’affaire et participer aux mobilisations de soutien :
http://www.freeali.eu
Pour écrire des lettres ou des cartes de soutien à Ali :
Ali Aarrass : Prison de Salé II, Ville de Salé – Maroc.